Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par l’auteur au cours d’entretiens avec Shane Murphy.

L’abordage

8 avril, 3 h 45 du matin

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Le capitaine Richard Phillips
Conversation avec Barack Obama
Crédits : Pete Souza

Je suis monté prendre mon tour de garde très tôt, comme toujours. Le capitaine, Richard Phillips, était déjà sur le pont. Ce n’était pas bon signe. Quelques heures plus tôt, il avait écrit dans ses consignes de nuit : « Après l’incident d’aujourd’hui, nul besoin d’indiquer notre position. Ce qu’il faut : observer et notifier au préalable. Nous sommes en territoire apache, sans cavalerie en vue. Gardez un œil attentif. Appelez-moi en cas de doute ou de besoin. » Environ douze heures auparavant, dans l’après-midi, des pirates nous avaient pourchassés dans trois petits skiffs, expédiés depuis un vaisseau mère. Mais les eaux étaient agitées, aussi avaient-ils abandonné leur poursuite un par un, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul bateau à nos trousses. Ils s’étaient approchés d’un mille, mais avaient fini par abandonner à leur tour et retourner au navire. Mais maintenant, nous avions un signal sur notre radar. Et ils nous contactaient sur la radio VHF. « Arrêtez bateau. Arrêtez bateau. Ici pirate somalien. » C’est ainsi qu’ils procédaient, je suppose. Ils annonçaient simplement qu’ils vous avaient dans leur collimateur. Nous avons accéléré, modifié quelque peu notre trajectoire, et nous avons rapidement semé nos poursuivants. En moins d’une heure, leur bateau avait totalement disparu de notre radar, d’une portée de 24 milles marins. 6 h 30 Le capitaine Phillips, qui avait quitté le pont vers 4 h 20, après avoir suffisamment distancé les pirates, est revenu prendre son café à 6 h 30 précises. Tous les jours à la même heure, à la seconde près. On pouvait synchroniser sa montre avec lui. À 6 h 48, j’ai brièvement détecté une cible radar, à 3 milles et demie. J’ai empoigné les jumelles et l’ai repéré non loin : un skiff en fibre de verre lisse doté d’un moteur hors-bord, avec quatre hommes à son bord, qui se déplaçait à vive allure. J’ai reposé les jumelles. Le soleil était levé à présent, et la mer était pareille à une surface de verre. Ils étaient si proches et s’approchaient si vite que je pouvais les discerner à l’œil nu. Les pirates s’étaient contentés de rester à bonne distance du radar à bord du vaisseau mère, puis ils avaient envoyé le skiff, impossible à repérer jusqu’à ce qu’il soit sur nos talons. Nous avancions à une allure de 18 nœuds, et le skiff à 26. Le navire de la marine américaine le plus proche était à 400 milles. C’était un profond sentiment d’impuissance : 360 degrés d’eau noire aux alentours, personne pour nous aider, et un bateau rempli d’hommes armés jusqu’aux dents, qui s’approchaient de plus en plus. À ce stade, il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire que d’attendre. Je suis sorti sur le pont et j’ai tiré deux fusées éclairantes à parachute sur le skiff. Je ne m’attendais pas à ce qu’elles fassent des miracles. Mais les pirates cherchaient l’effet de surprise, et je voulais qu’ils sachent que nous les savions en chemin. 7 h 13

J’ai crié à quiconque pouvait m’entendre : « C’est bien réel ! Ceci n’est pas un exercice ! Tous à vos postes, maintenant ! »

Putain d’attaque pirate – c’est étrange, mais je l’avais presque sentie venir. Parfois, je me dis que la mer était mon destin : je suis né fils de capitaine le 12 juin 1975, le jour du 200e anniversaire de la création de la marine marchande américaine. J’ai commencé comme cuisinier de mess, j’ai gravi les échelons, j’ai intégré l’Académie Maritime du Massachussetts pour devenir officier, et j’ai même rempli mes papiers pour devenir capitaine – et je le suis devenu depuis, sur un autre bateau. Avant de voyager sur ces eaux infestées de pirates, j’avais le pressentiment qu’on allait m’appeler. J’avais même publié un statut sur ma page Facebook : « La valeur d’un homme se mesure à ses actes en temps de crise et non en temps de prospérité. » Je m’étais dit : mon heure est venue de mesurer ma grandeur. Je me suis rendu sur le pont principal lorsque les cloches ont sonné : un signal long, un signal court, un long, un court. C’était le signal d’alarme en situation d’urgence. J’ai crié à quiconque pouvait m’entendre : « C’est bien réel ! Ceci n’est pas un exercice ! Tous à vos postes, maintenant ! » Il y avait deux points de rassemblement où nous nous rendions en cas d’urgence : un dans mon bureau sur le pont principal, et l’autre au bout de la cambuse. Je voyais bien que les huit gars dans mon bureau étaient effrayés. Je l’étais, moi aussi, mais j’essayais de me préparer au combat. Je tapais dans les murs, je criais, je me mettais en conditions. Will Rios, le maître d’équipage, m’a isolé sur le côté : « Reste calme, a-t-il murmuré, utilise ta tête. » Il avait raison. En tant que second, j’étais celui qui montrait l’exemple, le meneur. J’ai réalisé qu’il nous faudrait réfléchir à une solution pour nous en sortir, à défaut de pouvoir tirer des coups de feu : nous n’avions pas de fusils. La politique de l’entreprise interdisait les armes à feu, car les primes d’assurance grimpaient avec des armes à bord. Elle protégeait aussi les marins de toute responsabilité. Tirer par accident sur un pêcheur pouvait conduire à se faire pendre dans les rues du Yémen. Mais pour l’heure, il n’était pas difficile de deviner que si nous avions pu tirer quelques coups de feu d’avertissement, ces clowns auraient fait demi-tour et s’en seraient pris à d’autres. Quelques minutes seulement après le retentissement de l’alarme générale, le capitaine Phillips nous a contacté sur nos radios portables : « Ils ont ouvert le feu ! Ils ont ouvert le feu ! » Les pirates tiraient depuis leur skiff. Quatorze hommes de l’équipe avaient été envoyés dans la salle de pilotage, un petit compartiment dans la salle des machines que nous avions réaménagé en chambre forte. En vérité, pas plus tard que la nuit précédente, le troisième mécanicien avait terminé de souder la trappe du dessus pour qu’elle puisse être verrouillée de l’intérieur. Quatre autres hommes – le capitaine Phillips, le troisième Colin Wright et les matelots ATM Reza et Cliff Lacon – étaient sur le pont. Il ne restait donc plus que moi et l’ingénieur en chef, Mike Perry. Nous avons dit au capitaine que nous allions rester dehors à traîner. Je n’avais pas de plan, sinon essayer de repousser les pirates ou recueillir des renseignements – tout pour, foncièrement, éviter de me faire prendre en otage et rester prisonnier en Somalie pendant cinq mois. Ou bien couler au fond des mers dans une tombe aquatique.

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Le capitaine Shane Murphy
Interview télévisée
Crédits : ABC News

J’ai fermé mon bureau, retourné le meuble contre la porte, puis ma chaise et une balle de fil barbelé qui n’attendait que d’être installée pour empêcher les pirates d’embarquer sur le navire. Quelques minutes plus tard, j’ai entendu des coups de feu retentir sur le pont. Ils essayaient de se frayer un chemin à renfort de balles, ai-je pensé. J’ai alors attrapé un manche à balai que j’ai cassé en deux. « Qu’est-ce que tu fous ? me suis-je dit. Ces mecs sont déjà en train de tirer et toi tu es planqué dans ton bureau avec un manche à balai ? » Ils s’est avéré qu’ils ne venaient pas me chercher. Les pirates restaient dehors, à tirer sur les cadenas des échelles pour pouvoir monter sur le pont. La voix du capitaine Phillips a éclaté dans ma radio. « Ils sont sur le pont. Ils ont pris le pont d’assaut. » Je suis monté sur le pont A tout en restant près de l’avant du rouf – ainsi qu’on appelle la structure élevée à la proue, là où se trouvent les quartiers de l’équipage et le réfectoire – de façon à ce que personne ne puisse me voir au-dessus. J’entendais de nombreux cris, si bien que j’ai décidé de trouver un endroit où me cacher. Juste en-dessous de moi, un chemin s’étendait sur le pont principal, aux deux extrémités des écoutilles, afin qu’on puisse marcher sur toute la longueur du bateau. Je savais que les piles de conteneurs me serviraient d’abri, mais nous voyagions léger. L’écoutille la plus proche, la numéro 5, disposait de piles de quatre conteneurs, et la plus éloignée, la numéro 1, était elle aussi pourvue de piles de conteneurs. Restait le vide entre les deux, environs 30 pieds sans aucune couverture. Il me fallait courir comme un fou. J’étais adossé au rouf, en nage dans mon survêtement noir et mon t-shirt – les vêtements avec lesquels j’avais dormi. Cela faisait un an que j’étais sur l’Alabama, et j’avais inspecté chaque centimètre du bateau. Chaque fois que je m’échauffais sur le pont, je pensais aux pirates. Dans ma tête, j’avais effectué ce sprint des millions de fois. Lorsque j’ai été enfin prêt à m’élancer, le temps a eu l’air de ralentir. J’ai songé à mon grand-père, qui m’emmenait sur son langoustier quand je portais encore des couches. Son cerveau avait été sévèrement endommagé, car il avait reçu une balle dans la tête au cours de la Seconde Guerre mondiale. Pas question que cela m’arrive, me suis-je dit. J’ai repris mon souffle, me suis vidé l’esprit, et j’ai sauté sur le pont principal. J’ai alors commencé à courir sans jeter un coup d’œil en arrière. Une fois arrivé aux conteneurs de la cale avant, je me suis tapi dans l’ombre, haletant. Pas de coups de feu. Personne ne m’avait vu. Mon souffle retrouvé, je me suis débrouillé pour me glisser à bâbord. Je pouvais apercevoir le skiff des pirates flottant vers le centre de la coque. Il y avait deux hommes à bord, les pieds nus, vêtus de t-shirts miteux et armés d’AK-47. J’ai alors réglé ma radio pour décrire ce que je voyais au capitaine Phillips. Les deux pirates pouvaient nous entendre, mais cela ne voulait pas dire qu’ils pouvaient nous comprendre. Le capitaine parlait encore plus vite que moi – et ce n’est pas peu dire – et nous venions tous deux de Nouvelle-Angleterre, aussi pouvait-on communiquer dans notre jargon « bostonien » sans que ces types comprennent ce qu’il se tramait. J’ai dit au capitaine de raconter que l’équipage n’était composé que de dix-neuf hommes. Il a immédiatement compris. En m’excluant du compte, les pirates n’iraient pas rechercher un vingtième membre de l’équipage. De cette façon, je pouvais continuer à rôder jusqu’à trouver un moyen de compromettre leur opération.

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À la dérive
Vidéo de surveillance d’un P-3C Orion
Crédits : U.S. Navy

 

« Je suis ton pire cauchemar. »

8 h 30 Vingt minutes s’étaient écoulées depuis que les deux premiers pirates avaient embarqué. J’ai aperçu du mouvement vers le rouf. Colin Wright et ATM Reza marchaient vers bâbord. Un des pirates pointait un AK-47 dans leur dos. Il les forçait à gréer l’échelle de pilote – une échelle de corde que l’on positionne sur le côté – afin que les deux autres pirates puissent grimper. J’ai senti le bateau s’affaisser considérablement d’un côté. Puis il a basculé dans l’autre sens, à 20 degrés. J’ai su ce qu’il se passait. Le premier ingénieur, un Texan sympathique et imposant du nom de Matt Fisher, était dans la salle de pilotage et faisait tourner le gouvernail. Il essayait d’empêcher les deux autres pirates de monter à l’échelle. Sa technique n’a pas fonctionné, mais il avait chahuté tellement d’eau de mer que le petit skiff a été inondé et renversé. Je l’ai observé flotter dans l’horizon. Nous étions peut-être otages, mais les pirates non plus ne descendraient pas de notre bateau. Ils étaient eux aussi pris au piège. Après cela, l’équipage sous le pont a tout coupé : les moteurs, l’électricité, tout. Lentement, l’Alabama s’est arrêté pour n’être plus qu’une gigantesque masse inerte. Silencieux, à la dérive, comme un vaisseau fantôme. 8 h 45 Le pont était équipé de deux grues, une à l’avant et une à l’arrière, utilisées pour soulever la cargaison. Elles étaient hautes d’environ 100 pieds, et j’ai supposé qu’en grimpant dans l’une d’entre elles, je pourrais avoir une vue éclairée du pont. Une fois dans la cabine, j’ai ouvert une trappe, je suis grimpé au sommet et je me suis caché derrière l’imposant rouleau de câble de la grue. Les pirates ne pouvaient pas me voir, mais je voyais tout ce qui se passait sur le pont. Une demi-heure plus tard, Mike Perry a grimpé pour me rejoindre. C’était un homme plus âgé, la soixantaine, mais à le regarder on aurait juré qu’il avait vingt ans de moins : il était en forme, intelligent et très sérieux quant à ses croyances mormones. Elles l’avaient sans doute aidé à rester calme et serein ce jour-là. Mike et moi avons changé de fréquence radio de façon à pouvoir communiquer sans que les pirates nous écoutent, puis nous avons commencé à élaborer des plans. On m’avait répété toute ma vie : « Les États-Unis ne négocient pas les prises d’otage. » Et je ne serais pas le premier à le faire. Mais nous ne pouvions pas faire grand-chose en pleine journée contre quatre hommes munis de fusils d’assaut. Nous avons alors décidé d’attendre la tombée de la nuit, et d’attaquer avec ce qu’on pourrait bien trouver. 9 h

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Mike Perry
Chef mécanicien du Maersk Alabama
Crédits : Osprey Observer

Le ciel était dégagé, l’air immobile, et le soleil s’élevait de plus en plus haut dans le ciel. La température atteignait déjà les 30 degrés. La journée s’annonçait caniculaire. Une heure dans la grue et déjà nous étions en sueur. Nous savions que l’équipage dans la chambre forte se trouvait dans un état déplorable car, ne nous racontons pas d’histoires, ce n’était pas l’endroit le plus agréable dans lequel se trouver. Il y faisait au moins six degrés de plus qu’à l’extérieur et il n’y avait aucune véritable ventilation. Aux environs de 9 h, Mike a décidé de descendre pour voir s’il pouvait apporter de l’eau à la chambre forte. Il s’est faufilé dans un des tunnels qui s’étendait sous le pont. En cas de mauvais temps, ils permettaient de se rendre n’importe où sur le bateau sans se faire tremper. Désormais, ils nous permettaient à Mike et à moi de nous déplacer sans être vus. Je commençais à me sentir nerveux, en haut de ma grue, et déshydraté. J’ai donc décidé de bouger. Je suis moi aussi descendu dans les tunnels, jusqu’aux écoutilles proches du rouf. Dans le magasin avant, j’ai enfilé la capuche NOMEX d’un uniforme ignifugé. C’était le genre de choses que porterait un ninja, et je pensais avoir peut-être l’air plus effrayant. En outre, elle protégerait mon visage du soleil. J’ai ensuite pris un rouleau de ruban adhésif et des ciseaux, de quoi faire de décentes armes blanches, avant de fourrer le tout dans ma chaussette. Dans les tunnels, sur le chemin du retour, j’ai entendu la voix du capitaine Phillips se manifester dans la radio. « Ils veulent voir quelqu’un, a-t-il dit, ça devient sérieux. » J’ai découvert plus tard pourquoi les pirates étaient si paniqués. Ils avaient envoyé Colin Wright, le troisième, chercher le reste de l’équipage. Mais aucun pirate ne l’avait escorté. Colin s’est donc enfui pour se cacher. Voyant qu’il ne revenait pas, les pirates ont envoyé le timonier en bas, accompagné de l’un de leurs hommes. Mais les minutes filaient et ils ne revenaient toujours pas. « S’ils ne voient pas quelqu’un revenir dans cinq minutes, a dit le capitaine via la radio, ils vont commencer à abattre des gens. » Mais il n’a pas prononcé le code. Dans une telle situation, si le capitaine disait « sortez » ou « la voie est libre », c’était probablement sous la contrainte. En vérité, il ne voulait pas que quiconque sorte. La voix de Mike Perry s’est manifestée à son tour dans la radio. « Un de moins. » Je me suis senti envahi par une vague d’énergie. Ils avaient attrapé le pirate qui était descendu avec le timonier, lui avaient tendu une embuscade dans un couloir sombre, l’avaient ligoté avec des câbles, bâillonné, puis traîné dans la chambre forte. Avant cet instant, je nous pensais foutus, purement et simplement. Mais c’était comme si nous avions intercepté une passe de touchdown pour contre-attaquer. À cette seconde précise, l’élan s’est inversé. Nous passions à l’offensive. J’étais remonté à bloc. J’avais abandonné la grue pour voir comment allaient les autres dans la chambre forte. Il y avait une petite écoutille sur le pont qui descendait de 10 à 12 pieds dans la pièce, juste assez large pour y glisser des provisions. Je l’ai ouverte et j’ai aperçu Ken Quinn, Will Rios et Dick Matthews, le second ingénieur, lever les yeux vers moi. Ils étaient tous en mauvais point. « On crève là-dedans, a dit l’un d’entre eux, on n’a pas d’eau et pas d’air. » Il y avait une caisse de Sprite dans mon bureau. Je l’ai récupérée et l’ai lâchée en bas. Quelqu’un a ensuite réclamé la trousse de secours, et je me suis donc infiltré dans la pharmacie pour la chercher. Après avoir largué les provisions, j’ai réalisé qu’il y avait peut-être une radio VHF dans le bateau de survie, avec laquelle j’aurais pu envoyer un SOS. Le canot de survie mesurait 30 pieds de long et était clos, comme un gros ballon de football américain orange que les équipes de sauvetage pouvaient voir flotter dans l’eau. Je me suis introduit à l’intérieur et j’ai commencé mes recherches. Avec tous les systèmes éteints, le bateau était silencieux, à la limite de l’étrange. Mais cela signifiait également que les voix et les pas portaient mieux dans l’air lourd qui planait sur l’océan. C’était plutôt une bonne chose : j’ai entendu le capitaine Phillips approcher, en compagnie d’un pirate aux pieds nus armé d’un fusil. Je l’ai entendu dire : « Il n’y a personne ici. » Ils étaient juste devant le bateau de survie. Alors que la tête du capitaine a émergé, suivie de celle du pirate, je me suis recroquevillé derrière un siège. « Vous voyez ? Personne ici. »

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Le bateau de survie
Vidéo de surveillance aérienne US Navy Scan Eagle UAV
Crédits : U.S. Navy

Je les ai écoutés s’éloigner. Je n’ai pas pu mettre la main sur la radio, mais je me suis souvenu que le capitaine en gardait une dans son bureau. Il se situait quatre ponts plus haut, dans le rouf : un long trajet à effectuer sans se faire repérer, mais je n’avais pas le choix. J’ai réussi à atteindre les quartiers du capitaine. Le coffre était ouvert et la bourse gisait sur le sol, vide. Les pirates avaient volé l’argent : environ 30 000 dollars. J’ai attrapé la radio du capitaine, son téléphone, et j’ai gribouillé une note (« Capitaine, nous en tenons un dans la cabine de pilotage, j’ai allumé l’epirb [la radiobalise de localisation des sinistres, qui envoie un signal de détresse en précisant leur localisation], j’ai votre radio. ») que j’ai glissée dans les autres papiers qui jonchaient son bureau. J’ai supposé que les pirates ne sauraient pas lire l’anglais. 13 h Je me suis perché à nouveau en haut de la grue et me suis préparé à envoyer un SOS grâce à la VHF. Mais il y avait un problème : le pont était branché sur la même fréquence que celle dont j’avais besoin. Tant pis. Je devais tenter ma chance. « SOS, SOS, SOS ! » ai-je dit. « Ici le Maersk Alabama, navire battant pavillon américain, équipage américain. Nous avons été pris en otage par quatre pirates somaliens. À tous les navires présents dans les environs, branchez-vous sur le canal 16. » Les pirates sur le pont fixaient leur radio. J’ai répété mon message de détresse, et alors un des pirates a établi le contact, demandant : « Qui c’est ? » J’ai réfléchi un instant. « Je suis ton pire cauchemar, mon pote, ai-je dit, et je suis responsable de ce navire dorénavant. Si tu veux revoir ton ami vivant, c’est à moi que tu dois t’adresser à partir de maintenant. — Va te faire foutre. — Non, toi va te faire foutre, ai-je rétorqué, vous pouvez partir tout de suite ! Prenez le bateau de survie, prenez l’argent, mais ce bateau reste américain. — Va te faire foutre. — Vous êtes dans la merde, ai-je renchéri, Obama va venir vous faire la peau. » Je savais leur anglais mauvais, mais tout le monde en Afrique connaissait Obama. « Qu’il aille se faire foutre, Obama ! » a-t-il répondu. 16 h Trois longues heures s’étaient écoulées. J’ai continué à m’amuser avec la radio un moment, en parlant avec un accent prononcé du sud. « Maersk Alabama, ai-je dit, ici une coalition de navires de guerre. Nous avons reçu votre message et nous sommes en route vers votre position. » C’était une astuce que m’avait enseignée le capitaine Phillips : avoir une conversation avec soi-même pour faire croire aux intrus que la marine était en chemin. J’essayais de les effrayer comme dans un mauvais épisode de Scooby Doo. Et de toute évidence, ils avaient mordu à l’hameçon. Le capitaine Phillips nous a contactés par radio. Les pirates allaient prendre le canot de sauvetage, un petit moteur hors-bord, et s’en aller. Tout ce qu’ils voulaient, c’était récupérer leur ami.

Un des pirates braquait son AK sur Cronan, Rios et Phillips. Ils n’avaient aucune chance de les maîtriser.

Tandis que le capitaine et les pirates sont descendus sur le pont, Mike Perry et moi avons fait de même. Je me suis posté sur l’aile, et c’est là que j’ai révélé ma présence. J’ai ôté cette lourde capuche ninja de sur ma tête et les ai observés en contrebas. Un des pirates s’est adressé à moi : « Je suis mafia somalienne. » J’ai relevé ma manche pour lui montrer l’un de mes tatouages – comme un symbole d’appartenance à un gang – et lui ai ri au nez. « Moi aussi », ai-je répondu. Le canot de sauvetage flottait sur l’eau, avec à son bord le capitaine et trois pirates. Ils ont crié pour qu’on leur fournisse de l’essence et des provisions. Je suis descendu leur apporter l’essence et les ai jaugés du regard. Ils avaient l’air calme, presque relaxé, fumaient des cigarettes et souriaient, du genre : « Ok, on n’a pas eu la rançon de 3 millions, mais on a eu 30 000 dollars. Ce n’est pas une si mauvaise journée. » Je suis ensuite rentré chercher l’eau et la nourriture. Une minute plus tard, le capitaine Phillips nous a contactés par radio. « Le moteur vient de caler », a-t-il dit. J’ai scruté l’horizon et les ai aperçus, à la dérive, immobiles. C’est un détail important, car le canot de sauvetage était un bateau ouvert, comme un Boston Whaler. S’ils n’avaient pas fini dans le bateau de survie, ils ne se seraient pas retrouvés à lutter durant quatre jours. S’ils étaient restés dans le canot de sauvetage, les snipers de la marine auraient pu les éliminer en une vingtaine de minutes. Quelques-uns d’entre nous se sont affairés à préparer le bateau de survie. Will Rios, le maître d’équipage, s’est porté volontaire pour aider à récupérer le canot des mains des pirates. Le troisième ingénieur, John Cronan, est monté le premier pour s’assurer que tout fonctionnait correctement. Il a vérifié tout l’équipement et a déclaré : « Ouais, tout a l’air d’aller. » Je lui ai alors demandé de retourner sur le navire. « Je ne descendrai pas, a-t-il répliqué, je viens aussi. » Il a décidé de partir avec Rios : pour s’assurer que rien n’allait lui arriver, et peut-être essayer de lutter contre les pirates à forces égales, trois contre trois. Magnifique. Les marins s’entraidaient toujours les uns les autres. Cronan m’a tendu une photo de ses filles. « Si je ne reviens pas, dis à mes filles que je les aime », m’a-t-il demandé, avant de larguer le bateau dans l’eau. Épouser la mer et laisser les êtres chers à quai, cela faisait partie de la vie d’un marin. Ainsi, l’équipage devenait rapidement votre deuxième famille. Un lien que peu de gens pouvaient comprendre. N’importe lequel d’entre nous braverait les flammes pour sauver jusqu’à son pire ennemi sur le bateau. C’était pour cette raison que Mike Perry et moi avions risqué de nous faire capturer pour apporter à nos coéquipiers de l’eau et de la nourriture. Je ne pouvais pas imaginer l’horreur que cela devait être, de rester piégé dans cette chambre en espérant voir ses coéquipiers débarquer avec un plan pour vous libérer. J’étais fier de ne pas les avoir abandonnés. Et je savais qu’ils auraient fait de même.

La vengeance de Bainbridge

19 h Le soleil se couchait. Le bateau de survie flottait en bas de l’échelle de pilote. Un des pirates braquait son AK sur Cronan, Rios et Phillips. Ils n’avaient aucune chance de les maîtriser. Nous avions gardé le pirate piégé, un gosse nommé Abduwali Muse, sur le pont avec nous, en gage contre la prise d’otage de Phillips. J’ai dit au capitaine qu’une fois le bateau apprêté, il devrait remonter en même temps qu’Abduwali descendrait.

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Le pirate
Abduwali Muse lors de son arrestation
Crédits : ABC News

« Non, a-t-il répondu, je sauterai dans l’eau une fois que tous les pirates se seront éloignés. — Non, non, ai-je insisté. Vous monterez quand il descendra. En même temps. » Je croyais l’avoir vu opiner en guise d’approbation. Mais c’est là que les choses se sont compliquées. « Capitaine, vous êtes prêt ? ai-je crié. Je l’envoie en bas. » Le pirate est descendu, Cronan et Rios sont arrivés. « Bien, ai-je dit, maintenant montez à l’échelle. » Il s’est contenté de lever les yeux vers nous, les pirates braquant leurs fusils sur lui. « Capitaine, ai-je hurlé, grimpez ! — Je vais juste leur montrer comment piloter le bateau », a répondu le capitaine Phillips. La porte s’est refermée et alors, comme le capitaine me l’a raconté plus tard, les pirates l’ont fait redescendre. Nous n’avons pas réalisé tout de suite qu’ils nous avaient arnaqués et qu’ils avaient enlevé le capitaine. Le bateau de survie s’est éloigné nonchalamment, et je m’accrochais à l’espoir que le capitaine Phillips allait juste faire un petit tour puis faire demi-tour. Mais la distance entre nous continuait à se creuser. J’ai ordonné à l’Alabama de les suivre. Puis je me suis précipité sur le pont. Un de nos projecteurs était braqué sur le canot. Nous étions en contact avec un navire de coalition qui naviguait vers nous, et je leur ai demandé par radio d’envoyer un avion pour survoler de près les pirates. Un avion de chasse a rugi bas dans le ciel – pas plus de 30 pieds au-dessus de l’eau. Les pirates étaient sans doute effrayés, mais ils n’ont pas ralenti. J’ai réalisé que même si j’avais été promu sur le champ de bataille, je prenais alors les premières décisions tactiques de ma carrière, dans les pires circonstances imaginables. Une attaque pirate, un homme possiblement à l’eau – à ce moment-là nous continuions à penser que le capitaine Phillips avait pu sauter du bateau – et l’alarme incendie s’était même déclenchée lorsqu’une bouée fumigène que nous avions déployée s’était accrochée au montant de l’échelle. Puis le téléphone sur le pont s’est mis à sonner toutes les cinq secondes : Al Jazeera, CNN, NBC, ABC, Katie Couric… C’était comme si tous les journalistes du monde voulaient nous parler. À 21 h, alors que la nuit devenait complètement noire, des points ont commencé à apparaître sur le radar, et dans la radio jacassaient des voix dans des dialectes somaliens ou avec des accents d’Europe de l’Est. Les Somaliens retenaient en otage des centaines de marins étrangers et forçaient les équipages à chasser de nouvelles cibles. « On arrive, disaient-ils, de nouveaux vaisseaux-mères arrivent. » 9 avril, 1 h du matin Nous avons poursuivi le bateau de survie pendant six heures avant d’avoir des nouvelles du capitaine Phillips. Il nous a contactés par radio pour nous dire que les pirates arrêteraient les frais si nous faisions de même, et que nous attendrions alors l’aube pour entamer les négociations. « Dites-leur qu’ils peuvent monter à bord, ai-je répondu. Dites-leur de jeter leurs armes, que nous leur fournirons de quoi manger et que nous les ramènerons en Somalie. » Ils refusent, a-t-il répondu. Ils ne voulaient pas nous rendre le capitaine.

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Enfin libre
Le commandant de l’USS Bainbridge et le capitaine Phillips
Crédits : U.S. Navy

L’USS Bainbridge, un destroyer lance-missiles, est arrivé peu de temps après. La marine voulait nous voir quitter ces eaux et poursuivre notre route vers Mombasa. La compagnie de navigation elle aussi vouloir nous voir déguerpir. Je ne voulais pas abandonner notre capitaine, mais après réflexion, c’était la bonne décision à prendre. La marine s’occuperait du capitaine Phillips. Moi, je devais m’occuper de l’Alabama et de son équipage. Nous avons alors mis le cap sur le Kenya, avec une escorte militaire à bord. Ce n’était pas une équipe de combat ordinaire, plutôt les cuisiniers et tous ceux dont ils pouvaient se passer. D’ailleurs, la plupart étaient très jeunes. Mais au moins, ils avaient des armes. Au lever du soleil, l’équipage était fatigué et nerveux, et il nous restait un bon bout de chemin à parcourir dans ces eaux agitées. J’ai rassemblé tout le monde pour une réunion, même les recrues de la marine. « Il y a des rumeurs, ai-je annoncé à tout le monde, non confirmées, comme quoi des pirates mobiliseraient des navires du nord à l’ouest. Il semblerait que toute cette affaire n’est qu’un plan des pirates pour tester de nouveaux rapports de force. Et nous sommes leurs cobayes. » L’équipage a opiné. « Nous avons douze heures pour franchir ce périmètre d’enfer, ai-je dit. Je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour ramener ce bateau à quai, et je demanderai à quiconque n’est pas disposé à m’aider de bien vouloir s’écarter. » J’ai marqué une pause. « Regardez votre voisin. Faites-lui confiance et il en fera de même pour vous. Nous ne pouvons que compter les uns sur les autres. » Tout le monde avait l’air prêt. « C’est parti, ai-je lancé. On y va. Go, Alabama ! Emporte-nous, saloperie de marée. »

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Otage
L’USS Bainbridge porte secours au capitaine Phillips
Crédits : lance-caporal Megan E. Sindelar

Nous sommes arrivés à Mombasa sans rencontrer d’autre difficulté, même si la marine kényane ne nous a finalement pas escortés comme je l’avais demandé. Quand nous avons appareillé et que j’ai aperçu leurs bateaux militaires, je n’ai pas pu m’empêcher de penser : « Pourquoi êtes-vous encore sur le dock ? Pourquoi n’êtes-vous pas en mer à patrouiller pour réprimer les pirates ? » Nous avons attendu à Mombasa que se termine la confrontation entre la marine et les pirates. Loin au large, Abduwali Muse était monté sur le Bainbridge négocier pour les pirates, qui lui avaient sauvé la vie. Au quatrième jour, les snipers sur la dunette du Bainbridge ont simultanément abattu tous les pirates sur le canot d’un tir en pleine tête. Le capitaine Phillips était libre. Pour l’occasion, nous avons passé « Sweet Home Alabama » dans les haut-parleurs, et tiré quelques fusées éclairantes en guise de célébration. Les Kenyans n’étaient pas de la même humeur et nous ont dit de la fermer, mais nous les avons ignorés. Je me demande toujours si le fait que le sauvetage du capitaine a eu lieu le 12 avril, le dimanche de Pâques, est une coïncidence. Je sais que beaucoup de personnes ont prié pour nous, et j’ai le sentiment qu’une force supérieure a veillé sur nous durant tout ce temps. Peut-être William Bainbridge y était-il pour quelque chose… C’était le contre-amiral auquel le destroyer devait son nom, un combattant aguerri contre les pirates. Il était aussi le commandant du dernier navire américain à avoir été saisi par les pirates, en 1803 sur les côtes de la Tunisie. Il avait été fait prisonnier pendant plus de deux ans et avait juré de se venger. De toute évidence, il avait eu sa revanche. Et j’étais honoré d’avoir pu apporter mon aide.

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Sains et saufs
L’équipage du Maersk Alabama
Crédits : Maersk Line, Limited


Traduit par Mehdi Chauvot d’après l’article « “I’m Your Worst F**king Nightmare” », paru dans GQ. Couverture : Des pirates prennent d’assaut un navire marchand, par Jason R. Zalasky.