Le dimanche 25 mars 2012, dans le nord-ouest de l’Océan Pacifique, un homme a plongé seul dans la fosse des Mariannes, l’Everest des abysses, à bord du Deepsea Challenger, mini sous-marin de huit mètres de long surnommé « la torpille verticale », qui a nécessité huit années de recherches et d’avancées technologiques pour être mis au point. Déjà hors norme sur la terre ferme, James Cameron est ainsi devenu le premier homme à explorer en solo pendant plusieurs heures, par près de 11 000 mètres de fond, l’une des dernières grandes frontières de notre planète, un monde alien sous la surface du globe.
La révolution 3D telle qu’a voulu l’engager James Cameron est née sous les eaux, dans l’ombre de l’épave du vaisseau des rêves.
Au cinéma comme dans les profondeurs, James Cameron est dans son élément : dès l’âge de 10 ans, il tourne son premier film en Super 8 et a déjà derrière lui un grand nombre d’heures passées dans et sous l’eau – aujourd’hui, il compte plus de 5 000 heures de plongée, dont plus de 500 en sous-marins. En lui, le cinéaste et l’explorateur – titre qui lui a été officiellement décerné en 2011 par le National Geographic – sont indissociables. Il est cet homme-océan vanté par Victor Hugo, ce « grand regardeur de toutes choses » habitant « la nature immense », pour qui « le premier personnage est l’infini ». Très vite, cette confrontation avec l’incommensurable a incité Cameron à envisager l’art comme exploration des possibles, à émerveiller et éveiller le regard, à l’ouvrir à de nouveaux types de vision dans un spectacle high-tech humaniste, entre mondes futuristes et pré-technologiques… Un irrésistible appel des profondeurs et une tentation de l’exception qui sont à l’origine des mutations audiovisuelles parmi les plus importantes et passionnantes de ces trois dernières décennies, engagées avec les deux Terminator (1984 et 1991), poursuivies avec Abyss (1989) et Titanic (1997), parachevées avec Avatar (2009).
L’appel des profondeurs
Que Titanic soit ressorti en 3D et en 4K en avril 2012 a été un juste retour des choses : la révolution 3D telle qu’a voulu l’engager James Cameron est née sous les eaux, dans l’ombre de l’épave du vaisseau des rêves. Quand le cinéaste entreprend le tournage de son film catastrophe, il désire déjà pouvoir recourir à des images en relief aptes à procurer la sensation d’une totale immersion et à retranscrire à l’écran l’expérience de téléprésence vécue lors de sa « rencontre » avec le géant des mers englouti.
Après le naufrage
Tournage d’une scène du film en 1997
Crédits : Twentieth Century Fox
Secrets de l’abîme
L’épave du Titanic dans le film de 1997
Crédits : Twentieth Century Fox
Au son des eaux qui tombent
Né le 16 août 1954 à Kapuskasing, au nord de l’Ontario, autrement dit au cœur de la région des Grands Lacs, James Cameron a grandi à Chippawa, tout près des chutes du Niagara – il va y vivre plus de dix ans, de l’âge de 5 ans jusqu’en 1971. Des chutes, il connaît aussi bien le bruit assourdissant que la rumeur distante et persistante, véritable vibrato qui a bercé son adolescence. Elles lui inspireront l’un de ses premiers films tournés en Super 8 : Niagara, or How I Learned to Stop Worrying and Love the Falls. La référence au Docteur Folamour (1964) indique non seulement l’admiration que Cameron porte à Kubrick, mais aussi son intérêt déjà prononcé pour la menace nucléaire et les catastrophes réelles ou imaginaires pouvant en découler – on songe aux cauchemars terrifiants de Sarah Connor. Sans jamais les figurer directement à l’écran, Cameron a retenu des chutes du Niagara le sentiment de la disproportion et la sensation d’un spectacle bigger than life. Il en fait ainsi un motif insistant dans Avatar, des chutes d’eau des montagnes suspendues à celle traversée pour atteindre le repaire des Ikrans, sans oublier la cascade dans laquelle plonge Jake Sully pour échapper au Thanator lancé à ses trousses. Un saut dans le vide, une disparition sous la surface de l’eau avant de surnager : tout confère à cet instant, redoublant les passages de Jake dans le caisson catafalque, la force de l’impératif « pour renaître, il faut d’abord mourir » appliqué à nombre de héros qui l’ont précédé, d’Ulysse à John Dunbar dans Danse avec les loups (1990), d’Edmond Dantès et Jean Valjean à John Smith dans Le Nouveau Monde (2005), de Terrence Malick.
Pour James Cameron, Jacques-Yves Cousteau devient l’incarnation par excellence de l’explorateur cinéaste, soucieux de montrer au plus vrai et sous ses plus beaux atours ce que l’eau recèle.
Enfant de la télévision, James Cameron a pu assouvir non seulement son amour de la science-fiction en regardant Star Trek – la première saison est diffusée à partir de 1966 – mais aussi sa passion pour les aventures subaquatiques à une époque où le petit écran accorde une place de choix aux émissions prenant l’eau pour cadre. Outre Flipper le dauphin (1964-1968), programme créé par Ricou Browning, directeur de la photographie sous-marine et cascadeur connu pour avoir endossé la combinaison du monstre dans L’Étrange Créature du lac noir (1954), il a suivi de près Remous (Sea Hunt, 1958-1961), avec Mike Nelson (Lloyd Bridges) et son bateau Argonaut. L’ancien homme-grenouille de l’US Navy multiplie les plongées dans le Pacifique et parfois ailleurs, pour résoudre des enquêtes, préserver la faune et la flore, mener à bien des opérations de sauvetage. Sea Hunt magnifie la figure du plongeur, combine péripéties captivantes, prises de vue sensationnelles et réalisme technique. De son côté, Voyage au fond des mers fait du monde sous-marin un réservoir d’histoires mélangeant les genres : science-fiction, thriller, récit d’aventures, d’espionnage ou de monstre. Le programme suit l’équipage du Neptune – Seaview en version originale –, submersible atomique expérimental qui a déjà sauvé la Terre d’un réchauffement climatique planétaire. Le danger nucléaire et la menace apocalyptique reviennent à plusieurs reprises, les situations évoquant la Guerre froide alors que l’action se déroule dans les années 1980. Cameron saura s’en souvenir dans Abyss, où les forces extraterrestres venues du fond des mers déclarent les hostilités pour mettre l’homme devant ses responsabilités : la plus grande des menaces vient de sa course insensée aux armements. C’est par l’intermédiaire de James Thomas Dugan, journaliste réputé pour ses livres de vulgarisation sur la mer et ses tréfonds (Man under the Sea, 1956 ; The Living Sea, 1963), que Le Monde du silence (1955) et son message de liberté font sensation en version anglaise outre-Atlantique, suivi en 1964 du Monde sans soleil. Pour James Cameron, Jacques-Yves Cousteau devient l’incarnation par excellence de l’explorateur cinéaste, soucieux de montrer au plus vrai et sous ses plus beaux atours ce que l’eau recèle. Les deux documentaires lui procurent des émotions aussi vives que les images de Neil Armstrong et Buzz Aldrin marchant sur la Lune le 21 juillet 1969. Pas seulement pour tout ce qu’ils donnent à voir mais aussi pour le génie technologique déployé. Comment rester indifférent devant ces scooters pénétrant dans les cavités rocheuses ou ces soucoupes plongeantes qui atteignent des profondeurs incroyables ? Comment ne pas admirer les solutions scientifiques et pragmatiques apportées aux problèmes de décompression ? Grâce aux caméras d’André Laban, Le Monde du silence a été le deuxième film à présenter des images en couleurs du milieu sous-marin et le premier à livrer des séquences tournées à 75 mètres de profondeur, là où « l’air, comme le précise la voix off, a un drôle de goût, où l’ivresse devient dangereuse ». James Cameron ne se contente pas des aventures aquatiques diffusées dans la lucarne. Il les vit à sa façon sur les berges du lac Ontario et dans les flots de Chippawa Creek. Sur ses rives, en compagnie de son frère Mike, il devient un touche-à-tout précoce, un bricoleur qui fait de la nature et des eaux un terrain de jeux et d’expérimentations. L’un de ses hobbies est de repousser les limites de la respiration subaquatique. Il lui suffit d’un bocal de mayonnaise et d’un pot de peinture habilement assemblés pour mettre au point un bathyscaphe dans lequel est glissée une souris. Jetée dans la rivière, la simili cloche de plongée remplit son office : après quelques minutes, le rongeur est sorti vivant de l’eau. Dans le même esprit, l’adolescent progresse dans sa pratique de l’apnée statique et dynamique. Bon nageur, il ne cesse de mettre un masque pour explorer les fonds mais aussi pour concourir à celui qui retiendra le plus longtemps son souffle. Ce qui va l’orienter vers le scaphandre autonome, ce dispositif mis au point en 1943 par Cousteau et Gagnan. Il lui faut pour cela suivre une formation, mais la mer est loin. Ses parents finiront par l’inscrire au YMCA de Buffalo, dans l’État de New York, et c’est en bassin qu’il obtient en 1969 son brevet de plongeur en scaphandre autonome. En définitive, quand le Pacifique s’offre enfin à lui à l’âge de dix-sept ans, puisque la famille déménage à Brea, près de Los Angeles, c’est un nageur et plongeur d’eau douce aguerri qui fait son baptême de mer.
Le studio inondé
James Cameron dirige ses acteurs
Crédits : Twentieth Century Fox
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« Vous êtes déjà allée dans le Wisconsin ? La région est connue pour avoir les hivers les plus froids. J’ai grandi là, près des chutes de Chippewa. Je me souviens, quand j’étais gosse, mon père et moi allions à la pêche sous la glace sur le lac Wissota. » Jack (Leonardo DiCaprio) s’exprime sur le ton de la conversation amicale et détachée, mais la situation est critique : la jeune femme (Kate Winslet) dont il a croisé le regard dans la journée est sur le point de se jeter dans les eaux glacées de l’Atlantique depuis la poupe du Titanic. Son intention est de briser l’élan qui la pousse vers l’irréparable. Sa seule arme : la parole. Parole dont la simplicité désarmante doit faire oublier la force d’attraction des plans précédents réglée par la mise en scène de Cameron. Les mouvements de caméra implacables, formant une nasse fluide pareille à la vague infatigable éloignant le nageur imprudent du rivage, orchestrent la poussée vers le néant à laquelle Rose semble ne plus pouvoir se soustraire : sur le pont du paquebot, suspendue entre ciel et mer, elle est sur le point d’accomplir son destin funeste. Impossible pour elle de détacher les yeux du sillage blanc de l’écume engendrée par le glissement doux du navire, et son visage a déjà la teinte bleu nuit des flots prêts à l’avaler. Quand Jack intervient, la mécanique fatale est à son paroxysme : si Rose lâche prise, l’engloutissement est imparable. Or, c’est la circonstance que choisit James Cameron pour sortir des coulisses de son film, signer pour ainsi dire sa présence – lui qui, derrière la caméra, arbore un tee-shirt avec l’inscription : « Chippawa. I love the Falls ». Jack est donc de Chippewa (paronyme éloquent), et il le répétera lors des présentations mondaines précédant le dîner en première classe. Il dit être un bon nageur et connaître les forces sournoises de l’eau : à basse température, elle « vous frappe comme une centaine de couteaux vous transperçant tout le corps. Vous ne pouvez plus respirer. Vous ne pouvez plus penser. Sinon à la douleur. » Tout renvoie à James Cameron précisément au moment où il s’approprie avec éclat l’histoire du Titanic, où il fait en somme une entorse à la reconstitution du navire en lui rajoutant, comme l’indique le scénario, « une figure de proue inversée ». Le plan en contre-plongée associant le nom du joyau de la White Star à la silhouette de Rose démarque le pouvoir d’écriture et d’imagination d’un cinéaste qui ajoute au panthéon du septième art sa propre scène de femme sauvée au bord de l’abîme.
Substance mer
Abyss repose sur un scénario toujours soucieux d’approfondissement, articulant le bouleversement collectif, l’apocalypse intime et le chaos mondial. En quelques minutes, les différents paliers du récit sont posés suivant une composition verticale qui, par la suite, gagne en intensité. En surface, le monde malmené par une crise diplomatique majeure se prépare à la guerre et le navire de la Benthic Petroleum subit un terrible ouragan. À 500 mètres au-dessous se trouve le Deepcore, la plateforme de forage immergée mise au point par Lindsey (Mary Elizabeth Mastrantonio), la future ex-femme de Virgil “Budˮ Brigman (Ed Harris). C’est elle qui permet aux forces spéciales de la marine de guerre de regagner le Deepcore réquisitionné. Leur mission officielle est de porter secours à d’éventuels rescapés du submersible Montana naufragé à plus de 600 mètres. Leur objectif réel est de récupérer les données de l’armement atomique embarqué dans le sous-marin – l’équivalent de cinq fois Hiroshima, soit, pour Lindsey, « la Troisième Guerre mondiale dans une boîte ».
Pour Abyss, Cameron décide de transformer un site nucléaire inachevé de Caroline du Sud en deux bassins dédiés aux prises de vues subaquatiques.
À l’insu de l’équipage du Deepcore, l’officier Coffey (Michael Biehn) remonte une ogive nucléaire et, cédant au délire provoqué par le syndrome de haute pression, la programme de manière à ce qu’elle explose dans les abysses et éradique la menace extraterrestre qui s’y trouve tapie. Cet acte de folie entraîne Bud à plus de 5 000 mètres de profondeur pour désamorcer l’arme de destruction. Ultime descente et sacrifice personnel qui marquent l’aboutissement intime et grandiose de la spirale narrative. Ce qui se terre dans les tréfonds vient crever la surface de l’eau et le voile ordinaire des représentations pour imposer à l’homme une vérité enfouie depuis la nuit des temps dans la nuit des océans. Le sort planétaire lié au Deepcore, puis à un seul homme perdu dans l’immensité, le futur et le passé sans âge réunis, l’univers dans une goutte d’eau, tout renvoie Abyss au film monolithe de Stanley Kubrick, mètre étalon pour James Cameron qui explicite ainsi ses intentions dans Sous pression (1993), captivant documentaire sur le tournage de son quatrième long métrage : « Je voulais que le film ait le même impact que 2001, l’odyssée de l’espace, et si je ne pouvais pas égaler cet exploit sous l’eau, je ne voulais pas me lancer dans sa réalisation. » L’origine d’Abyss remonte à une nouvelle écrite à l’âge de 16 ans. Alors lycéen, le futur réalisateur, qui manifeste son désir de suivre un cursus scientifique, est retenu avec d’autres camarades pour assister à un séminaire rassemblant plusieurs spécialistes à l’université de Buffalo, juste de l’autre côté de la frontière canado-américaine. L’une des conférences attire son attention. Elle est animée par Frank Falejczyk, le premier homme au monde à avoir respiré du liquide oxygéné dans le cadre d’une expérience menée par le docteur Johannes Kylstra. Associée à sa connaissance des stations hyperbares permettant d’évoluer plus longtemps dans les profondeurs, cette découverte du fluide respiratoire pousse le jeune Cameron à mettre en récit sa fascination pour les abysses – notamment pour le Challenger Deep, ce point le plus bas jamais mesuré dans les océans, à l’extrémité sud de la fosse des Mariannes. Sa nouvelle se focalise sur une unité de recherche sous-marine établie au bord d’une faille vertigineuse au large des îles Caïmans, dans la mer des Caraïbes. Comme appelés par une présence insondable ou un mystère magnétique, les membres de l’équipage descendent l’un après l’autre dans la zone hadale et n’en reviennent jamais. La plongée sans retour, répétée presque sans raison, donne au récit de science-fiction des réverbérations psychologiques et métaphysiques. Cette orientation se retrouve dans le premier traitement d’Abyss, établi le 30 avril 1987, et prend toute son ampleur, après plusieurs versions, dans le scénario finalisé du 2 août 1988. Le tournage du film a tout d’une entreprise titanesque, mettant à rude épreuve acteurs, concepteurs, techniciens et gestionnaires. Pour Abyss, Cameron décide de transformer un site nucléaire inachevé de Caroline du Sud en deux bassins dédiés aux prises de vues subaquatiques. Si Waterworld (1995) détient le record du plus grand décor flottant, le réacteur principal de Gaffney et ses 28 millions de litres d’eau accueillent le plus grand décor immergé jamais construit. L’équipement le plus sophistiqué est sollicité pour surmonter les divers obstacles visuels et sonores qu’implique l’eau. La compagnie Western Space and Marine est mise à contribution pour élaborer des casques de plongée dégageant une visibilité maximale pour les visages et une captation plus subtile des réactions faciales. C’est du reste cette même attention portée à l’expressivité des figures qui conduira à l’amélioration décisive de la motion capture pour les visages dans Avatar. Les casques sont par ailleurs dotés de régulateurs d’air incorporés à la paroi intérieure et de microphones utilisés habituellement par l’armée de l’air, ce qui libère la bouche des acteurs de tout détendeur et permet d’entendre le timbre des voix, un effet de résonance qui procure une forme de proximité jamais atteinte jusqu’alors.
Into the Abyss
Tournage d’une scène sous-marine en 1989
Crédits : Twentieth Century Fox
D’où les images inaugurales d’Avatar, plongeant comme dans un rêve flottant dans les frondaisons vertes aux allures d’immense flore sous-marine.
Une technologie inédite permet aux extraterrestres de contrôler l’eau et leur fait accomplir des prodiges. Voilà une allusion à peine voilée de Cameron à son propre cinéma. Fort de la loi énoncée par Arthur C. Clarke qui dit que « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie », son ambition est de risquer la prestidigitation filmique pour viser le jamais vu. Dans le cas d’Abyss, cela prend la forme d’une séquence d’un peu moins de huit minutes, l’irruption du pseudopode liquide dans le Deepcore, à l’origine d’une avancée numérique sans précédent. Le cinéaste confie sa réalisation à ILM, particulièrement à Dennis Muren, superviseur des effets visuels à qui l’on doit la transition décisive opérée au milieu des années 1980 entre l’animation image par image et celle recourant aux images de synthèse. Pour Cameron, il améliore le morphing optique et les effets de reflection mapping : l’environnement traversé par le pseudopode vient se refléter sur sa surface aqueuse. Neuf mois ont été nécessaires pour produire vingt plans et soixante-quinze secondes d’animation ; neuf mois pour obtenir l’effet voulu par Cameron si minutieusement décrit dans son scénario : « Soudain l’eau s’élève d’elle-même, se transformant en un pseudopode scintillant de la taille d’un corps humain. La forme transparente est animée de pulsations… une masse amibienne frissonnant dans l’air. Elle commence à s’étirer, à s’affiner. Pareille à un python de verre scrutant l’air à l’aveugle, elle s’allonge et s’étire à travers la pièce. Depuis le puits de plongée, elle s’étend en un long tentacule miroitant. Alors qu’elle progresse, sa “têteˮ ou son extrémité, bulbe liquide informe, semble produire un balayage numérique, comme si cela lui permettait de voir où elle allait. » Le pseudopode est un vivant indistinct qui tend un miroir aux humains ; il est venu regarder l’équipage du Deepcore tout en reproduisant certains visages (ceux de Mastrantonio et Harris passés au scanning 3D), l’a rendu voyant tout en le ramenant à des réactions d’enfant : tous cèdent à l’ébahissement, s’approchent, s’éloignent, rient. Lindsey va même jusqu’à tremper son doigt dans l’eau de mer polymérisée pour y goûter, comme le ferait une fillette avec un pot de confiture. C’est donc dans un espace confiné, au plus profond des eaux que l’émerveillement hollywoodien se renouvelle. Consacrant James Cameron comme cinéaste océanaute, Abyss lui donne toute latitude de s’affranchir des barrières matérielles et techniques pour raccorder les mouvements les plus vastes et les plus intimes, d’être homme du songe, pour qui l’eau diffuse une rêverie permanente. Preuve en est Point Break (1991). Sollicité par Kathryn Bigelow pour en réécrire le scénario, Cameron s’approprie aussitôt le récit en livrant dès les premières lignes du script sa fascination pour la pulsation marine, envisagée comme un songe palpitant : « Nous sommes dans le ventre d’une vague. La lumière se réfracte et se diffracte dans l’incessant roulement d’eau. Au ralenti, des prismes hallucinatoires prennent leur envol, pareils à des diamants liquides. Comme dans un rêve… » La substance mer du cinéma de Cameron élargit les horizons : elle fait voir en grand sans écraser les perspectives ; elle ouvre au débordement du voir : à l’aune de l’eau, tout regard devient désir d’en voir plus sans que jamais l’œil puisse embrasser l’étendue de ce qui se donne à voir.
L’homme-océan
Avatar n’est pas simplement l’histoire de Jake Sully abandonnant son enveloppe humaine pour se métamorphoser en Na’vi de la planète Pandora. Le film raconte aussi, en abîme, l’odyssée entreprise par Cameron pour faire aboutir la révolution au long cours entreprise au milieu des années 1990. Avatar vient de loin, et ses premières séquences le rappellent en insistant sur le temps écoulé. Jake a été cryogénisé cinq ans, neuf mois et vingt-deux jours – ce qui nous amène au 19 mai 2154, comme l’indique la première vidéo du journal de bord enregistré –, temps nécessaire pour atteindre Pandora, l’une des lunes en orbite autour de Polyphemus, à 4,4 années-lumière de la Terre. Temps durant lequel la croissance de l’avatar s’est opérée : pas d’accélérateur de particules ou de modification génétique éclair, mais un caisson de bain (le tanking) qui a permis son développement.
Plongée vers l’inconnu
Deepsea Challenge 3D
Crédits : The Walt Disney Company
Couverture : Deepsea Challenge 3D, de John Bruno, Andrew Wight et Ray Quint (2014).