Barzani
« L’indépendance et le droit de décider par nous-mêmes est notre but suprême », déclarait Massoud Barzani en juin dernier. Le ton était inhabituellement brutal pour le président du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) du nord de l’Irak, mais l’aspiration des Kurdes n’a rien de nouveau. Ils veulent un État et font remarquer depuis longtemps qu’ils sont le plus grand peuple à ne pas en avoir. Comme nombre de leurs compatriotes en Syrie et en Turquie, les Kurdes d’Irak ont passé la majeure partie du XXe siècle à lutter contre un gouvernement central hostile – dans leur cas celui de Bagdad – pour leur indépendance.
Saddam Hussein a tenté plusieurs fois d’écraser leur insurrection. En 1991, en pleine guerre du Golfe, il a retiré ses forces de la région et instauré un blocus, pariant que les Kurdes seraient incapables de survivre seuls. Il avait tort. Depuis ce temps-là, ils se gouvernent seuls, en bonne partie. Lorsque les États-Unis ont renversé le régime de Saddam Hussein en 2003, la nouvelle constitution irakienne a garanti son autonomie à l’intérieur des frontières de l’Irak fédéral. Mais aujourd’hui, ils n’ont jamais été aussi près d’accéder à l’indépendance totale. Cela s’explique en partie par le changement générationnel. Les Kurdes irakiens qui sont entrés à l’université cette année étaient à la maternelle quand Saddam a été déchu du pouvoir. L’âge médian dans la région est de 20 ans, ce qui signifie que plus de la moitié de la population n’a connu que le gouvernement autonome kurde. La plupart parlent à peine arabe, et peu d’entre eux sont allés à Bagdad. Ils s’inspirent aussi de leurs camarades dispersés aux quatre coins de cette région aux frontières poreuses : les Kurdes de Syrie disposent actuellement d’un gouvernement autonome, les Kurdes de Turquie ont repris leur lutte contre le président Erdogan, et ils sont au bord de l’insurrection en Iran. Ils ont aussi la sympathie de nombreuses nations étrangères.
Enfin, hommes d’affaires et prospecteurs pétroliers ne cessent d’affluer au Kurdistan irakien : les hôtels de luxe et les restaurants chics se multiplient dans la région, pas les attentats à la voiture piégée. Mais quel genre d’État sera le Kurdistan irakien s’il devient indépendant ? Le GRK fait activement du lobbying aux États-Unis – en mandatant parfois ses alliés et ses partenaires d’affaires – pour promouvoir sa réputation d’oasis de liberté et de sécurité dans un territoire hostile. « Le Kurdistan est la région la plus stable et démocratique d’Irak », écrivait l’ancien diplomate américain Peter Galbraith dans les pages du New York Times. Il oubliait de mentionner qu’il détient une créance d’une valeur de dix millions de dollars sur le pétrole kurde. Le GRK a dépensé six millions de dollars en lobbying depuis 2010 – plus que le Pakistan. En réalité, le Kurdistan n’a rien de démocratique.
La terreur
Il suffit pour s’en rendre compte d’examiner l’immobilisme de son leadership. À Bagdad, où l’autorité repose avant tout sur le Premier ministre, quatre hommes se sont succédé au poste depuis 2004, quand l’Irak a regagné sa souveraineté après l’invasion américaine. Au Kurdistan irakien, où le pouvoir est aux mains du président, il n’y en a jamais eu qu’un : Barzani. Ce dernier n’a pas seulement refusé de se retirer au terme de son mandat l’année dernière, il a également exclu certains dirigeants d’un parti d’opposition réformiste du gouvernement. Il a même empêché l’orateur du parlement, qui est le président par intérim aux yeux de la loi, d’entrer à Erbil, la capitale de la région. Plutôt que de progresser vers la démocratie, le Kurdistan irakien a commencé à prendre le chemin inverse. La scène politique s’est rétrécie et elle devient de plus en plus violente. Des procès fallacieux et des menaces ont réduit au silence certains médias indépendants. Les tentatives d’unification du gouvernement sont compliquées et les élections ont été repoussées. Le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) au pouvoir a toujours été une affaire de famille. Le neveu de Massoud Barzani, Nechirvan, est Premier ministre ; son fils aîné Masrour dirige le conseil de sécurité ainsi que les services de renseignement (certains l’accusent d’en avoir fait usage contre des journalistes) ; et son deuxième fils est général dans l’armée. D’autres membres de la famille proche de Barzani détiennent l’opérateur de réseau mobile local (un organisme privé acheté avec de l’argent public), siègent au comité de direction du PDK ou représentent ses intérêts à l’étranger.
L’autre acteur politique majeur de la région, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) dirigée par Jalal Talabani, se présente comme l’antidote au tribalisme du PDK et claironne son attachement à la méritocratie et au progressisme. Ces dernières années, pourtant, ce parti aussi est devenu une affaire de famille. La femme de Talabani, Hero Ibrahim Ahmad, contrôle l’empire médiatique et commercial de l’UPK. Son fils aîné, Bafil, est à la tête de l’unité anti-terroriste du parti, et son plus jeune fils, Qubad – un mécanicien d’une trentaine d’années –, est récemment devenu l’adjoint du Premier ministre. D’autres membres de la famille Talabani dirigent l’unité anti-terroriste, qu’ils utilisent autant pour combattre le terrorisme que pour intimider leurs opposants politiques, ainsi que la faction de l’UPK qui siège au parlement.
Pendant ce temps, les réformistes comme l’ancien Premier ministre Barham Salih et les technocrates comme le gouverneur de Kirkouk, Najmaldin Karim, sont marginalisés au sein du parti. Représenter une véritable force d’opposition démocratique au Kurdistan peut s’avérer dangereux. En 2005, un groupe du PDK a mis le feu au bureau d’un parti d’opposition à Dahuk, tuant le directeur de la structure. La méthode est régulièrement employée depuis. En 2011, de jeunes Kurdes irakiens ont commencé à protester contre la corruption et l’autoritarisme du gouvernement, comme leurs frères arabes en Tunisie et en Égypte. Lorsqu’une chaîne de télévision indépendante a diffusé des images des manifestations du « Printemps kurde » à Souleimaniye, des hommes du gouvernement ont incendié leur studio. Les forces de sécurité des deux partis auraient assassiné en toute impunité des journalistes ayant dénoncé la corruption et le népotisme au sein du gouvernement. Dans certains cas, des véhicules appartenant aux forces de sécurité ont été utilisés dans leurs kidnappings ; d’autres fois, des politiciens ont proféré des menaces à leur encontre avant qu’ils ne soient assassinés.
Sécession
Au sein du PDK, beaucoup disent qu’étant donné la menace que représente l’État islamique, le temps n’est pas encore venu de discuter des modalités de la démocratie. « Tant que le pays est en guerre et que des élections ne peuvent pas être organisées, le président continuera d’exercer son mandat avec les pleins pouvoirs qui lui sont conférés », explique Vala Farid, un législateur du PDK. Masrour Barzani a déclaré pour sa part que le départ de son père durant le combat contre l’État islamique pourrait être un facteur de déstabilisation. « La dernière chose dont le Kurdistan a besoin, c’est d’une autre crise », dit-il. L’envoyé spécial de la présidence Brett McGurk, qui demeure l’homme du gouvernement américain sur la question kurde irakienne, reconnaît toujours Barzani comme président, bien qu’il soit à présent à son poste extra-légalement. C’est aussi le cas de la Maison-Blanche. Mais en voyant l’autocratie de Barzani comme un mal nécessaire dans le combat contre Daech, ils ignorent le fait que ce dernier a commencé à consolider son pouvoir bien avant la montée de l’État islamique. Pour lui, gouverner au-delà du terme de son mandat est une question de sécurité dans l’état d’urgence actuel. Cependant, les lois relatives à l’état d’urgence peuvent être addictives : les dictateurs trouvent toujours une excuse pour les maintenir, mais elles n’apportent jamais la stabilité. Au contraire, elles conduisent à des régimes autoritaires comme ceux d’Assad en Syrie et de Mouammar Kadhafi en Libye.
D’autres sont d’avis que ces problèmes seraient vite réglés, si seulement les Kurdes avaient leur indépendance. « L’indépendance du Kurdistan est plus importante que le parlement et tous les partis politiques », a affirmé Massoud Barzani dans un entretien en mars 2016. Ce n’est pas qu’une douce illusion, elle est aussi dangereuse. Entre 1994 et 1997, les milices du PDK et de l’UPK ont déclenché une guerre civile à cause de la division des revenus et des ressources. C’était avant la découverte des réserves de pétrole de la région. Des milliers de personnes sont mortes dans le conflit, et des centaines d’autres ont disparu après avoir été arrêtées par les forces de sécurité des deux partis. Barzani et Talabani ont tous deux invité des forces extérieures – la garde républicaine de Saddam Hussein et le corps des Gardiens de la révolution islamique d’Iran, respectivement – à leur venir en aide. Tant que les milices et les services de renseignement kurdes resteront subordonnés à des personnalités et des partis politiques plutôt qu’à l’État, ils nuiront à la stabilité de la région plutôt que de la renforcer. Les Kurdes doivent encore résoudre des questions basiques concernant les modalités de la citoyenneté d’un éventuel nouvel État. La citoyenneté d’un Kurdistan irakien indépendant serait-elle basée sur la géographie ou l’ethnicité ? Dans le premier cas de figure, cela signifierait-il que les Kurdes nés à Bagdad ou à Diyarbakır n’y auraient pas droit ?
Dans le second, les Arabes et les Turkmènes seraient-ils considérés comme des citoyens de seconde zone ? Le Kurdistan reconnaîtrait-il la double-nationalité ? Ces questions peuvent sembler tatillonnes, mais leurs réponses peuvent semer les graines de déplacements de population, de purification ethnique ou de conflits qui risqueraient de perdurer sur des générations. Il n’est pas certain que le Kurdistan indépendant tolérera la véritable compétition politique – une des fondations de la démocratie. La culture politique kurde irakienne tend plus vers des arrangements quant à la division du pouvoir, dans lesquels les partis conservent des monopoles locaux, que vers une véritable compétition. Si les Kurdes irakiens ont l’ambition de fonder un Kurdistan qui accueille leurs frères de Turquie, de Syrie et d’Iran, leurs principales forces politiques feront-elles de la place à de nouveaux acteurs ?
Vient ensuite la question du pétrole. Plutôt que d’alimenter la paix et la prospérité du pays, la répartition des ressources pétrolières pourraient conduire à la discorde et risquent de mettre à mal l’unité kurde. Les Kurdes d’Irak et de Syrie accepteront-ils de partager leurs réserves d’or noir avec les Kurdes de Turquie et d’Iran, qui vivent dans des régions pauvres en énergie ? Si tel n’est pas le cas, cela signifie-t-il que les Kurdes tendraient plutôt à établir quatre États au lieu d’un seul ? Ce ne serait pas la première fois que l’unité ethnique est déstabilisée par la géopolitique et les disputes politiques locales. Il y a aujourd’hui deux Roumanie (l’autre s’appelle la Moldavie) et deux Albanie (l’autre s’appelle le Kosovo), deux administrations palestiniennes et 22 États arabes. Dans tous les cas, le refus absolu de transiger sur les revendications territoriales pourrait poser problème. En Irak et en Turquie, les dirigeants kurdes ont recours à la rhétorique nationaliste pour détourner l’attention de leurs échecs politiques personnels. Cela pourrait engendrer des décennies de guerre avec les Turcs, les Irakiens, les Iraniens et les Syriens autour de territoires contestés. Les Kurdes voient des précédents à leur histoire dans le divorce pacifique de la Tchécoslovaquie ou le récent retrait de la Grande-Bretagne de l’Union européenne. Certains d’entre eux se comparent à l’Écosse ou à la Catalogne. En réalité, ils ont bien plus en commun avec les États sécessionnistes les plus récents : le Soudan du Sud, le Kosovo, le Timor oriental et l’Érythrée. Chacun d’eux a gagné son indépendance au prix d’années de lutte, mais ils ont fait feu de la liberté en basculant dans la dictature ou l’anarchie. Leurs leaders se sont disputés les ressources, opposé à la séparation des pouvoirs ou ont refusé de dissocier les forces de sécurité des partis ou des personnalités politiques. Cela fait près d’un siècle que les Kurdes demandent un État. Mais si ces questions ne sont pas réglées lorsqu’ils finiront par l’obtenir, ils pourraient apprendre à leurs dépens que l’indépendance, la liberté et la démocratie ne sont pas synonymes.
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Battle for the Soul of Iraqi Kurdistan », paru dans Foreign Policy. Couverture : Une vallée du Kurdistan irakien.
LE RÊVE D’INDÉPENDANCE DU PEUPLE KURDE
Erbil, Diyarbakir, Souleymanieh : reportage dans trois villes emblématiques du Kurdistan, à la rencontre d’un peuple en quête d’indépendance.
C’est un rêve ancien qui flotte comme un nuage au-dessus des cités et des vallées, des souks écroulés et des champs de pétrole, à cheval sur quatre nations. Nichés entre les empires, entourés de conquérants, les habitants du « grand Kurdistan » partagent ce rêve depuis des siècles. C’est un rêve qui se nourrit des souvenirs d’un passé glorieux : les carrefours imposants qui mènent à la citadelle d’Erbil et ses marchés opulents, les poètes de Souleymanieh qui rêvent de leur nation cachée. Il glisse le long des rues de Mahabad, où les espoirs d’indépendance kurde se sont, pour un bref instant, matérialisés. L’invasion de l’Irak est célébrée dans les mémoires : pour beaucoup, elle fut une libération après les injustices du passé.
Certaines nuits, le rêve s’apparente à une illusion ; certaines autres, à un cauchemar. Ce cauchemar, c’est la colère d’une pierre lancée vers la police turque, par une adolescente qui ne comprend même pas sa propre langue. C’est la trahison des Occidentaux et le souvenir de la terrible vengeance de Saddam, des rues de Halabja jonchées de cadavres. C’est la mort feutrée de la République de Mahabad, trop petite pour peser dans le jeu des nations à l’issue de la grande guerre. Ce cauchemar, enfin, c’est l’État islamique qui, de l’autre côté des montagnes, se tient prêt à anéantir tout ce que le peuple kurde a construit. Mais personne ne connaît l’issue du rêve. Certains essaient désespérément de se réveiller pour le voir prendre forme, quand d’autres se plaisent à vivre dans le souvenir du passé et la réalité du jour. Et alors que les communautés kurdes d’Irak, de Syrie, de Turquie et d’Iran sont tiraillées en tous sens dans un Moyen-Orient en ébullition, il est possible que le rêve kurde ne soit plus le même pour tous.