Google et son audacieuse tentative de révolutionner la médecine traversent une zone de turbulences. Depuis l’année dernière, de nombreux cadres supérieurs ayant participé au lancement de sa startup spécialisée dans la recherche biologique ont démissionné. Parmi ces anciens employés, certains n’hésitent pas à exprimer clairement la raison de leur départ de Verily Life Sciences : d’après eux, il serait extrêmement difficile de travailler avec son CEO, Andrew Conrad. Verily, un des moonshots de Google (c’est le petit nom qu’ils donnent à leurs grands projets), explore des pistes ambitieuses – et parfois même radicales – qui pourraient mettre des années avant de produire le moindre résultat. Ce poids lourd en devenir de la Silicon Valley a attiré l’élite des scientifiques, des ingénieurs et des analystes de données américains, et Verily a fait le buzz en annonçant certains de leurs projets aux accents futuristes. Au passage, la société n’a pas manqué d’attiser la jalousie de ses concurrents, qui observent nerveusement son démarrage en grande pompe assorti d’un financement virtuellement illimité.
Andy & Co.
Depuis son lancement il y a trois ans, l’entreprise fonctionne à l’abri des regards et soigne son image. Ses anciens employés affirment que parler à un journaliste sans autorisation expresse de la hiérarchie suffit pour être licencié. Au cours de nombreux entretiens, des intimes de Conrad et certains de ses anciens collègues m’ont dit que Google avait confié son projet de biotechnologie à un homme impulsif et prompt à la discorde, dont les pratiques repoussent les meilleurs éléments et ouvrent la voie à la concurrence. Ils m’ont confié que de nombreux employés occupant des postes clé avaient été découragés, et que Verily manquait de focalisation et de priorités clairement définies – ce qui est inhabituel même au sein de la culture chaotique des startups. J’ai identifié quatorze cadres de Verily (managers, scientifiques et ingénieurs) qui ont quitté le navire dans le courant de l’année dernière. Certains ont troqué des postes convoités pour retourner chez Google, le vaisseau-mère. C’est notamment le cas de Diane Tang, une « Google fellow » très réputée dans le milieu – il s’agit du grade technique le plus élevé de l’entreprise, auquel ne sont parvenus qu’une douzaine d’employés dans toute l’histoire de Google. Les autres déserteurs ont rejoint la concurrence.
Verily continue cependant de croître et d’attirer de nouveaux talents, et dans l’environnement hyper-compétitif de la Silicon Valley, il n’est pas rare que des cadres quittent leurs postes pour des salaires plus juteux, de nouveaux défis ou plus de responsabilités. Mais « s’ils quittent la montagne russe avant le premier looping », c’est que quelque chose ne tourne pas rond explique Rob Enderle, un analyste des nouvelles technologies qui suit attentivement Google depuis sa création. Les employés qui abandonnent des startups aussi bien financées renoncent par la même occasion à des opportunités financières alléchantes sur le long terme, ce qui tendrait selon lui à renforcer l’hypothèse selon laquelle ils quitteraient Verily « car ils n’ont plus confiance en la direction ». À titre de comparaison, on n’a pas constaté de telle fuite des cerveaux chez Calico, un autre spin-off ambitieux de Google qui se concentre sur l’augmentation de la longévité humaine. Conrad, ainsi que d’autres employés de Verily, ont décliné mes demandes répétées d’entretiens au cours des dix dernières semaines, et la société a par la suite refusé de répondre à des questions écrites portant sur mes découvertes. Il n’est pas difficile de deviner pourquoi Conrad, scientifique et entrepreneur de son état, a attiré l’attention de Sergey Brin, le co-fondateur de Google. Son ambition exceptionnelle et ses relations haut-placées, de Washington aux cercles scientifiques les plus prestigieux, collent parfaitement aux desseins que Google nourrit pour Verily.
L’année dernière, Brin a dit de la société qu’elle était « extrêmement prometteuse », et il espère qu’elle va « transformer notre manière de détecter, de prévenir et de traiter la maladie ». Brin et son cofondateur, Larry Page, ont confié le rôle-clé de Verily à Conrad. Aucun élément extérieur à l’entreprise ne siège à son conseil administratif, et il ne doit se soumettre au jugement d’aucun comité consultatif scientifique, contrairement à la plupart des entreprises de biotechnologies. Un ancien employé de la société rit jaune en disant que Verily mériterait de s’appeler « Andy & Co ». Les gens qui connaissent Conrad évoquent l’éloquence dont il fait preuve lorsqu’il parle de science et ses rapports étroits avec les riches et les puissants. Biologiste réfractaire à toute publicité, Conrad a 52 ans et on le reconnaît à sa chevelure gris-blond négligée, son bouc et ses vêtements larges qui font écho à son passé de surfeur à Malibu. Ses amis en parlent comme d’un homme charmant et visionnaire – un « perturbateur », selon les mots de l’ancienne dirigeante de Paramount Pictures, Sherry Lansing, qui « remet toujours en question la façon dont les choses sont faites ».
Le docteur Elias Zerhouni, ancien directeur des Instituts américains de la santé, loue « l’imagination bouillonnante » de Conrad, « son QI impressionnant » et son « enthousiasme d’enfant » qui l’amènent à « expliquer des concepts très complexes avec une simplicité et une passion extraordinaires ». Zerhouni est aujourd’hui le directeur de la recherche de Sanofi, une entreprise pharmaceutique qui collabore avec Verily. Cependant, les anciens salariés de Verily dressent un portrait nettement moins flatteur de Conrad. Ils affirment qu’il exagère constamment ce dont est capable Verily, qu’il lance des projets sur des coups de têtes et qu’il déporte fréquemment des ressources allouées à certains projets vers la moindre idée susceptible de générer des revenus. D’après eux, son tempérament a donné lieu à des réunions tendues avec certains partenaires, ainsi qu’au départ soudain d’ingénieurs et de scientifiques démoralisés par des exigences impossibles à contenter. Les gens qui ont travaillé par le passé avec Conrad racontent qu’il met en danger les relations de Verily avec d’importants législateurs de Washington, dont certains représentants de la Food and Drug Administration (l’administration américaine des denrées alimentaires et des médicaments) et du département de la Santé et des Services sociaux des États-Unis.
Le goéland de la science
Je me suis entretenu avec des dizaines d’anciens collègues et d’autres personnes qui connaissaient Conrad ou son travail. Elles comprennent six anciens employés ou prestataires de Verily et de Google, ainsi que six de leurs collaborateurs actuels ou passés. La plupart d’entre eux ont demandé à conserver l’anonymat, car ils ne veulent pas mettre en péril les relations qu’ils entretiennent avec les deux sociétés. J’ai également examiné des centaines de pages de documents publics, scientifiques, juridiques, ainsi que des documents de brevets écrits par Conrad ou mentionnant son nom.
Plusieurs des principaux leaders de Veril sont retournés chez Google.
Deux anciens salariés rapportent que Conrad rebondit régulièrement sur les idées que proposent les partenaires pendant les réunions, en disant que Verily travaille déjà sur des projets similaires – première nouvelle pour les membres de la direction. Il assigne alors des ingénieurs et des scientifiques à l’approfondissement de ces nouvelles idées, qui s’avèrent souvent irréalisables. D’anciens employés, dont un ancien manager, racontent que Conrad va jusqu’à exclure certaines personnes de réunion s’il juge qu’elles ne sont pas assez expérimentées, même lorsque ces personnes dirigent le projet dont il est question. De nombreux techniciens de la Silicon Valley sont obsédés par le travail et habitués aux heures supplémentaires, mais d’après les dires d’un ancien employé, la société est devenue tellement exigeante et imprévisible qu’il lui arrivait souvent de se retrouver en larmes à son bureau à 23 heures. Cette personne ajoute que pleurer dans les bureaux ou les toilettes de Verily est un phénomène répandu. Plusieurs des principaux leaders de Verily, comme Tang, sont retournés chez Google. Parmi eux, Kobus Jooste était un des premiers employés de Verily, où il dirigeait des projets de premier plan. On peut également citer Michael Pearson, un directeur commercial haut placé ; ainsi que l’ingénieur Karl Townsend, dont le travail est tenu en haute estime. Selon un ancien employé de la startup, Townsend a mis les voiles avec la plupart des autres membres de l’équipe à l’origine du connectivity bridge de Verily, un produit qui connecte les appareils médicaux au cloud. Il raconte également que Conrad a soudainement perdu tout intérêt pour le produit et a interrompu son développement. Les membres de l’équipe auraient pu choisir de rester, mais ils ne pouvaient plus supporter le management imprévisible de Conrad.
Le docteur Mark Lee, qui était un des scientifiques les plus talentueux de Verily, a rejoint une autre startup de biotechnologie. Jean Wang, qui était déjà l’une des ingénieures les plus accomplies de Google avant de rejoindre Verily, y a travaillé 14 mois avant de décamper chez Amazon en 2014. Babak Parviz, un des inventeurs du dispositif informatique des Google Glass, est l’initiateur de leur projet de lentilles de contact capables de mesurer en continu le taux de glucose contenu dans les larmes. Lui aussi est parti chez Amazon à la même période. « Quitter l’un des projets phares de Google pour Amazon est un signe qui ne trompe pas – ça n’arrive nulle part ailleurs », explique Enderle car les sociétés affiliées à Google sont réputées pour payer grassement leurs employés et pour offrir un environnement de travail incomparable. La plupart des employés, anciens ou actuels, refusent d’en parler ouvertement, mais Michael Luther, lui, est direct et ne mâche pas ses mots. Luther est l’ancien président d’un institut de recherches de Caroline du Nord, dont Conrad a participé à la fondation. « Pour plaisanter, on avait l’habitude d’appeler Conrad le “goéland de la science”. Il débarquait subitement, piaillait, chiait partout et s’en allait », raconte Luther, qui est aujourd’hui consultant en biotechnologies. « Impossible de discuter avec lui pendant plus de dix minutes », ajoute Luther. « Il est du genre à vous promettre des tas de choses mais le résultat est souvent décevant. »
Les projets de Verily
Conrad parle avec arrogance de ce que Verily peut accomplir en fusionnant la médecine et les technologies. Lors de ses rares interventions publiques, il livre un discours commercial qui s’articule parfaitement avec la vision plus large de Google. Pour faire court, Conrad veut « vaincre Mère Nature », comme il me l’a confié à l’automne dernier lorsque le nom de Verily a été dévoilé. Il explique que ce nom reflète la soif de déterrer des vérités sur la médecine et la santé, en croisant les compétences des spécialistes de différents secteurs – big data, ingénierie, sciences informatiques et même philosophie. « Nous devons comprendre pourquoi les gens font ce qu’ils font », dit Conrad. « Un philosophe devrait être aussi important qu’un chimiste. » Verily – devenue l’année dernière une filiale bien distincte de la nouvelle société mère de Google, Alphabet – donne peu de détails sur ses projets. Montée en tant que société à responsabilité limitée, elle n’est pas tenue de divulguer les noms ou les devoirs de ses administrateurs et elle ne l’a pas fait. Ce rejeton du titan du Web n’avait même pas de site Internet avant décembre dernier.
Un ancien manager raconte que les recrues potentielles n’avaient qu’une vague idée de ce qu’on attendait d’eux jusqu’à ce qu’ils soient officiellement embauchés. Et ses chercheurs n’ont publié qu’un seul article scientifique pour le moment, qui parle d’une cuillère conçue pour les personnes souffrant de tremblement des mains. Mais Verily, qui emploie environ 400 personnes, a laissé filtrer certains détails triés sur le volet. Ses projets initiaux incluent « Baseline », une étude destinée à récolter les données cliniques, moléculaires, génétiques, radiographiques et microbiotiques de 10 000 personnes sur cinq ans, pour comprendre ce que signifie « être en bonne santé » – un point de départ pour identifier les signes précoces de cancers et de maladies cardiaques. L’entreprise développe, en partenariat avec Novartis, une lentille de contact intelligente pour mesurer en continu le niveau de glucose chez les personnes diabétiques, ainsi que des instruments chirurgicaux robotiques avec Johnson & Johnson. Verily a aussi annoncé qu’ils avaient deux bracelets en cours de développement : le premier pour établir un diagnostic constant au moyen de nanoparticules capables de détecter le cancer et d’autres maladies graves à un stade précoce, et le second pour surveiller la température de la peau, le pouls et d’autres activités cardiaques.
De telles idées continuent d’inspirer et d’attirer des éléments très talentueux.
« Les nouvelles voitures peuvent compter jusqu’à 400 capteurs. On connaît la pression de l’huile et la quantité d’air dans les pneus. Mais on n’a pas ça pour les gens », fait remarquer Conrad dans une vidéo promotionnelle publiée sur le site de Verily. « Au lieu de traitements ponctuels et strictement réactifs, nous devrions être capables de fournir des soins préventifs et proactifs », personnalisés pour chaque individu. De telles idées continuent d’inspirer et d’attirer des éléments très talentueux, dont le docteur Thomas R. Insel, ancien directeur de l’Institut américain de santé mentale qui a rejoint Verily en novembre 2015. Robert Langer, un professeur du MIT qui siège au conseil d’administration d’Entrega Bio à Boston, collabore également avec Verily sur la question des nanoparticules. Il décrit la société comme un « groupe visionnaire ». Son travail avec Entrega remplit jusqu’ici ses objectifs, d’après Langer, et il ne tarit pas d’éloges sur les nouvelles perspectives qu’ouvre Verily et sur l’important investissement financier de Google en matière de recherches biologiques. Il est au courant du départ de certains employés. D’après lui, « Verily va très vite et cela peut être difficile pour certains ».
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COMMENT ANDREW CONRAD EST-IL PARVENU À LA TÊTE DE VERILY ?
Traduit par Adélie Floch et Nicolas Prouillac d’après l’article « Google’s bold bid to transform medicine hits turbulence under a divisive CEO », paru dans STAT. Couverture : Verily doit révolutionner la médecine.