Wor. Watthana

Les jeunes élèves de Frances Watthanaya l’attendent pour l’entraînement de l’après-midi. Les enfants paraissent troublés, quelque chose ne va pas. Deux des filles, Min et Bee, se précipitent vers Frances dès qu’elle émerge du sommet de la colline. « Ann ne peut plus venir ! » s’exclament-elles. « Son père ne veut plus la laisser s’entraîner… Il faut que tu ailles lui parler. Maintenant ! » Frances n’est pas vraiment surprise qu’Ann, l’une de ses élèves, soit absente. Depuis l’ouverture du club Wor. Watthana, il y a quelques mois, Ann est une des élèves les plus assidues. Du haut de ses douze ans, elle vient s’entraîner tous les jours, mais ce contre l’avis paternel.

Frances a créé le Wor. WotthanaCrédits : Lindsey Newhall

Frances a créé le Wor. Wotthana
Crédits : Lindsey Newhall

À peine un mois plus tôt, elle a dit à Frances : « Mon père ne veut pas que je m’entraîne. Il dit que je dois aider à la maison, mais je lui ai dit que s’il ne me laissait pas m’entraîner, j’abandonnerais l’école ! » Une étincelle de défi brillait dans les yeux d’Ann, et Frances ne savait pas si elle devait être fière ou s’en préoccuper. Mais aujourd’hui, Ann est absente, et les autres élèves du club s’inquiètent. Alors Frances décide de modifier l’itinéraire de leur jogging quotidien. « Allons-y », dit-elle aux enfants dans le dialecte de l’Isaan. « Nous allons courir jusque chez Ann. » Min et Bee, les deux amies d’Ann, prennent la tête de la troupe. Frances et ses apprentis combattants courent le long des routes de terre, entre les maisons de bois et de béton, suivis des yeux par les villageois. Avec ses cheveux blonds et sa peau claire, la canadienne tranche avec ses élèves thaïlandais. Mais les habitants du coin la connaissent bien. Elle est arrivée pour la première fois au village il y a dix ans, accompagnée de son petit ami. Boom est un Thaïlandais originaire de la région qu’elle a rencontré pendant son entraînement à Bangkok, et qu’elle a fini par épouser.

Ann est une élève très assidueCrédits : Lindsey Newhall

Ann est une élève très assidue
Crédits : Lindsey Newhall

Frances et Boom ont rêvé d’ouvrir leur propre gymnase pendant des années. Après dix ans passés à Bangkok et au Canada, Boom est revenu dans son village natal l’année dernière. L’absence totale de changement et de signes de modernité l’ont beaucoup affecté. Les routes y sont toujours en terre battue et les jeunes souffrent toujours des mêmes problèmes avec la drogue et les gangs, de la même absence d’opportunités. Frances et lui ont alors décidé de profiter de son salaire d’entraîneur en Malaisie pour fonder leur propre club dans son village. Comme tous les clubs, Wor. Watthana a commencé petit. Frances a d’abord demandé à son ancien entraîneur, Dam, de l’aider. Ils se retrouvaient tous les jours pour s’entraîner devant la maison de son beau-père, près de là où Dam vivait à l’époque, hébergé par des membres de sa famille. Les gens du coin s’arrêtaient pour les observer. Les enfants ont commencé à demander s’ils pouvaient s’entraîner eux aussi. Même si elle appréciait ses cours particuliers, Frances pensait que Dam gâchait son temps et son talent. Elle espérait qu’ouvrir un club et nommer Dam entraîneur-en-chef lui apporterait un emploi stable et la motivation nécessaire pour rester sobre – en plus de créer un endroit sûr pour les enfants à la sortie de l’école. Frances a donc commandé un sac de frappe et dit aux enfants de venir s’entraîner. Près d’une douzaine d’enfants ont commencé à venir s’entraîner régulièrement. Très vite, des membres plus âgés de la communauté sont venus aussi, d’anciens boxeurs ou les pères des élèves, qui ont voulu se rendre utiles. Il n’a jamais été question d’argent : les enfants s’entraînent gratuitement, et ceux qui sont inscrits aux tournois par Wor. Watthana conservent l’intégralité de leurs gains. Les enfants qui veulent simplement s’entraîner mais ne s’intéressent pas au combat sont également les bienvenus : Contrairement à la plupart des clubs qui ne cherchent qu’à former des boxeurs afin d’en tirer profit, les combats sont encouragés mais pas imposés à Wor. Watthana. La salle d’entraînement n’est qu’une petite parcelle de terre devant la maison du père de Boom. Il n’y a pas de toit, pas de matelas, pas de douches ou de toilettes, et certainement pas de ring. Les économies de Frances et le salaire de Boom ne couvrent que les dépenses quotidiennes du club et le transport des enfants les soirs de combat. Mais ils ont besoin d’un ring et d’un toit. Le propriétaire de la salle de sport que Frances et Boom fréquentaient à Bangkok leur a donné quelques conseils à l’occasion de leur dernière visite dans la capitale : « Vous ne pouvez pas immatriculer votre club auprès des autorités sportives tant que vous n’avez pas de ring », leur a-t-il expliqué. « Et vous ne pouvez pas inscrire vos élèves à des combats plus importants sans être immatriculés. Procurez-vous un ring, et faites-le vite. Comme ça, les enfants resteront motivés et les parents seront satisfaits. »

Les conditions d’entraînement sont spartiates
Crédits : Lindsey Newhall

Frances et Boom ont alors lancé une campagne de financement participatif dans l’espoir que la communauté internationale de muay-thaï fasse des dons. La campagne a été un succès, et la construction de la salle a débuté peu de temps après, toujours sur le terrain du père de Boom. En attendant la fin des travaux, les combattants continuent de s’entraîner sur des tapis grossiers étendus sur le sol avec des équipements donnés par des sympathisants. Ces conditions rudimentaires ne sont pas dissuasives pour les enfants, qui viennent s’entraîner tous les jours. Moins de quinze minutes après avoir quitté le club, Frances et ses ouailles arrivent devant la maison délabrée de la famille d’Ann. Elle est assise à côté de sa grand-mère, à même le sol en béton. Son visage s’illumine à l’approche de Frances, comme si elle l’attendait. Nae, son père, pose la vaisselle qu’il était en train de laver et fait face à Frances. Les enfants du club se tiennent à une distance respectable pour suivre la conversation. « Ann ne peut plus aller s’entraîner », dit Nae d’un ton sec. « J’ai besoin d’elle à la maison. Ma sœur est enceinte et ma mère est malade. Ann doit aussi s’occuper de sa petite sœur, et un autre bébé arrive. Ann est la seule sur laquelle je puisse compter. Sa mère est partie. Elle a abandonné notre famille et nous a laissé seuls, Ann et moi. »

Ann aura l’opportunité de voyager et de combattre, de sortir du village.

Frances n’était jamais venue chez Ann. Elle découvre le toit en tôle et le sol en béton sur lequel dort la petite. Elle découvre qu’elle vit dans une maison de trois pièces partagée par neuf personnes. Le soleil de l’après-midi amorce tout juste sa descente. Si Ann pouvait aller à l’entraînement, c’set principalement parce que son père n’était jamais à la maison pour l’en empêcher. Il travaillait tard comme ouvrier, certains soirs jusqu’à minuit. Mais aujourd’hui, il est rentré plus tôt et a ordonné à sa fille de rester à la maison. « Trois heures par jour avec elle, c’est tout ce dont j’ai besoin », plaide Frances. « Non », tranche Nae. « J’ai besoin d’elle à la maison. »

Les négociations

« Mais cela pourrait changer sa vie », poursuit Frances. « Des gens nous soutiennent, des étrangers nous donnent de l’argent et des équipements. Elle sera entraînée correctement dans mon club. On s’occupera bien d’elle. » Nae hésite et pose le tuyau d’arrosage qu’il utilise pour laver les casseroles. Frances insiste et demande à Nae de penser à l’avenir et pas seulement au présent. « À son âge et avec son poids, c’est un très bon moment pour débuter une carrière. Si on attend qu’Ann soit plus âgée et plus grande, ce sera plus compliqué de lui trouver de bons adversaires. Elle a l’âge idéal pour débuter. » Son père fait « non » de la tête.

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Chez elle, Ann dort à même le béton
Crédits : Lindsey Newhall

« C’est tout simplement trop dur. Il n’y a personne à la maison pour prendre soin de ma mère. Et ma sœur ne peut pas le faire : elle est sur le point d’avoir un bébé. » « Pensez à ce qu’il y a de mieux pour elle », implore Frances. Elle lui explique que l’entraînement à Wor. Watthana peut ouvrir des portes à sa fille. Ann aura l’opportunité de voyager et de combattre, de sortir du village. Elle apprendra l’anglais grâce au muay-thaï. Elle rencontrera et se liera d’amitié avec d’autres filles de son âge, avec les mêmes ambitions. « Vous êtes au courant des problèmes de gangs et de drogue dans le village », dit Frances. « Je crois dur comme fer que le muay-thaï aidera à protéger ces jeunes filles », déclare-t-elle en désignant Bee et Min, les amies d’Ann. « Le muay-thaï leur donnera de l’assurance, il leur offrira un endroit sûr, ainsi qu’un groupe de garçons, d’hommes et de femmes, une communauté qui les respectera et qui prendra soin d’elles. » Le père d’Ann pèse le pour et le contre. Il soupire : « Est-ce qu’elle est douée, au moins ? » « Oui », répond instantanément Frances. « C’est une de nos meilleures élèves. » Il fixe le sol un long moment, puis se tourne vers sa fille et lui demande : « Tu veux te battre ? » Ann assure que oui.

Grâce à muay-thaï Ann va pouvoir quitter le villageCrédits : Lindsey Newhall

Grâce à la boxe, Ann pourra quitter le village
Crédits : Lindsey Newhall

« D’accord », dit-t-il à Frances. « Vous pouvez l’entraîner. » Le visage d’Ann s’illumine et elle court enfiler son short de muay-thaï, alors que son père éclate de rire. Pendant qu’Ann se change, Nae confie à Frances qu’il se souvient de Boom, son mari, à l’époque où il se battait, presque vingt ans auparavant. « P’ Dam est toujours dans le coin ? » « Oui, toujours. » Elle lui avoue que Boom et elle voulaient ouvrir le club sportif en partie pour lui assurer un emploi stable et un moyen de transmettre sa connaissance du muay-thaï à la nouvelle génération, mais qu’il s’est remis à boire. « Il ne vient plus au club ces jours-ci », se lamente-t-elle. « Il avait des problèmes avec les enfants, il leur criait dessus, il criait sur leurs parents… Il s’est soûlé et a détruit notre seul sac d’entraînement. Il a dit à un enfant débutant qu’il n’arriverait jamais à rien et l’a fait pleurer. » « Du P’ Dam tout craché », réplique Nae en hochant la tête. « C’est la même chose que dans mes souvenirs de gosse. Il avait l’habitude de nous emmener aux combats à l’époque. Il était toujours ivre et provoquait toujours des problèmes. » Ann sort en trombe, prête pour l’entraînement. Son père sourit à sa vue, lui dit d’aller au club et de travailler dur. Frances le remercie et lui fait un wai d’adieu pour montrer son respect à cet homme usé, qui travaille dur pour maintenir sa famille d’aplomb. Le groupe de combattants retourne à la salle en courant, une fille de plus dans son sillage.

L'entraînement peut reprendreCrédits : Lindsey Newhall

L’entraînement peut reprendre
Crédits : Lindsey Newhall

À l’approche du crépuscule, les enfants finissent l’entraînement et se dispersent pour rentrer chez eux. Frances me raconte alors ce qu’il vient de se passer chez Ann. « Je ne pense pas que j’aurais insisté pour Ann sans tout le soutien que nous avons eu et que nous recevons toujours », dit-elle. « Je ne peux pas dire au père d’Ann : “Donnez-moi juste trois heures par jour pour que votre fille se roule dans la terre.” Mais maintenant que je sais que notre campagne de financement a fonctionné et que nous avons des sponsors dans la communauté muay-thaï partout dans le monde, je peux regarder son père dans les yeux et lui dire : “Nous pouvons nous occuper de votre fille. Nous allons construire une salle de sports, lui offrir un toit et lui donner des conditions d’entraînement appropriées.” »


Traduit de l’anglais par Rémy Kuentzler d’après l’article « Just three hours a day : Isaan girls and the importance of muay thai », paru dans Fightland. Couverture : Ann en plein combat, par Hiro Hashimoto.