D’épaisses colonnes de fumée noire s’élèvent vers l’azur saoudien. Quelques heures plus tôt, vers quatre heures du matin, des bombardements ont pris pour cible les installations de traitement de pétrole Saudi Aramco à Abqaïq et Khurais, dans l’est du royaume. Une attaque d’une envergure jamais vue depuis la première guerre du Golfe.
Les rebelles Houthis du Yémen, soutenus par l’Iran, revendiquent l’attaque aérienne, mais Riyadh n’y croit pas. Pour les autorités saoudiennes, il ne fait aucun doute que Téhéran est directement derrière l’agression. Et elles disent avoir les moyens de le prouver.
Le 18 septembre, devant une foule de journalistes venus contempler les débris des 18 drones et 7 missiles de croisière qui auraient été utilisés lors des bombardements, le colonel Malki affirme que l’attaque ne pourrait pas avoir été perpétrée par les Houthis. « La precision d’impact des missiles de croisière a demandé une sophistication hors de portée du proxy iranien », tranche-t-il.
Naturellement, l’Iran nie en bloc les accusations saoudi-américaines et dit de tenir prêt à riposter en cas de représailles supposément injustes. La tension ne saurait être plus élevée entre les deux forces majeures du golfe Persique, d’autant que ses racines sont profondes. L’entretien qui suit éclaire leur nature et permet de comprendre où le conflit commence et où il pourrait mener.
Robert Baer est un vétéran de la CIA, pour laquelle il a travaillé durant 21 ans, principalement au Moyen-Orient. Au cours de cette interview, il remonte aux sources du conflit larvé entre l’Arabie saoudite et l’Iran, et sur le rôle que jouent les États-Unis dans ce dangereux face à face.
Guerre froide
Pourquoi a-t-on souvent l’impression que les États-Unis comprennent mal le Moyen-Orient ?
L’avantage qu’ont les Français lorsqu’ils parlent du Moyen-Orient, c’est que la France était présente en Afrique du Nord jusqu’en 1962. Aujourd’hui encore, il y a beaucoup de Français d’origine maghrébine à Paris comme à Londres. En revanche, à Los Angeles ou même à New York, il y en a peu. Il y a des Iraniens mais ce sont tous des anciens partisans du Shah. Quant aux Palestiniens de New York, ils se sentent aujourd’hui plus new-yorkais que Palestiniens.
Le concept de guerre froide est-il le plus pertinent pour parler de l’éternel conflit larvé entre l’Arabie saoudite et l’Iran ?
Oui. Je reviens de Damas et, avant de partir, j’ai utilisé mes relations au palais présidentiel pour essayer d’entrer dans une prison car je voulais parler avec un takfiri. J’aurais voulu lui demander pourquoi ils avaient dynamité Palmyre et pourquoi ils avaient gaspillé tant d’explosifs. Mais malgré toutes les personnes que j’ai rencontrées, ça a été une perte de temps. Ils n’avaient aucune intention de me laisser entrer en prison. Ils y ont déjà ouvert les portes exceptionnellement pour un journaliste français, mais en temps normal, les Syriens ne donnent à personne l’autorisation d’y pénétrer.
Ce dont je suis certain, c’est que la guerre en Syrie est devenue une guerre opposant l’Iran et son allié russe aux sunnites wahhabites et aux Saoudiens. J’ai contacté des Saoudiens sur Skype et je les ai interrogés sur Falloujah. Ils sont horrifiés de voir toutes ces personnes massacrées parce qu’ils s’identifient à ces gens – et pas forcément directement à l’État islamique, mais à ces gens. Ce sont des Saoudiens cultivés et ils ont la conviction que les chiites veulent exterminer les sunnites, les annihiler totalement. Leur objectif ultime serait de prendre La Mecque – aussi fou que cela puisse paraître.
D’après eux, les chiites pensent que leur temps est enfin venu, et les Iraniens utilisent les Houthis pour passer par le Yémen. Les Saoudiens sont devenus totalement paranoïaques. Et avec le prix du pétrole, ils désirent par-dessus tout renverser les chiites à Bagdad, voire même en Iran. Le pétrole est leur seul pouvoir. À cela s’ajoute le fait que les Saoudiens ont la conviction que les Iraniens ont tué Rafiq Hariri, leur agent libanais.
Il y a assez peu de doute sur le fait que cet attentat est l’œuvre du Hezbollah, leur proxy libanais.
Oui, j’ai vu les preuves lorsque je travaillais au Tribunal spécial des Nations unies pour le Liban. Avant la condamnation, elles ont été rendues publiques. Les Saoudiens se sont dit que si l’Iran avait pu tuer Hariri (qui finançait les takfiris au Liban), alors les Saoudiens étaient tous vulnérables. Le régime saoudien se sent faible face à l’Iran. Aux États-Unis, on ne voit pas les choses sous cet angle, on est obnubilé par le terrorisme : ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas. Les Américains sont comme les Romains qui ne savaient rien des Goths, des Wisigoths ou des Vandales. La seule chose qu’ils voulaient, c’était se faire de l’argent sur leur dos.
L’Irak est le point de contact le plus chaud entre sunnites et chiites.
Exactement. Les États-Unis ne refusent de discuter avec les sunnites d’Anbar et le responsable de notre politique en Irak, Brett McGurk, ne le fera pas. Je le sais puisque j’ai personnellement essayé de les mettre en relation. Il les a laissés en plan. D’après McGurk, la seule façon de parler avec les sunnites d’Anbar, c’était de passer par le bureau de leur Premier ministre Abadi et de lui embrasser les mains et le cul pour qu’il daigne vous parler.
La position américaine dans cette guerre froide est-elle devenue intenable ?
Les États-Unis soutiennent les chiites en Irak depuis la dernière guerre du Golfe mais, plus globalement, ils soutiennent les Saoudiens contre l’Iran et, encore plus globalement, ils sont opposés aux Russes et au croissant chiite. C’est de la schizophrénie, il n’y a pas d’autre mot.
Quelle sont les conséquences de cette schizophrénie sur le terrain ?
Le problème, c’est que les États-Unis et ses alliés prennent part à une guerre sectaire. Elle ne peut pas être gagnée. Même si l’on prend Racca, que l’on chasse Daech de Mossoul, une autre force surgira, autre part… à moins qu’ils n’atterrissent tous en Turquie et ne créent leur État là-bas, ce qui serait tout aussi désastreux. Sans compter que refuser tout dialogue avec les Iraniens est encore plus insensé : les États-Unis servent d’appui aérien aux Iraniens des Force Al-Qods à Falloujah. Aujourd’hui, les marines américains servent de force aérienne à l’Iran et personne ne veut s’en rendre compte.
Nous sommes entrés dans une guerre perpétuelle et les État-Unis n’en sortiront jamais. Au total, le budget que le gouvernement a alloué au Moyen-Orient approche le billion de dollars. Pour beaucoup de gens, se battre dans cette guerre interminable est devenu un moyen de gagner sa vie. C’est orwellien.
Histoire sans fin
L’OTAN semble avancer à vue…
C’est encore pire que ça. Les forces spéciales ne font pas grand-chose là-bas, ils font juste des selfies quand ils sont de sortie. Un SEAL a été tué il y a environ un mois et les autres SEAL se sont demandés : « Pourquoi avait-il un drapeau américain sur l’équipement qu’il portait ? » Ce qu’ils font, c’est qu’ils prennent des drapeaux et les mettent sur leurs sacs à dos, les emportent en mission et les renvoient aux États-Unis pour les vendre.
C’est comme ce type qui a déclaré avoir tué Ben Laden, il réclamait des pots-de-vin pour en parler alors qu’il portait encore l’uniforme des SEAL. On se croirait dans Mad Max. Pourquoi avoir tué le chef des talibans au Pakistan ? Maintenant, les talibans ont un nouveau chef à leur tête et c’est encore pire : il a lancé plus d’attaques que nous aurions pu l’imaginer. Qui est à la tête des talibans ? On s’en fiche complètement. Personne n’a jamais réussi et personne n’arrivera jamais à unifier les Pachtounes. Jamais. L’assassiner servait simplement à dire au Congrès, qui est dominé par les Républicains : « Regardez ! On a tué quelqu’un ! On combat le terrorisme. »
La seconde guerre du Golfe semble être la source du chaos.
Effectivement. On a inventé n’importe quoi sur Saddam et le 11 septembre et c’était une excuse pour partir en guerre. On promeut un général comme Petraeus (qui est demeure une figure respectée aux USA), McChrystal ou un autre, puis ils forment un lobby. Ils passent vingt ans dans l’armée et ils travaillent ensuite pour une entreprise de Défense. C’est comme ça qu’ils gagnent leur vie.
Quelles seront les relations entre les États-Unis et ses alliés traditionnels, l’Arabie saoudite et la Turquie ?
Je pense que l’Arabie saoudite et la Turquie vont se replier sur l’islam dans des proportions inimaginables. Erdogan ressemble de plus en plus à un Frère musulman, cela se ressent dans tout ce que lui et sa femme disent. Il a centralisé les pouvoirs. La Turquie va entrer de plus en plus en confrontation avec l’Iran et l’issue risque, encore, d’être chaotique.
Pendant ce temps, la civilité de la famille royale saoudienne ne cesse de m’étonner. Ils sont comme le petit Hans Brinker qui colmate avec son doigt la brèche de la digue au bord de l’explosion. Quand aura lieu cette explosion ? Je ne sais pas. Le fait que certains membres hauts placés de la famille royale aient été kidnappé en Europe ces derniers mois, vraisemblablement par le pouvoir saoudien, n’est pas un bon signe. Avec l’Arabie saoudite, on lit dans du marc de café, on ne sait pas vraiment ce qu’il reste dans leurs champs de pétrole. Si le prix du baril reste à 40 dollars pendant cinq ans, ils seront sur la paille. Alors l’Arabie saoudite se divisera et quiconque voudra se défendre d’une invasion des Houthis utilisera l’islam pour justifier la guerre. Plus le chaos règne, plus les gens se tournent vers Dieu.
Et que feraient les États-Unis si le chaos gagnait l’Arabie saoudite ?
Rien du tout, on ne peut rien faire. Il faut considérer les guerres au Moyen-Orient comme des expéditions punitives, et aucune expédition punitive lointaine n’a jamais été couronnée de succès. « Les sunnites » nous ont attaqués le 11 septembre et nous avons contre-attaqué. De quels sunnites s’agissait-il ? Aucune importance.
Pensez-vous que l’Iran et l’Arabie saoudite deviendront des puissances nucléaires ?
Pas pour le moment. Les Iraniens n’ont pas besoin de la bombe. Si les Iraniens en obtenaient une, les Saoudiens feraient de même rapidement. Je pense que c’est le dernier de nos soucis.
Quelles alliances émergeraient de la chute de l’État islamique ? Serait-ce la Turquie, l’Arabie saoudite et le Pakistan contre le croissant chiite et la Russie ?
Oui, et paradoxalement il serait davantage dans l’intérêt des États-Unis de soutenir le croissant chiite. Il y a huit ans, j’ai écrit un livre à ce sujet et j’y expliquais qu’on finirait par les soutenir malgré nous. De toute évidence, la Turquie, l’Arabie saoudite et le Pakistan ne sont pas nos amis. Il n’y a presque aucun doute sur le fait que des gens hauts placés au Pakistan ont caché Ben Laden. Le secrétaire de la Défense des États-Unis, Robert Gates, maintient qu’il avait des soutiens à Abbottabad.
Les gens ne veulent pas se confronter aux éléments qui prouvent que des diplomates saoudiens sur le sol américain ont communiqué avec des terroristes du 11 septembre. Je ne sais pas quels sont les tenants et les aboutissants de tout cela, c’est extrêmement bizarre, et personne ne veut savoir. Il est trop horrible d’imaginer que quelqu’un au sein des officiels pakistanais aurait pu cacher Ben Laden. Comment savoir s’il s’agissait de l’ISI ou de l’armée pakistanaise ?
Comment imaginez-vous le futur de l’État islamique ?
C’est un pouvoir irrationnel qui va chuter comme Zarqaoui avant eux. Mais ils seront remplacés par autre chose. Et je ne pense pas que les frontières syriennes et irakiennes seront réinstaurées. La défiance entre les sunnites et les chiites est immense.
C’est à se demander si la Troisième Guerre mondiale n’a pas déjà commencé dans le Golfe persique.
Traduit de l’anglais par Tancrède Chambraud et Antoine Coste Dombre d’après l’entretien réalisé par Arthur Scheuer.
Couverture : Des keffiehs saoudiens et le président iranien Hassan Rohani. (Majid Saeedi)