En joue
Sur le seuil du Kwik-E-Mart, cinq paires d’yeux ronds fixent le comptoir. Sortie à toute vitesse de sa Plymouth Junkerolla rose, la famille la plus célèbre des États-Unis s’immobilise à l’entrée du supermarché de Springfield, dans l’encadrement de la porte vitrée. Face à elle, le vendeur fronce les sourcils, inquiet. Apu se tient droit, les bras en l’air. C’est un pilier de la série, aussi incontournable que les épiciers de nuit pour un quartier. Mais ce jour-là, le propriétaire du magasin est dans le viseur, braqué par Chester Turley, alias le Serpent.
« Appelez la police ! » souffle Apu aux Simpson. « J’ai besoin de monnaie », réclame Homer, le combiné d’un téléphone public en main. À quoi, comble du scrupule boutiquier, le commerçant rétorque qu’il faut acheter. Et puisque l’article le moins cher coûte 5,99 dollars, le père de famille fulmine : « Quelqu’un devrait te flinguer. » Les dessinateurs sont heureusement loin de le penser. Apu n’est pas près de disparaître. Le titre de cet épisode de la saison 16 diffusé le 8 mai 2005, « Une Étoile pâlie » concerne une chanteuse, et non l’un des seuls personnages au teint mat du dessin animé.
Aujourd’hui, 13 ans plus tard, c’est une autre histoire. Dans un entretien publié le 26 octobre 2018, Adi Shankar affirme, après vérification auprès de « sources multiples », qu’ « ils vont abandonner le personnage d’Apu ». Seulement, ce producteur n’est pas celui des Simpson. L’intéressé, Al Jean, s’empresse donc de préciser que ses mots « n’engagent pas la série », sans toutefois le démentir. Depuis la diffusion du documentaire d’Hari Kondabulu Le Problème avec Apu, en novembre 2017, l’idée que le commerçant est pétri de stéréotypes ethniques a fait son chemin. Cette fois, Apu est bien dans le viseur.
Quand il était jeune, l’humoriste américano-indien Hari Kondabulu pouvait deviner les railleries qu’il allait subir, le lundi matin, à l’école, en regardant les Simpson la veille. Ses camarades n’avaient qu’à imiter l’accent à couper au couteau d’Apu ou reprendre son expression préférée : « Merci, revenez quand vous voulez. » Désormais, c’est lui qui pourrait ne jamais revenir, tant ce père de huit enfants issus d’un mariage arrangé est caricatural, selon ses détracteurs. Ses inventeurs ont essayé de prendre sa défense, en vain.
Dans un épisode diffusé le 8 avril 2018, le vendeur au front dégarni et au ventre replet n’apparaît qu’en arrière-plan au cours d’une discussion entre mère et fille. Pour Lisa, Marge a réécrit un vieil ouvrage dont le contenu est devenu problématique avec l’évolution des mœurs. Hélas, cette version 2018 nuit à l’esprit et au caractère de l’original, constatent-elles. « Qu’est-ce que je dois faire ? » demande Marge. Lisa se tourne alors vers la caméra. « Quelque chose salué et considéré comme inoffensif à ses débuts il y a plusieurs décennies est maintenant politiquement incorrect, qu’est-ce que tu y peux ? » lâche Lisa. C’est là qu’Apu apparaît en photo dans un cadre. Avec la légende : « Ne vous énervez pas. »
Pour Kondabulu, c’est bien insuffisant. Apu « est comme votre grand-père raciste », compare-t-il. « S’il ne peut pas changer, peut-être qu’il est temps pour lui de mourir. Vous pourrez toujours vous souvenir des bons moments passés avec lui. » Mais mérite-t-il un tel sort ?
Le pionnier
Pour sa première apparition à l’écran, le 25 février 1990, Apu Nahasapeemapetilon est entouré de regards malicieux. Les trois amis qui accompagnent Bart au Kwik-E-Mart sont là pour piocher autant qu’ils peuvent dans les rayons pendant que le vendeur se tourne. « Ne prenez rien les enfants, je vous regarde, j’ai des yeux dans le dos », prévient-il alors même que les poches se remplissent. L’Indien est cantonné à un rôle de figuration. Par la suite, « toutes ses apparitions plus longues parlent de ses origines indiennes et de son identité », constate Pierre Gottschilich, chercheur en culture nord-américaine à l’université de Rostock, en Allemagne. « Presque tous les stéréotypes imaginables sont utilisés, qu’il s’agisse de son accent, de son mariage arrangé ou de son talent. »
Au lieu de le renvoyer d’où il vient, c’est-à-dire au pays des anonymes glissant furtivement une tête à Springfield, le dessinateur Matt Groening l’installe en tant que vendeur immigré type. Il le baptise d’après la Trilogie d’Apu du réalisateur bengali Satyajit Ray et s’inspire d’un ancien camarade de classe pour faire de son nom à rallonge, Nahasapeemapetilon, un jeu de mot. Peu à peu, sa biographie s’enrichit. Après avoir appris qu’il parle hindou, et viendrait donc du nord de l’Inde, les téléspectateurs découvrent dans « Homer et Apu », en 1994, qu’il a grandi à Rahmatpur, à l’ouest du Bengal. Ses études débutées au fictif Calcutta Technical Institute, d’où il serait sorti major d’une promotion de sept millions, se terminent au Springfield Heights Institute of Technology (SHIT).
Pour financer son doctorat en informatique, le jeune homme travaille dans un supermarché. L’emploi lui plaît tant qu’il le garde une fois diplômé. Comme beaucoup d’Indiens aux États-Unis, il est non seulement sur-qualifié mais aussi doué avec un ordinateur. Au cours de l’épisode « Marge enchaînée », Apu se montre capable de réciter le nombre Pi jusqu’à la 40 000e décimale. Sa rigueur, conjuguée à une avarice maladive, en fait aussi un bourreau de travail. Heureusement, sa femme Manjula, avec qui il vit un mariage arrangé heureux, s’occupe des octuplés à plein temps. Quand, chose rare, il n’est pas au Kwik-E-Mart, ce fervent hindou peut-être vu dans une Pontiac Firebird, écoutant l’unique morceau de rock qu’il apprécie, en route vers le stade de cricket.
Apu est peut-être un cliché ambulant mais c’est aussi un « pionnier », juge le journaliste canadien Christ Turner, auteur du livre Planet Simpson. « À l’époque, c’est le seul personnage d’Asie du Sud récurrent dans un grand sitcom américain », rappelle-t-il. « Et il est resté une icône en tant que membre d’une des institutions culturelles les plus importantes aux États-Unis. Cela montre que les Sud-Asiatiques ont pris une place importante dans la structure sociale de l’Occident. » Mieux, à l’exception des membres de la famille Simpson, l’Indien apparaît au début des années 2000 plus souvent que n’importe quel personnage du dessin animé.
De figurant, Apu passe à protagoniste et gagne ce faisant en épaisseur. À mesure que les Indiens, arrivés massivement aux États-Unis dans les années 1980 et 1990, se font connaître de leur pays d’adoption, le vendeur s’intègre. Il fait partie de l’équipe de bowling d’Homer, chante dans le groupe The Be Sharps, et participe aux activités des sapeurs-pompiers locaux. On ne peut pas dire qu’il soit seulement timide et dur à la tâche comme le veut le poncif.
Mauvaise conscience
Un vent de folie déferle sur le Kwik-E-Mart. Après avoir soufflé la poussière d’un panneau annonçant son absence, Apu ferme boutique. « Je n’aime pas quitter le magasin mais… Pour les cinq prochaines minutes je vais faire la fête comme si c’était à vendre pour 0,99 cents », sourit-il. À la vue de cet épisode consacré au protagoniste indien des Simpson, en 1996, Hussein Kesvani est émerveillé. Pour la première fois, à la télévision, un personnage qui lui ressemble boit de l’alcool au bord d’une piscine, danse et sort du lit, sans ambiguïté, les cheveux ébouriffés pour fumer une cigarette.
« Jusqu’ici », raconte ce Britannique d’origine indienne, « les seules représentations de moments intimes que j’avais vues mettaient en scène des Blancs attirants pour qui la romance et le sexe étaient acquis d’avance. Même les programmes indiens les plus aventureux n’impliquaient jamais rien d’ouvertement sexuel. Donc on peut dire que l’épisode “The Jolly Bengali” est le premier qui représente quelqu’un avec une peau vaguement similaire à la mienne dans une position suggestive. » Hussein Kesvani s’identifie d’autant plus à Apu que son père tient justement une épicerie dans le sud de Londres.
Dans les années 1970, ce dernier a été expulsé d’Ouganda avec un contingent d’étrangers accusés de « voler les emplois » par le dictateur Amin Dada. En l’aidant à mettre les produits en rayon, l’adolescent se rend compte que, comme Apu, il travaille d’arrache-pied, quelque 14 heures par jour, pour s’adapter aux plannings des clients. Cela n’empêche pas un membre du parlement, Enoc Powell, de prédire la guerre civile aux Britanniques qui laissent les Indiens s’installer chez eux, et le National Front de lancer des bombes artisanales dans les épiceries. Dans l’épisode de 1996 « Much Apu About Nothing », le commerçant des Simpson craint pour sa part d’être renvoyé sur le sous-continent indien par le maire Quimby.
Hussein Kesvani ignore ce qu’il est arrivé à la boutique familiale, le sujet étant tabou. De la même manière, Apu reprend le travail après avoir été braqué par Chester Turley, alias le Serpent, dans l’épisode « Une Étoile pâlie ». « C’est un support pour introduire des débats sur les minorités aux États-Unis », juge Shilpa Davé, chercheuse spécialiste des médias de l’université de Virginie. Non seulement l’intolérance crasse de Homer apparaît clairement dès lors qu’il moque la statuette de Ganesha du Kwik-E-Mart, mais Abu ouvre ses amis à la réincarnation et au végétalisme.
Comme tous les écoliers d’origine indienne, Hussein Kesvani a bien sûr souffert d’entendre chaque lundi matin « merci, revenez quand vous voulez ». Il veut bien reconnaître avec Kondabolu qu’Hank Azaria, qui prête sa voix à Abu dans la version américaine, est « un mec blanc qui se moque de l’accent de mon père ». Mais, pour lui, le personnage explore surtout la mauvaise conscience anglo-saxonne. Car il reste le prototype du « bon migrant », prêt à tolérer une violence quotidienne pour être bien vu. Au moins, la question est sur la table.
Couverture : Apu raconte une histoire. (20th Century Fox Television)