Le crash
Le martèlement brise le silence ancestral, presque surnaturel, du détroit de Davis, un bras de mer glacé séparant le Canada et le Groenland. Teuf-teuf, teuf-teuf, teuf-teuf. Cela semble provenir d’en haut, mais le brouillard marin est si épais que la source du bruit demeure invisible. Le son se rapproche, gagne en intensité. TEUF-TEUF, TEUF-TEUF, TEUF-TEUF. Le pilote porte une combinaison de survie en Néoprène rouge. Seulement, il fait très chaud dans l’hélicoptère et les moufles intégrées à la tenue l’empêchent d’ajuster le manche cyclique avec précision.
Après avoir volé pendant 42 jours, parcouru plus de 33 000 kilomètres et survolé trois continents, il a bien mérité de relâcher un peu la pression et de défaire le haut de sa combinaison. Il est donc torse nu lorsque l’appareil se met à mugir. Ce n’est pas un gros hélicoptère, seulement un vaillant Robinson R22 de 400 kilos qui ne dépasse pas les 190 kilomètres par heure. Le pilote en connaît le moindre recoin, le moindre boulon. Cela fait des années qu’il prend les commandes des R22. Il n’ignore donc pas la signification de ce mugissement : l’une des courroies servant à transmettre l’énergie du moteur aux hélices vient certainement de lâcher. Il n’ignore pas non plus ce qui va se passer ensuite. La pression d’admission augmente. La vitesse diminue. L’hélicoptère perd de la hauteur.
Le pilote enclenche l’autorotation, un mode de sécurité qui permet à l’appareil de descendre en planant. Alors à 900 mètres d’altitude, l’engin se laisse tomber et traverse le brouillard à une vitesse avoisinant les cinq mètres par seconde. Mais où tombera-t-il, au juste ? Lorsqu’il ressort enfin du brouillard, il n’est plus qu’à 60 mètres au-dessus d’une mer à moitié gelée. À peine le temps de manœuvrer. Le pilote vise une plaque de banquise de la taille d’un terrain de basketball. Seulement, quelques secondes plus tard, il comprend qu’il n’y parviendra pas. Très adroitement, il incline légèrement l’appareil pour minimiser la puissance de l’impact, et les patins de l’hélicoptère se posent en douceur à la surface de l’eau.
Alors qu’il s’extrait de la cabine, le pilote sait que les pales pourraient très bien lui couper la tête. Usant de tout son poids, il fait basculer l’appareil sur le flanc gauche et les pales explosent lorsqu’elles entrent en contact avec la mer. Cela a pour effet de noyer le moteur, mais maintenant, la queue s’enfonce dans l’océan et l’engin commence à couler. Vite. Une eau glaciale inonde la cabine de pilotage, s’accumule contre son torse nu, ruisselle le long de la combinaison de survie à demi-ouverte. Son équipement flotte à la surface — des réservoirs de carburant en plastique, un petit sac contenant ses vêtements —, mais les pièces les plus précieuses sont fixées au pare-brise par des ventouses : deux traceurs GPS, une balise de détresse et un téléphone satellite.
Quelque part sous le siège se trouve également un canot de sauvetage gonflable doté d’un kit de survie comprenant trois fusées, un demi-litre d’eau et une petite boîte de protéines en comprimés. Presque aussitôt, le pilote est immergé jusqu’au cou. Il ne peut se permettre de sauver qu’un seul objet : le téléphone, la balise, le traceur GPS ou le canot. Avec le téléphone, il pourrait appeler les secours. La balise et le GPS donneraient aux sauveteurs une chance de le localiser. Mais tout cela ne lui servira à rien s’il ne peut rester à la surface.
Il tente d’attraper le canot, mais celui-ci est coincé sous le siège, et la cabine est si étroite qu’il ne peut prendre appui sur rien pour tirer dessus d’un coup sec. Il sort de l’appareil, prend une profonde inspiration, puis plonge et pénètre de nouveau dans l’hélicoptère submergé. L’eau est salée, sombre, et si froide — pas plus d’un degré Celsius — qu’il peine à garder les yeux ouverts. Mais il doit trouver le canot. Ce dernier est sorti de sous le siège et flotte non loin, entortillé dans la ceinture de sécurité. Le pilote le libère avant de remonter à la surface, inspirant de grandes goulées d’air.
Dès qu’il a repris son souffle, il se met à nager en direction du bloc de glace le plus proche, celui sur lequel il a tenté de se poser… à 50 mètres de là. Le canot de sauvetage pèse dans les dix kilos. D’une main, il le maintient au-dessus de sa tête tandis que de l’autre, il tente d’avancer à grands coups de bras. Il propulse son mètre quatre-vingt et ses quatre-vingts kilos à l’assaut des vagues, alourdi par le Néoprène gorgé d’eau. Chaque brassée le rapproche un peu plus de son but tout en envoyant toujours un peu plus d’eau dans sa combinaison qui le tire vers le fond. Ces eaux sont le terrain de chasse des orques et du requin du Groenland, mais cela n’effleure pas l’esprit du pilote. Il n’a qu’une idée en tête : atteindre la plaque de banquise.
Après trois éreintantes minutes, il y parvient enfin. Mais la glace d’un bleu éclatant fait tout juste soixante centimètres d’épaisseur et s’avère criblée de trous, rendue poreuse par au moins deux années de fonte et de glaciation successives. Le poids de sa combinaison l’empêche de faire passer ses jambes par-dessus le rebord en dents de scie. Pourtant, il n’abandonne pas et cherche le bon endroit pour se hisser, à l’image d’un enfant qui tente de sortir de la piscine par son côté le plus profond. La glace coupante lui écorche la peau. Le sang coule le long de ses avant-bras et va se mêler à l’eau de mer. Il trouve un endroit plus lisse, presse son torse nu contre la glace et, se servant de ses ongles comme de griffes, parvient à se hisser en se dandinant.
Le moindre centimètre carré de son corps est trempé et son torse est désormais exposé au vent mordant. Il frissonne violemment, un réflexe censé l’aider à générer de la chaleur. Les mains tremblantes, il peine à retirer la combinaison dont le Néoprène colle obstinément à sa peau. Une fois qu’il en est libéré, il la secoue dans l’espoir de l’essorer. Ce n’est qu’à cet instant, alors qu’il se tient seul sur la plaque de banquise, uniquement vêtu de ses chaussures de course, quinze minutes après la rupture de la courroie de distribution, que la situation lui apparaît clairement.
Sergey Ananov est coincé sur un bloc de glace quelque part dans le cercle arctique. Il n’a à sa disposition ni balise de détresse ni téléphone, et pour ainsi dire pas d’eau. Le brouillard le dissimulera à la vue des sauveteurs. La nuit finira par lui tomber dessus. L’hypothermie lui tombera dessus. Quant aux créatures de toutes tailles qui luttent pour survivre dans cet univers primordial… peut-être bien qu’elles lui tomberont dessus, elles aussi.
Son regard se perd au-delà de la glace, par-dessus les eaux libres tourbillonnantes du détroit de Davis. Il est seul et chaque minute qui passe le fait dériver, l’éloignant un peu plus de l’endroit où l’hélicoptère s’est écrasé, amenuisant ses chances d’être un jour retrouvé. L’homme a piétiné la terre, escaladé les montagnes et exploré les fonds marins sur toute la surface du globe, mais en cherchant bien, on peut encore trouver des endroits hostiles et reculés où se confronter à la nature.
Des records restent à établir. On peut encore devenir le premier ou la première à accomplir quelque chose, comme Hillary, Shackleton et Yeager l’ont été de leur temps, ou comme Musk, Branson et Bezos rêvent de l’être un jour. Aux yeux de ces hommes, l’attrait est aussi simple que cela : c’est le désir d’être enregistré comme étant le premier être humain à faire quelque chose. L’immortalité. Qui ne rêve pas de voir son nom entrer dans la légende ?
Le froid ultime
Le 13 juin 2015, son Robinson R22 quittait l’aérodrome de Shevlino en Russie, à une trentaine de kilomètres de Moscou. Ananov, alors âgé de cinquante ans, était à la tête d’une entreprise de recyclage. Il comptabilisait cinq records du monde en aviation, tous établis grâce au R22, mais il n’avait jamais rien tenté de si ambitieux : être le premier homme à effectuer un tour du monde en solitaire à bord d’un hélicoptère pesant à peine une demi-tonne.
Selon la Fédération aéronautique internationale, une organisation établie en Suisse qui recense les records en aviation, à ce jour, un seul tour du monde en solo a été mené à bien en hélicoptère. Toutefois, celui-ci s’est déroulé dans un appareil bien plus lourd et le pilote était suivi de près par un soutien aérien qui transportait des pièces de rechange et du carburant. Le R22 se destine surtout à former des pilotes, rassembler des troupeaux de bétail et patrouiller aux alentours des pipelines, et non à voyager autour du globe.
En outre, à l’exception de quelques amis qui suivaient son périple en ligne en cas d’urgence, Ananov relevait seul ce défi. Ce record allait lui assurer une place parmi les plus grands. Il a commencé par survoler la Sibérie pour rejoindre l’Alaska avant de faire route vers le sud, traversant l’Ouest des États-Unis, puis de zigzaguer au cœur du territoire américain. Personne avant lui n’avait relevé ce défi insensé, aussi n’avait-il aucun record de temps à battre.
Pour autant, Ananov ne voulait pas que l’on considère son périple comme la simple escapade bucolique d’un vulgaire dilettante. Il décollait à l’aube et ne se posait souvent qu’une fois la nuit tombée, parcourant en moyenne 700 kilomètres d’une traite. Parfois, il lui arrivait même d’en couvrir plus de 950 en une journée. Il faisait le plein dans les terrains d’aviations du coin, se nourrissait principalement de fast-food (hamburgers, pizza, KFC) et dormait dans des hôtels bon marché.
Ananov a ainsi fait la connaissance de l’Amérique, en passant la nuit dans des avant-postes tels que Sidney dans le Montana ou Guntersville en Alabama. Les gens y sont accueillants — certains lui ont même donné du carburant. Le réservoir du R22 peut en contenir jusqu’à cent-dix litres. Le pilote pouvait transporter cent-dix litres supplémentaires stockés dans deux jerrycans en plastique.
Sur le siège passager se trouvaient également un petit sac de vêtements, des barres chocolatées et parfois même les restes d’un hamburger. Grâce à une pompe électrique, il pouvait transférer les réserves de carburant jusque dans le réservoir principal sans même avoir à se poser. Il est entré au Canada non loin de Montréal puis a survolé les régions les plus isolées du Québec et traversé le détroit de Hudson pour atteindre Iqaluit, capitale inuite du territoire du Nunavut. C’est de là qu’il a décollé au matin de son quarante-deuxième jour de voyage. Moins de cinq mille kilomètres le séparaient alors de chez lui… Et d’une gloire assurée.
Maintenant, échoué sur la banquise et tremblant de froid, il s’accorde quelques instants pour se fustiger d’avoir commis tant d’erreurs. Si seulement il avait de nouveau plongé dans l’eau glacée pour s’emparer d’un des traceurs ou de la balise de détresse ! Si seulement il était parvenu à se poser sur cette plaque de banquise ! Il aurait alors pu se débrouiller pour joindre un mécanicien et faire réparer le R22, et il aurait encore eu une chance de battre ce record ! Mais cela n’a plus la moindre importance désormais. Le simple fait de réfléchir à tout cela lui fait perdre de l’énergie pour rien. Il décide alors de se mettre au travail.
Quelque part dans le détroit, l’un des plus redoutables chasseurs au monde s’est dressé sur ses pattes arrière et tourne la tête.
Dans un premier temps, il lui faut remettre la combinaison de survie. Il ne parvient pas à l’essorer complètement et peine à enfiler le Néoprène froid et humide qu’il revêt intégralement, de sorte que la capuche intégrée lui couvre la tête. Une couche épaisse le protège désormais du vent, mais celle-ci est trempée et il ne cesse de frissonner. À cause des moufles, ses mains ne sont plus que de grosses pattes maladroites. Il triture la cordelette du canot de sauvetage et, après quelques coups secs, celui-ci se gonfle enfin. Ananov noue la cordelette autour de sa jambe pour empêcher le canot d’être emporté par le vent puis se met à plat ventre dessous pour s’en servir comme d’un brise-vent. Il ne s’agit pas d’un froid à claquer des dents, comme on en ferait l’expérience après avoir passé trop de temps sur les pistes de ski.
Non, c’est le froid de la gangrène, de l’arrêt cardiaque, de la mort cérébrale. C’est le froid de l’hypothermie. Ananov se relève et fait quelques pas autour de son îlot de glace en traînant le canot de sauvetage derrière lui, mais bien vite, il finit par manquer de souffle. Lorsqu’il fait froid, les fibres nerveuses et musculaires peinent à remplir leur rôle, car les réactions chimiques censées en assurer le bon fonctionnement ralentissent de façon drastique. Ses muscles n’en finissent pas de se contracter à cause des frissons. Sans parler du vent froid et insoutenable. Il finit par conclure que la meilleure chose qu’il puisse faire pour l’instant, c’est de ne rien faire du tout : rester aussi immobile que possible pour conserver de la chaleur et de l’énergie. Il se remet à plat ventre sous le canot.
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COMMENT SERGEY ANANOV A-T-IL SURVÉCU À CETTE AVENTURE EXTRÊME ?
Traduit de l’anglais par Emilie Barbier d’après l’article « Marooned Among The Polar Bears », paru dans Popular Mechanics. Couverture : Le détroit de Davis. (NASA/Création graphique par Ulyces)