Dans l’obscurité la plus totale, sous la canopée des arbres emmêlés d’où provient une symphonie ininterrompue de cris et de hululements, le chef d’une tribu amazonienne se tient debout, un fusil dans les mains. Il chasse durant la nuit car on entend mieux venir les jaguars, les tatous et autres sangliers. Et selon lui, les animaux nous repèrent moins bien. Le chef n’esquisse pas un seul mouvement pendant une heure complète. Il est à l’affût du moindre bruissement de feuillage ou du souffle d’une respiration. La tâche est ardue alors que la jungle semble l’appeler de tous côtés. Mais c’est sans compter sa détermination et sa patience à toutes épreuves. Zeca Gavião attend le bon moment.
Les rondins
20 millions d’individus vivent dans l’Amazonie brésilienne. Parmi eux, quelques centaines de milliers seulement sont des autochtones. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils vivent dans des cabanes et frottent des bouts de bois entre eux pour faire du feu. Mais c’était encore le quotidien de nombreuses tribus il y a cinquante ans, la seule façon de vivre qu’ils connaissaient. Dans les années 1960, un groupe de Brésiliens blancs découvrit des flèches sur une plage de l’État de Para. Elles guidèrent le groupe jusqu’à la tribu à laquelle elles appartenaient. Au sein de cette tribu vivait Zeca, qui n’était alors qu’un petit garçon. L’arrivée de Brésiliens blancs et le choc culturel qui s’ensuivit donna lieu à un partage de savoirs, une épidémie de tuberculose, la mort du père du petit Zeca et enfin à sa relocalisation. Ils firent aussi connaître le football à la tribu. Depuis cette rencontre, la plupart des garçons nés dans la tribu de Zeca ont grandi en jouant au foot, tout comme les autres enfants brésiliens. Certains d’entre eux se sont révélés particulièrement doués et ils ont formé au fil des années des équipes amateurs pour participer au championnat de l’État. Quand Zeca a grandi et qu’il est devenu le chef de sa tribu, il a encouragé tous ses membres, hommes et femmes, à apprendre et à aimer le foot.
Parfois, il importe peu que le joueur soit doué. Aru Sompre, le meilleur footballeur que la tribu ait connu toutes générations confondues, a été approché par au moins un entraîneur de São Paulo, où rivalisent pas moins de quatre équipes. Lorsqu’Aru a passé ses essais pour intégrer l’équipe régionale, un entraîneur lui a recommandé d’éviter de préciser qu’il était autochtone sur le formulaire. D’après lui, le président du club refuserait tout net qu’il fasse partie de l’équipe. Cela n’a pas surpris les membres de la tribu de Zeca, Gavião Kyikatejê (prononcez Ga-vaï-o Ki-ka-tè-jaï). Ils faisaient les frais depuis des décennies des commentaires racistes des Blancs, notamment lors des matchs. Retourne dans ta forêt ! Va donc jouer avec tes flèches ! Oui, la tribu a une forêt. Effectivement, ses membres savent tous tirer à l’arc – ils ont même l’habitude d’utiliser le tir à l’arc à l’entraînement. Mais pour se jouer de ces commentaires infamants, Gavião (« aigle ») a su tirer parti de ce qui fait d’elle une tribu unique au monde. « Lorsqu’on chasse, il faut prêter attention au moindre mouvement, au moindre bruit », explique Aru en connaisseur. « C’est pareil avec le football, une fois sur le terrain, tu n’as plus droit à l’erreur. Il faut être attentif et rester concentré. »
En 2009, Zeca est parvenu à faire de son équipe d’amateurs une véritable équipe professionnelle, faisant d’elle la première équipe indigène à mettre un pied dans la cour des grands. Il a été le premier entraîneur de l’équipe et en est toujours le président. Les joueurs ont débuté en troisième division. En 2013, ils sont montés en première division à Para – une réussite magistrale qui a attiré l’attention non seulement des autres tribus mais aussi des brésiliens urbains, qui ont longtemps méprisé les populations autochtones. « Certains arbitres ne veulent pas voir d’Indiens jouer », dit Zeca avec amertume. Lorsque le meilleur archer de Gavião Kyikatejê vise les joueurs, ce n’est que pour les inciter à gagner en agilité et en vitesse. Lorsqu’à 3 heures du matin, les joueurs se tiennent debout dans une rivière pendant des heures sans faire le moindre geste, c’est dans la perspective d’améliorer leurs capacités de concentration. Et lorsque les femmes de la tribu peignent les joueurs avec des baies rouges écrasées avant qu’ils ne fassent la course à travers la forêt en portant des rondins de 45 kilos… c’est pour améliorer pas mal d’autres trucs.
Cette course, le « relais de rondins », était le sport le plus pratiqué par les ancêtres de la tribu. À elle seule, l’organisation de la course prend déjà un après-midi complet. D’abord, une poignée d’hommes passent au crible la forêt pour dénicher l’arbre idéal, c’est-à-dire droit et sans bosses sur le tronc. Après l’avoir trouvé, l’un d’entre eux commence à tailler l’écorce à hauteur de cuisse, à l’aide d’un long couteau droit. Puis il répète le même geste de l’autre côté du tronc. « Bougez, ça va tomber ! » avertit l’archer le plus doué de la tribu, qui les accompagne pour les protéger contre les animaux sauvages. Lorsque l’arbre commence à chuter, un bruissement se fait entendre. C’est le son des feuilles qui tombent lentement contre d’autres branches, avant que l’arbre lui-même ne tombe dans les bras des arbres qui l’entourent. Et l’homme de la tribu de ressortir son couteau. Il continue à tailler l’écorce, plus vite cette fois, jusqu’à ce que le tronc soit coupé en deux et s’abatte sur le sol. Le son résonne dans les arbres des environs dans une sorte d’applaudissement, les feuilles se répandent sur le sol comme des confettis. L’arbre est ensuite divisé en rondins imposants, ses entrailles jaillissant à la surface. Ensuite, les hommes lissent les extrémités des rondins avec le couteau et les creusent sur 15 centimètres afin qu’on puisse les saisir comme des boules de bowling. Après quoi ils enduisent l’écorce de roucou, les fameuses baies rouges. En guise de décoration, de grandes feuilles vertes drapent les rondins qui sont laissés dans la forêt.
Le lendemain matin, les joueurs se précipitent dans la forêt pour récupérer les rondins, les hissent sur leurs cuisses et les placent sur leurs omoplates. Ils repartent alors en courant et déposent les rondins sur les épaules de leurs coéquipiers en guise de relais. La course ne dure que quatre minutes en tout et s’étend sur à peine 500 mètres, mais tous finissent haletants, la sueur dégoulinant sur leurs visages enduits de rouge. La fin du relais est célébrée dignement. Les membres de la tribu se mettent en cercle et récitent des incantations tandis qu’un vieil homme chante dans le dialecte local et souffle une note unique dans une flûte en bois. Ils engloutissent ensuite un repas qui a cuit pendant 12 heures (de la racine râpée que l’on a fait fondre dans de la viande de porc sauvage que Zeca a chassé la veille).
Les rêves sans fin
L’équipe Gavião Kyikatejê a débuté sa première saison professionnelle en 2009 avec des joueurs exclusivement d’origine indigène. Ils se sont rapidement rendus compte qu’ils allaient avoir besoin de renfort. Ainsi, l’année suivante, des Brésiliens non-natifs ont fait leur entrée dans l’équipe. Ces joueurs ont été payés avec la contrepartie mensuelle que les compagnies pétrolières versent aux tribus autochtones pour l’exploitation des ressources de la forêt amazonienne. Gavião a adopté ses nouvelles recrues et leur a appris les coutumes locales. Dans la tribu, les nouveaux joueurs sont surnommés « kupay ». Zeca, l’entraîneur, s’adresse aux kupay exactement comme il s’adresserait aux membres de sa communauté, mais sans renoncer pour autant à son objectif : avoir 80 % de joueurs d’origine indigène. Pour ce faire, la tribu a sélectionné 19 joueurs indigènes et 10 non-natifs pour son équipe des moins de 20 ans. À la fin de la saison, les garçons ont disputé les éliminatoires à Belem, la capitale de l’État de Para. Pour la plupart des jeunes footballeurs, le trajet ne prend que 90 minutes, mais pour ceux originaires de Gavião Kyikatejê, cela représente une véritable expédition en bus d’une durée de 12 heures, sur les routes amazonienne mal entretenues.
Pendant un mois, contrairement aux citadins, ils vivent éloignés de leur famille, dans une maison tenue par la tribu à l’usage des membres qui se rendent en ville. Quarante personnes vivent dans cette petite bâtisse minimaliste qui ne contient que quelques chambres. La plupart des garçons dorment sur des matelas dans la cour ou bien dans des tentes – une demi-douzaine seulement a droit aux lits gigognes, tous installés dans la même chambre. Leurs familles leur manquent.
Mais cette nuit-là, la veille d’un match qui pourrait mettre fin à leur rêve de finale et les renvoyer chez eux avec un désagréable sentiment d’échec, ils ont un match à regarder, l’ouverture de la Coupe du monde. Ils s’entassent dans une petite salle qui ne contient rien d’autre qu’un réfrigérateur, quelques douzaines de chaises et un ordinateur Toshiba de 32 pouces. Avant le coup d’envoi, les jeunes voient à la télévision trois enfants entrer dans le stade de São Paulo et lâcher des colombes. L’un d’eux porte la coiffe locale. Haprã Jõkare Komaytere est nerveux. Il ne veut pas regarder le match d’une heure avec ses camarades. Il est le meilleur buteur de l’équipe des moins de 20 ans, et c’est aussi le plus discipliné. Récemment, Haprã a rejoint un mouvement lancé par des membres de différentes tribus qui a bloqué une route fréquentée pour exiger des soins de meilleure qualité pour les autochtones. Cette manifestation faisait suite à la mort d’un membre de la tribu, pour qui l’ambulance n’est arrivé qu’un jour après. Alors qu’il protestait avec les membres d’autres tribus, Haprã a dû, une fois de plus, essuyer des commentaires racistes. Retourne dans ta forêt ! Va donc jouer avec tes flèches ! De nombreux autochtones se considèrent comme brésiliens, mais sont traités comme de parfaits étrangers. Lorsque l’équipe nationale joue, Haprã s’époumone autant que n’importe quel autre adolescent de Natal ou de Rio. Mais il aimerait pouvoir en faire autant sans avoir à soutenir tout ce que cette équipe signifie. « Pour moi, l’équipe et le gouvernement brésilien, ce sont deux choses bien distinctes », dit-il. Avant que le sifflet ne donne le coup d’envoi de la Coupe du monde, les enfants de Gavião donnent leurs pronostics pour le match Brésil-Croatie : 2-0, 3-0, 3-1, 1-0, 3-1…
« Il faut se battre contre les préjugés », affirme Jakurere avec force.
Haprã fait son entrée dans la pièce en applaudissant. Il ne reste plus que quelques minutes avant que le Brésil n’accueille la Coupe du monde sur son sol pour la première fois depuis 64 ans. Quelqu’un a amené un immense cornet de pop-corn et les jeunes sautent de leurs chaises, enfournent une poignée de pop-corn dans leurs bouches et retournent à leur place juste à temps pour le début du match. Des pétards se font entendre. L’écran est voilé par la poussière et l’image crépite dans le téléviseur. La Croatie marque à la onzième minute grâce à un but contre leur camp des Brésiliens. Les cris des jeunes sonnent comme la rébellion d’un chœur de sopranos. À la mi-temps, une fois le score revenu à égalité, ils sortent dans la cour. Certains regardent leurs pages Facebook et leurs notifications WhatsApp, d’autres jonglent avec des balles de foot. Haprã ne revient pas. Il est bien trop en colère et bouleversé par le dénouement à venir. « Je ne veux pas voir mon équipe perdre », dit-il tristement. « Je refuse de me dire qu’il pourraient perdre. » Haprã a déjà vécu un scénario similaire lors de son premier grand match. Son équipe semblait vouée à perdre, mais il est parvenu à marquer deux buts qui leur ont permis de décrocher la victoire. Le souvenir de ce match ne le quittera probablement jamais. La salle télé s’emplit de cris d’encouragement. La star nationale, Neymar, vient de sauver son équipe au bord du précipice en inscrivant un deuxième but. « Je suis brésilien depuis ma naissance », crie un gamin en extase.
L’ambiance est à la fête, l’atmosphère est électrique. Dès le coup de sifflet final, tous descendent dans la rue pour tirer des pétards et témoigner leur fidélité à coups de klaxons. Un des kupay de l’équipe, Walex Rafael, appelle sa petite amie qui vit dans une grande ville et brandit son portable pour que ses coéquipiers entendent les bruits de foule depuis la petite maison où ils se trouvent, à Belem. Avant de se coucher, leur entraîneur – Jakurere, le fils de Zeca âgé de 27 ans – les rassemble. Il montre à l’équipe une vidéo de l’équipe pro de Gavião. Dans la vidéo, le très télégénique Aru plaide en faveur de la lutte contre la discrimination. « Il faut se battre contre les préjugés », affirme Jakurere avec force. Un pétard explose. Et Jakurere de continuer : « Ça ne peut pas se terminer demain. Je ne veux pas rentrer à la maison. Ma famille me manque, ma tribu me manque, mais je ne veux pas rentrer. Je me fiche de la Coupe du monde. Je ne veux pas rentrer. Ça ne peut pas se terminer demain. Le rêve doit continuer. Nos rêves sont infinis. »
Un match perdu d’avance
Pendant le trajet en bus qui conduit les garçons au stade, l’air est étouffant et il règne une cacophonie de chansons rock que les jeunes joueurs écoutent sur leurs portables pour se motiver. Le terrain est entouré d’un mur délabré et recouvert d’un graffiti représentant un garçon qui shoote dans un ballon. Dans la moiteur du vestiaire, un joueur met l’hymne de la tribu sur son portable.
Gavião Kyikatejê… Nos tambours résonnent au son de notre passion. Nous sommes le sang qui défend le drapeau de l’Amazonie. La fierté du Brésil. La nation guerrière. Allez, allez, allez ! Même leurs adversaires reconnaissent que l’équipe Gavião joue avec passion, et pas seulement pour marquer des buts. Ils ont tous vu les vidéos des joueurs portant sur leurs épaules les rondins dans la forêt. Avant d’entrer sur le terrain, l’équipe prie en cercle, bras dessus, bras dessous. Tous s’adressent à Dieu en chuchotant et écoutent les derniers mots d’encouragement de Jakurere. « Il se peut que ce soit notre dernier match, mais vous avez tous joué comme des guerriers. » Jakurere se veut rassurant et poursuit. « Je veux que vous y mettiez du cœur. » Le match n’est pas beau à voir. Gavião prend un but en tout début de partie. Les hommes et les femmes de la tribu qui sont dans les gradins crient sur l’arbitre. « Qui te paie, espèce de con ? » « Sors un peu le chèque de ton cul, pour voir ! »
Ils estiment que les organisateurs discriminent les indigènes – et à raison. Durant un match, cette saison, lorsqu’un joueur de Gavião a marqué le but de la victoire, l’arbitre a crié avec mépris : « But des Indiens ! » Peu de temps avant la mi-temps, Gavião est mené un but à zéro. Un joueur autochtone, Babu, est à la lutte avec un adversaire et tombe à terre. Une dispute éclate avec l’arbitre qui, selon ses coéquipiers, aurait dit à Babu : « Ferme-la et joue en silence, tu as déjà perdu le match. » Pendant la mi-temps, les organisateurs descendent sur le terrain et Jakurere explose littéralement. « Vous êtes tous pétris de préjugés ! » leur crie-t-il. « Vous faites tous comme si on avait déjà perdu le match. » Furieux, Jakurere tire sur sa cigarette. Il sait que son équipe est foutue. « Ils nous méprisent depuis le début de la saison », lâche-t-il pour soulager sa frustration. « Ils font tout ce qu’ils peuvent pour nous empêcher de jouer, mais nous en avons le droit. C’est pour ça qu’ils nous mettent des bâtons dans les roues sur le terrain. Ils ne veulent pas voir d’Indiens jouer au foot. » Sur le banc de touche, on sent la déception poindre dans les mots d’Haprã : « Je me sens humilié. La discrimination est trop forte. » Mais Babu voit les choses différemment : « Personnellement, je le vois plus comme une inspiration pour aller de l’avant, défendre ma tribu et tout donner. » Jakurere s’adresse à ses joueurs : « Les arbitres sont en train de manigancer contre nous. Laissez-les faire. Laissez-les être injuste. Nous allons nous battre. » Les joueurs applaudissent ses mots. Et puis ils perdent, malgré le but de Babu sur penalty. « Les arbitres devraient montrer plus de respect à notre égard, car nous autres peuples indigènes étions là avant eux », rappelle un joueur en train de soigner sa blessure à la cheville. « C’était nous les premiers habitants du Brésil ! » Après le match, Edvaldo Figueiredo, l’arbitre qui a méprisé Babu, nie avoir prononcé ces mots et prétend avoir encouragé le gamin de Gavião à se calmer plutôt que de céder aux provocations. « À chaque fois c’est la même chose, ils disent qu’on se pose en victimes de la discrimination », explique Babu. « Ils nous victimisent. » Sur le terrain, l’équipe défaite se rassemble. Ils sont à genoux, bras dessus, bras dessous et prient une fois de plus.
Le jaguar et la colombe
Avant que les Blancs n’entrent en contact pour la première fois avec la tribu, quand Zeca n’était encore qu’un petit garçon, il allait ramasser des noix brésiliennes avec les hommes de la tribu. Parmi eux, il y avait son grand frère, un prêtre doué de pouvoirs magiques. Alors qu’ils s’approchaient d’un arbre, ils se sont retrouvés face à face avec un jaguar, l’animal sacré qui aurait appris aux hommes à faire du feu. Alors que le jaguar se préparait à se jeter sur eux, le frère de Zeca a dit aux autres de partir. « Je vais parler avec le jaguar », leur a-t-il dit. « Il ne veut parler qu’avec moi. » Zeca a protesté mais s’est fait congédier comme les autres. Il n’a jamais vu ce qui s’est passé ensuite, mais peu de temps après, lorsque leur père est mort de la tuberculose apportée par les Blancs, son frère lui a révélé le fin mot de l’histoire : « Le jaguar m’avait dit que quelque chose de terrible allait se produire. » Des années plus tard, lorsque la tribu a été contrainte de se réinstaller dans une réserve mise en place par le gouvernement, le nouveau chef a ordonné la mise à mort de tous les chiens de la communauté. Il pensait que ceux-ci apportaient la malchance aux hommes. Zeca devait s’occuper des cadavres des chiens.
Il chargeait les corps dans un camion lorsque l’un d’entre eux est subitement revenu à la vie. « Ressuscité », comme il dit. Il a tout raconté à son grand frère. « Quand je mourrai », lui a demandé ce dernier, « je veux que tu prennes toute notre famille avec toi et que tu quittes cette tribu. » « Pourquoi ? » lui a demandé Zeca. « Le chien a ressuscité, voilà pourquoi », a répondu son frère. « Tous les animaux ont de l’honneur. S’il a ressuscité, c’est parce qu’il n’approuvait pas nos mœurs, cela veut dire que la tribu va cesser de fonctionner. Alors emmène avec toi notre famille et deviens leur chef. » Des mois plus tard, Zeca rencontrait les chefs de tribu d’une autre ville lorsqu’il a reçu un appel de la maison. Son frère était tombé malade après avoir été en contact avec le sang d’un animal qu’il avait chassé, et il était mort. Zeca a quitté la tribu avec sa famille et en a fondé une nouvelle, Gavião Kyikatejê, dont il est devenu le chef.
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Zeca a invité au village Ever Palacios, un Colombien qui a joué lors de la Coupe du monde 1998, dans l’espoir d’en faire l’entraîneur des moins de 20 ans. Cela impliquerait non seulement que Palacios quitte son pays, mais aussi qu’il renonce à la vie citadine au profit d’une vie tribale. Les gens de Gavião ont des maisons et des voitures toutes simples, et la rusticité préside à leur quotidien. « Je suis un guerrier, ça n’est pas un problème », assure Palacios à Zeca devant la maison de ce dernier, au soleil couchant. « Il est impossible de protéger la forêt car l’homme la détruit », dit tristement Zeca. Il confesse que la tribu a accepté certains des pièges de la vie moderne.
« Tu ne penses pas que le monde moderne va détruire ta culture ? », lui demande Palacios. « Non », répond Zeca, en pointant du doigt l’église de la tribu, un bel exemple de la permanence des traditions. « Nos joueurs chantent l’hymne national dans notre dialecte. » Au sommet de la montagne, on sonne la corne, d’abord par intervalles, puis en une note continue, comme un conducteur qui se serait endormi au volant de sa voiture. C’est le retour des moins de 20 ans, qui rentrent de Belem et achèvent leur trajet en bus de douze heures. Les garçons ont les fenêtres grandes ouvertes et crient au travers, leurs glapissements aigus faisant écho partout dans le village. Le bus s’arrête devant la maison de Zeca et qui l’accueille, prenant soin d’enlacer chaque enfant pour marquer le retour sur leur terre natale. Tous se sont changés et ont revêtu leur survêtement vert. C’est un joyeux retour au bercail, bien qu’ils soient tous très fatigués du trajet et de l’échec. Ça fait une demi-journée qu’ils n’ont pas joué au foot et quelques-uns d’entre eux se plantent devant une télé autour de laquelle sont disposés les trophées de l’équipe d’amateurs. Ils suivent le match Angleterre – Italie. Il se joue à Manaus, l’énorme plateforme commerciale du Brésil, à presque 650 kilomètres à l’ouest de Para. Quand la Fédération brésilienne de football a choisi Manaus, de nombreux habitants de Para se sont sentis snobés. Para est connue pour être l’État le plus dingue de football du Brésil. La rivalité entre les équipes Paysandu et Remo à Belem est considérée comme l’une des plus agressives du pays. Et lorsque l’équipe nationale a joué contre l’Argentine à Belem en 2011, le stade de 45 000 places affichait complet.
En ville, l’ambiance était celle d’une Coupe du monde. Les gens ont naturellement pensé que les organisateurs allaient récompenser Para pour son amour du jeu. L’État avait aussi mis en place des équipes pour les personnes atteintes de nanismes et les personnes handicapées. La tribu Gavião avait même commencé à ramasser des os d’animaux morts pour en faire leurs traditionnels bijoux et objets décoratifs, dans l’espoir de partager leur culture avec le monde entier sous les plus gros projecteurs qui soient. Mais c’est Manaus qui a été choisie, une métropole bien loin de refléter la culture amazonienne. Un stade flambant neuf qui a coûté près de 300 millions de dollars a été construit pour l’occasion, et comme Manaus ne possède pas d’équipe digne de ce nom, le stade n’a plus grande utilité aujourd’hui.
Les habitants de Belem rient à l’idée que les fans de football, touristes et journalistes qui ont volé de Manaus en Amazonie pour les matchs de la Coupe du monde rentreront chez eux avec de multiples histoires à raconter sur les moments passés dans la jungle. Ils raconteront par exemple que Beth Cheirosinha, véritable célébrité locale, vend des potions pour soigner les maladies que les docteurs ne parviennent pas à traiter, comme la « maladie d’amour » ou le manque de chance. Un autre de ses produits est un gel douche qui, s’il est utilisé correctement, est censé apporter la victoire à l’équipe nationale de football. « L’Amazonie est la meilleure et la plus authentique des régions du Brésil », affirme Cheirosinha avec une conviction inébranlable. « Mais les hommes détruisent l’Amazonie. Ils ne respectent pas la nature. » La nuit du retour des jeunes de l’équipe Gavião, Zeca s’est rendu en voiture dans une tribu à proximité. Quatre joueurs de Gavião y vivent, dont Babu. La tribu organisait alors une fête surprise pour ses joueurs. La communauté n’est pas aussi moderne que Gavião. En guise de maisons, ses membres vivent dans des cabanes faites avec du bois séché et du feuillage. Des ballons rouges, blancs et noirs ont été accrochés à la poutre centrale qui soutient l’église : les couleurs de l’équipe Gavião. Zeca s’adresse aux quatre joueurs en présence des membres de la tribu. « Nous devons montrer que nous pouvons réaliser nos rêves », annonce-t-il. Et le père de Babu d’ajouter : « Notre génération n’a pas eu cette opportunité. Nous jouions beaucoup au foot mais nous n’avons jamais eu cette chance. Alors profitez-en. Ne la laissez pas s’échapper. » Plus tard, en mangeant son plat de riz et de poisson, Babu confesse avec une tranquillité retrouvée : « Mon père m’avait beaucoup manqué. »
La nuit est noire mais Zeca ne chasse pas dans la jungle. Cette nuit, il marche. Peut-être pense-t-il au jaguar qu’il a tué lors d’un défi. Ou peut-être songe-t-il à son frère qui l’a sauvé du jaguar en s’adressant à lui. Peut-être Zeca prête-t-il simplement attention aux bruits que font les animaux quand ils tentent de se faire discrets derrière les lianes et les feuillages, alerté par le bruissement des brindilles qui bougent sur le sol et suggèrent une présence hostile. Il fait une pause, sa respiration parfaitement silencieuse. Il est prêt à tirer, mais il n’y a rien. Zeca fait demi-tour et rentre chez lui. Parmi les trois colombes que les enfants ont lâché dans le stade de São Paulo avant l’ouverture de la Coupe du monde, deux d’entre elles se sont écrasées dans les gradins. L’un des enfants était d’origine indigène et juste après le lâcher de colombes, il a brandi une bannière pour revendiquer les droits des autochtones sur leurs terres. Les caméras n’ont pas daigné le filmer, désireuses d’éviter toute controverse, aucun des téléspectateurs n’a donc vu cette bannière. La colombe tout juste délivrée des mains de l’enfant volait au-dessus des gens, libre comme l’air. Était-ce celle qui a survécu ?
Traduit de l’anglais par Lucile Martinez, d’après l’article « A place in the Game », paru dans Sports Illustrated. Couverture : L’équipe de Gavião. (Gavião Kyikatejê Futebol Clube)
ET AU MILIEU DU FLEUVE, L’ÎLE AUX PIRANHAS
Reportage sur les rives du fleuve Araguaia, où un homme tente d’apaiser les tensions qui règnent entre les habitants de l’île et le gouvernement brésilien.
Lagoa Da Confusão, au Brésil. Il est midi et nous roulons vers l’ouest, un paysage terne de champs de soja et de broussailles desséchées défilant à vive allure par la fenêtre. Nous devons trouver un habitant du coin qui puisse nous faire traverser le fleuve à bord d’un skiff et nous conduire jusqu’à un parc national dont l’existence dépend de la personne à laquelle vous vous adressez. Un clic métallique retentit lorsque mon compagnon, Raoni Japiassu Merisse, le gérant bien réel de ce parc, fait glisser la cartouche dans son pistolet semi-automatique, sur lequel sont gravées les initiales de son employeur : l’Institut Chico Mendes pour la conservation de la biodiversité (CMIBC). Jiapassu n’a jamais tiré la moindre balle en dehors des séances d’entraînement, mais il est prêt à le faire. « Nos responsables croient que nous sommes en guerre contre les habitants de l’île », dit-il d’une voix où se mêlent sens du devoir et résignation.
À seulement 30 ans, Japiassu est l’homme qui se retrouve pris dans ce qu’il appelle « une situation impossible ». Sur les cartes fédérales, le parc national d’Araguaia englobe toujours le tiers nord de l’île de Bananal, qui mesure plus de 350 km de long. En forme de pointe de flèche grossière, elle se situe nord du Brésil. Cette île était autrefois considérée comme un équivalent brésilien du parc de Yellowstone, mais il y a treize ans, les tribus Javaé et Karajá, qui habitent l’île, ont pris un des prédécesseurs de Japiassu en otage et ont réquisitionné des bateaux et des véhicules terrestres, avant de mettre le feu au bâtiment administratif du parc.