Entourée de ses jouets flottants, Manon* s’amuse sous le soleil sicilien, un canard en plastique dans une main, un poisson dans l’autre. La petite fille parle tout bas, pour ne pas réveiller sa grand-mère qui dort à l’étage. L’eau de la piscine porte le son de ses discrètes éclaboussures et de son monologue enjoué, soudain suspendus net par l’arrivée d’un chat.
Manon est pétrifiée. Avec lenteur, elle s’éloigne de la bête et tente de fuir hors de l’eau. Le regard fixe, le chat la suit depuis le bord de la piscine. Leur petit jeu se poursuit et, elle en est alors persuadée, elle essaie pendant de longues heures de se libérer du piège tendu par le prédateur. Prenant son courage à deux mains, la voilà qui s’éjecte de la piscine et détale en trombe vers la maison. Elle entend derrière elle que le chat lui colle au train, ses pattes martelant la terrasse. « Il va me tuer, il faut que je m’en sorte », se dit-elle affolée.
Quand elle atteint le souffle court la porte de la maison, Manon la claque de toutes ses forces derrière elle. Coincé par accident dans le chambranle, le chat pousse un cri glaçant. Son miaulement strident lui transperce les oreilles. Elle ouvre la porte une nouvelle fois rapidement, et la referme à nouveau, tuant d’un coup sec la bête qui, croit-elle, voulait sa peau.
« Sur le moment, j’étais dans une détresse extrême, c’était comme si c’était lui ou moi », raconte Manon une dizaine d’années plus tard. Aujourd’hui âgée de 21 ans, l’étudiante est pétrie de honte et d’incompréhension. « Je ne voulais pas le tuer, et aujourd’hui encore je m’en veux, mais à l’époque, alors que j’avais une peur maladive des chats depuis mon plus jeune âge, je n’étais pas encore capable de mettre un mot sur ma phobie. » L’ailurophobie.
Apocalypse miaou
L’ailurophobie – également appelée félinophobie, gatophobie ou élurophobie – c’est la peur irraisonnée des chats. « Ce que je n’aime pas chez eux tout d’abord, c’est leur démarche silencieuse et vicieuse », explique Manon. « Mis à part ça, tout me dégoûte : leurs poils, leur odeur, celle de leurs croquettes – mais pas celles des chiens bizarrement –, ou encore quand ils grattent une porte ; ça c’est un son qui peut me faire pleurer. » Incapable de rester dans une pièce si l’un de ses cauchemars sur coussinets fait son entrée, elle peut même changer d’itinéraire si elle en croise un dans la rue. « J’ai parfois une sensation difficilement explicable, comme si j’avais la tête enserrée dans un sac plastique qu’on serrait de plus en plus. »
Les symptômes varient d’une personne phobique à l’autre et peuvent aussi bien être émotionnels (par des crises d’angoisse), que physiques (avec des vertiges, des tremblements incontrôlables ou des palpitations). « On peut commencer à parler de phobie quand la personne est handicapée par ce problème dans sa vie de tous les jours », explique Emmanuel Boudier, thérapeute comportemental.
De plus, les phobies comme celle des chats ne sont pas très bien considérées. Si les médecins et les psychologues sont habitué·e·s à avoir affaire à toutes sortes de phobies, jusqu’aux plus incompréhensibles, « ce type de phobie est ridiculisé par l’entourage de la personne phobique », ajoute Emmanuel Boudier.
« Ce n’est pas quelque chose de tabou pour moi », assure Manon en souriant. « Et il m’arrive d’en rire avec les gens, mais il y a une différence entre me taquiner et en jouer. » Parfois, on lui envoie pour rire des photos ou des GIF de chats et la jeune fille rit jaune. Il lui est aussi déjà arrivé de se retrouver face à des gens hilares en soirée, brandissant sous son nez le chat de la maisonnée, qui avait pourtant été enfermé le temps de la fête. Elle regrette que ses proches ne prennent pas sa phobie au sérieux car iels considèrent que cela ne correspond pas à sa personnalité de « femme forte qui n’a peur de rien ». C’est pourtant la seule chose qui lui fait perdre ses moyens.
« À 16 ans, quand j’ai commencé à avoir une réelle vie sociale hors de mon cocon familial, j’ai compris que je n’avais pas juste peur des chats et que c’était bien plus fort que ça », poursuit-elle. « J’en ai parlé très tard autour de moi parce que tout le monde trouvait les chats trop mignons, donc je n’osais pas dire que j’en avais peur. » Manon s’est alors plongée dans des livres et des forums, pour tenter de comprendre d’où pouvait bien venir son étrange phobie.
Trauma
Selon le psychiatre Antoine Pelissolo, « on considère qu’environ 10 % des individus sont ou ont été phobiques d’au moins une situation : un animal, la vue du sang, le vide, les ascenseurs, les clowns, etc. » On ne dispose actuellement pas réellement de statistiques, mais une étude publiée en 2007 sur le sujet dans le journal officiel de l’Association européenne de psychiatrie estimait que les phobies des animaux concernaient 5 % de la population.
Dans son livre Retrouver l’espoir: Abécédaire de la psychiatrie positive, Pelissolo tente de comprendre l’origine de cette peur viscérale. Il évoque entre autre « une séquelle traumatique », comme une blessure douloureuse et marquante dans l’enfance, qui pourrait durablement créer une phobie, « proche de l’état de stress post-traumatique ».
« Dans une situation de stress intense, une alarme se déclenche au niveau de l’amygdale, la zone des émotions dans le cerveau », confirme Boudier. « Mais le plus souvent, la personne phobique est incapable de définir quand l’alarme a été déclenchée. » Dans le cas de Manon, l’événement déclencheur est pourtant encore frais dans sa mémoire, aussi traumatisant qu’au premier jour : alors qu’elle n’avait que cinq ans, elle a été attaquée par ses deux chats dans le salon familial.
Pelissolo ajoute que la « peur par imitation » (si un proche est phobique par exemple) est également une cause de cette phobie animale. Autre hypothèse, celle-ci pourrait être le « maquillage d’une angoisse ou d’un conflit profonds et inconscients » qui pourraient être lié à la libido, même si « la majorité des psychanalystes » rejettent cette explication.
Le problème, pour les ailurophobes, est que les chats sont omniprésents dans les foyers français. Boudier ajoute, compréhensif : « Imaginez l’enfer que cela représente : les chats sont partout, parce que très aimés, et ils se faufilent où ils veulent. » Et ils sont les rois d’Internet.
À jamais sur le trône
Domestiqué depuis 5 000 ans, le chat est la superstar d’Internet depuis ses débuts. Le sociologue Dominique Cardon revenait en 2016 sur la prise de pouvoir des chats sur le Web, qui fait si mal aux ailurophobes. « En effet, le chat est un parfait vecteur pour la malice, la tendresse, la drôlerie, la cocasserie ou l’agilité », expliquait-il.
Symbole ultime de la culture du meme, c’est un « acteur incomparable » et un animal imprévisible. En outre, « chacune de ses performances appelle sans détour à l’identification et à la projection anthropomorphe », si bien que le côté mignon et universel du chat explique sa si grande e-réputation.
C’est justement cette imprévisibilité que Manon ne supporte pas. Sur Facebook, à la moindre vidéo de chatons à peine nés ou de gros patauds ratant un saut, elle scrolle d’un coup de pouce fulgurant. « Les chats sont partout sur Internet, et n’épargnent évidemment pas Instagram », dit-elle. « Je dois avouer qu’il m’arrive de signaler un contenu s’il y a un chat dans l’histoire, parce qu’à chaque fois je ne me sens pas bien. »
Le plus gros problème avec Internet est finalement qu’elle ne décide pas de ce qu’elle regarde. « Des contenus avec des chats peuvent surgir n’importe quand, d’autant plus quand les gens me notifient sur des articles », explique-t-elle.
La jeune femme continue de chercher des réponses à ses questions. « J’aimerais bien qu’on me donne une boîte de médicaments qui règle tous mes problèmes et qu’on m’explique pourquoi je suis comme ça », raconte-t-elle, découragée de ses expériences précédentes pour tenter d’en finir avec son mal-être. « La psychologue que j’avais été voir il y a deux ans ne m’avait pas prise au sérieux et j’avais l’impression d’être complètement folle. »
Toutefois, comme toutes les phobies, l’ailurophobie se soigne en principe. « Il y a l’hypnose qui apparemment fonctionne très bien, mais personnellement j’utilise plutôt la thérapie comportementale », dit Boudier. En voulant supprimer progressivement la peur par des confrontations répétées et accompagnées, les thérapies comportementales et cognitives peuvent fonctionner. Le médecin assure que les dernières personnes qu’il a accompagnées pour ce type de phobie animale étaient « libérées » après trois séances environ, selon « l’exposition de la personne à ses phobies et de son degré de motivation ».
On ne parlera de guérison complète d’une phobie comme l’ailurophobie que si la personne se retrouve à caresser un chat sans s’émouvoir outre mesure. Mais en général, « la·le patient·e s’arrêtera plutôt à un stade de tolérance », conclut Boudier. « Elle gardera souvent une certaine peur de l’animal, réelle ou virtuelle, mais cela constitue déjà un pas énorme. »
*Le prénom a été changé sur demande de la personne interrogée.
Couverture : Internet.