Les femmes de Chuqi
Chili, mine de Chuquicamata. Le plateau aride du désert d’Atacama, enclavé par la cordillère des Andes à l’est et l’océan Pacifique à l’ouest, couvre la zone la plus septentrionale du Chili. C’est une vaste étendue pratiquement dépourvue de vie, à l’exception des meutes d’alpagas qui traversent parfois la route et des cactus qui la bordent et poussent lentement sous les feux du soleil. Mais la nudité de l’Atacama est trompeuse, car sous ses dunes soyeuses et ses paysages lunaires faits de sel et de lave durcie repose l’élément vital du chili : des millions de tonnes de réserves de cuivre.
Je suis venue sur le plateau pour visiter la plus importante mine du Chili : Chuquicamata, qu’on surnomme ici Chuqi, propriété de la compagnie minière du cuivre CODELCO, qui appartient à l’État. Cette mine de cuivre à ciel ouvert – la plus grande de la planète – soit vieille de plus d’un siècle, représente encore environ un cinquième de la production totale de la société, bien que ses ressources ont considérablement diminué. L’amenuisement de la production et la découverte de réserves de cuivre additionnelles ont incité CODELCO à creuser plus profond, et la compagnie est actuellement au beau milieu du développement d’une mine souterraine de près de 4 milliards d’euros. Mais mon intérêt pour la mine n’a pas tant à voir avec le cuivre qu’avec les mineurs eux-mêmes. Un ami chilien m’a confié un jour qu’il y avait une vieille croyance dans le pays, qui voudrait que lorque une femme entre dans une mine, une catastrophe ne tarde pas à survenir. Les mines étaient considérées comme des entités femelles, à l’intérieur desquelles seul les hommes devaient entrer. Une femme pénétrant dans une mine pourrait déclencher jalousie et colère, ce qui conduirait à une baisse de la production dans le meilleur des cas, au pire à un désastre. Mais ces croyances sont en train de changer. Si l’industrie minière du cuivre chilienne a connu son lot de hauts et de bas au cours des récentes années – on se souvient de l’effondrement de 2010 et du sauvetage qui a captivé le monde, inspirant même un film qui sortira en mars prochain, The 33 –, il est certain que la présence de femmes dans les mines n’est pas à blâmer. L’incident de 2010 s’est produit à cause de la gestion désastreuse d’une compagnie minière privée et d’un manque effarant de mesures de sécurité. Quant aux pertes financières, elles doivent être imputées au flux et au reflux global de la demande en minéraux.
Actuellement, les femmes représentent environ 7,5 % de la main-d’œuvre minière chilienne (parmi lesquels 80 % d’entre elles occupent des postes administratifs). Elles sont certes en petit nombre, mais il est important de souligner que l’idée même d’une femme mineur était encore inconcevable jusque très récemment. Les décennies écoulées depuis le retour de la démocratie au Chili ont vu un basculement progressif – mais néanmoins remarquable – de l’attitude générale envers les femmes. Aujourd’hui, le Chili a une femme pour présidente, Michelle Bachelet, et une ministre des Mines, Aurora Williams. Le gouvernement offre désormais un certificat aux compagnies qui remplissent un certain nombre de critères, dont le respect l’égalité des genres. La mine Gabriela Mistral, qui appartient à CODELCO, où les femmes représentent 24 % des ouvriers, a déjà reçu ce certificat. En 2014, une équipe de chercheurs de l’université catholique du Nord à Antofagasta a mené une étude intitulée « Barrière du genre dans les mines chiliennes : une gestion stratégique », dans le but de mieux comprendre quels facteurs empêchent les femmes d’intégrer l’industrie minière en plus grand nombre. Au travers d’entretiens en profondeur avec 70 mineurs hommes et femmes du nord du Chili, les chercheurs ont découvert que le manque de femmes dans l’industrie minière pouvait être attribué à « l’auto-discrimination des travailleurs eux-mêmes, les demandes des familles, et la prédominance masculine dans le secteur ». En d’autres termes, même si les femmes sont davantage intégrées au secteur des mines que par le passé – et en dépit des efforts réalisés par le gouvernement pour aplanir ces disparités –, il subsiste encore de nombreux obstacles qui gardent les femmes d’entrer dans les mines, dont beaucoup sont auto-imposés.
Nous roulons à travers un énorme tube, de deux fois la hauteur d’un tunnel et aussi large qu’une autoroute à trois voies.
« Certaines travailleuses ont subi une hystérectomie pour mettre un terme à leurs menstruations », rapporte l’étude. « D’autres ont arrêté d’allaiter leurs enfants et ont aussi réduit au minimum leurs passages aux toilettes durant la journée sur leur lieu de travail, de façon à minimiser les commandes qui sont activées lors des interactions entre hommes et femmes. » Malgré cela, beaucoup pensent que l’accroissement significatif de la présence des femmes dans les mines au Chili est le signe d’un glissement vers une structure sociale plus égalitaire. « C’est lié au progrès de la société, pas seulement de l’industrie minière », m’a confié Williams, la ministre des Mines, lors d’un entretien. « Aujourd’hui, les femmes sont perçues différemment au sein de la société, en politique, dans la population active et dans les mines. »
Dans les entrailles de la terre
Ces progrès ne me sautent pas aux yeux au cours du vol de deux heures qui m’entraîne de Santiago à Calama, l’avant-poste principal de la région la plus au nord du pays. Je ne remarque pas la présence d’une seule femme parmi les passagers de l’avion, et alors que nous atterrissons je ne me sens pas très à l’aise, comme si je venais de faire irruption chez un barbier en robe de soirée. Le lendemain matin, je fais la connaissance d’Andrea Valdebenito Brown, l’employée de CODELCO qui me servira de guide durant mon séjour à Chuquicamata. Brown a grandi dans une famille de mineurs, et bien qu’elle n’en soit pas une elle-même, elle fait carrière au sein de l’industrie – à l’instar de la plupart des femmes travaillant pour CODELCO, elle travaille dans un bureau et non dans une mine. Selon elle, s’il y a bien des femmes parmi les mineurs, elles demeurent en petit nombre et cela n’est pas près de changer. Elle ne peut pas me garantir que j’aurai la chance d’en rencontrer une au cours de ma visite. Après qu’elle m’a briefé sur la sécurité, Brown et moi grimpons à bord d’un minivan qui nous conduit dans les entrailles de la nouvelle mine souterraine de Chuqi, encore en construction.
La mine est différente de ce à quoi je m’attendais. Ce que j’imaginais des mines a été façonné par les livres et le cinéma, et je m’étais à moitié préparée à descendre une échelle en bois branlante avec une pioche à la main. Au lieu de quoi nous roulons à travers un énorme tube, de deux fois la hauteur d’un tunnel routier, aussi large qu’une autoroute à trois voies. Le tunnel est percé d’autres routes qui finissent en impasses, dont la plupart sont gardées par des silhouettes accroupies vêtues de gilets de sécurité orange. Leurs visages plongés dans l’ombre derrière les lampes frontales leur donnent des allures de cyclopes, dont la lumière intensément blanche tranche avec les ténèbres de la mine. De temps à autre, la lueur rouge d’une pièce d’équipement surgit de la pénombre avant de disparaître derrière nous. Nous portons des bottes coquées d’acier, ainsi que des appareils respiratoires autonomes en cas d’incendie. Plus nous descendons, plus la route se fait cahoteuse. Mes oreilles commencent à ressentir des pops. Tandis que mes yeux s’accoutument à la basse lumière de l’endroit, je parviens à distinguer des nombres sur les murs, qui marquent la longueur de la route parcourue depuis l’entrée. Nous arrivons bientôt au repère des 4 250 mètres – 850 mètres sous la surface de la terre – et notre chauffeur effectue un demi-tour avant de s’arrêter. Il nous prie de descendre du véhicule.
« C’est votre jour de chance », s’exclame Brown à travers les craquements des talkies-walkies. À quelques mètres de nous, une jeune femme est au travail, qui prend des mesures au moyen d’un robot de prospection jaune canari, et consigne ses découvertes dans un carnet de notes. « Nous avons trouvé une demoiselle ! » Depuis l’époque inca, l’activité minière joue un rôle clé en politique, dans les affaires et dans la vie quotidienne du cône sud de l’Amérique latine. Les frontières modernes du pays ont été dessinées durant la guerre du Pacifique (1879-1883), et elles ont été pour une large part motivées par les revendications de territoires miniers. Aujourd’hui, l’activité minière dédiée au cuivre de CODELCO représente à elle seule près d’un tiers des revenus du gouvernement, et même si l’industrie a ralenti sa course durant les dernières décennies, elle fait toujours partie des plus importantes du pays. Malgré son importance, les mineurs n’ont pas toujours été tenus en haute estime au Chili. Il y a une expression argotique qui désigne les hommes qui couchent avec des femmes mariées : patas negras (« pattes noires »). Elle fait référence aux empreintes laissées par les mineurs de charbon qui s’insinuent dans le lit conjugal quand les maris ne sont pas là. De tels stéréotypes ne facilitent pas la tâche aux femmes qui veulent travailler dans l’industrie. On déplore actuellement un manque de personnes qui souhaitent et sont capables de travailler dans les mines souterraines. Une bonne partie des mineurs les plus expérimentés de Chuqi sont trop avancés dans leur carrière pour suivre de nouvelles formations nécessaires au travail dans les mines souterraines – ou bien ils ne veulent tout simplement pas aller sous terre après des années de travail dans les mines à ciel ouvert. Au début de l’année 2014, les femmes représentaient environ 8,5 % de la main d’œuvre de la compagnie, mais l’expansion actuelle de Chuqi représente une occasion idéale d’accroître le ratio masculin/féminin en attirant de nouveaux employés. « Une grande partie de ces femmes sont des mères de familles, et elles s’occupent de leurs enfants grâce à un unique salaire », a confié à Inter Press News Service Andrés León, le directeur des ressources humaines de la mine El Teniente, propriété de CODELCO. Il estime que les femmes mineurs gagne jusqu’à « cinq fois plus que ce qu’elles gagnaient en exerçant d’autres métiers ». Alors que CODELCO a mis en œuvre des efforts significatifs pour intégrer davantage de femmes à ses travailleurs – l’égalité des sexes fait désormais partie des critères d’évaluation des performances de la société –, beaucoup semblent penser que le nombre croissant de femmes qui s’intéressent à l’activité minière est plus largement le reflet d’une culture plus égalitaire.
Une nouvelle ère
Je rencontre Francisca Muñoz à son bureau, dans un bungalow qui évoque davantage un chantier de construction qu’une mine vieille d’un siècle. Il y a quelques années encore, Chuqi abritait un village de 25 000 personnes, mais les risques sanitaires représentés par les produits issus de la fonderie ont contraint CODELCO à déplacer la population entière, laissant derrière elle une ville fantôme. Muñoz est timide mais elle parle avec assurance : elle n’a pas encore 25 ans mais sa carrière dans les mines lui convient très bien. Elle l’a débutée il y a quatre ans comme stagiaire dans une mine souterraine de sa ville natale d’Ovalle. Quand son patron a soudainement démissionné, elle a été contrainte de reprendre les rênes et a été propulsée à un poste professionnel. Son expérience du minage souterrain faisait d’elle une recrue idéale pour le projet d’expansion de Chuqi, qu’elle a rejoint en février dernier. « Je travaille pendant sept jours, 12 heures par jour, mais ensuite j’ai le droit à une semaine de repos », me dit-elle. Comme beaucoup d’employés de l’industrie, elle passe ses jours de repos dans sa ville natale, où elle rend visite à sa mère, à ses sœurs et à son fils de cinq ans. Si Muñoz semble satisfaite de sa carrière, son évolution dans un monde de facto dominé par les hommes n’est pas allée sans quelques batailles, tout particulièrement au début. « Bien sûr qu’on est traitée différemment », m’assure-t-elle. « Personne ne dit les choses en face, mais on le sent bien. Mais bon, on ne sait jamais si c’est parce qu’on est une femme ou parce qu’on est jeune. »
Dans une enquête de 2013 sur l’intégration des femmes dans l’activité minière parue dans l’International Journal of Communication (IJoC), les mineurs femmes confient devoir faire face à des tensions et à de l’hostilité concernant leur entrée dans le secteur, mais elles sont déterminées à persévérer pour subvenir à leurs besoins personnels et à ceux de leur famille. « Lorsque je suis venue travailler à la mine, cela a été horrible pour moi », raconte une travailleuse de 40 ans dans l’article. « Il y a des moments où j’ai voulu partir, ça me rendait triste, je fondais en larmes, mais je n’ai jamais dit : “Je ne peux plus le supporter.” C’était plus difficile pour nous parce que nous étions les premières. » Quand je l’interroge à propos de son expérience avec les hommes à Chuquicamata, Muñoz est sans équivoque. « Les gars d’ici sont géniaux, plus gentlemen qu’ils ne le sont chez eux. Ils se montrent très solidaires en règle générale, il n’y a aucun problème à ce niveau-là. Lorsqu’ils me voient chargée de matos comme une mule, ils se pressent de venir m’aider. » Entre les quelques femmes qui travaillent à Chuqi, le lien est encore plus étroit. « On se sert toujours les coudes entre femmes, et les filles qui bossent ici sur le site entretiennent d’excellentes relations. » Et bien que Muñoz tient à souligner à quel point elle pense que l’égalité entre les sexes est importante, j’ai l’impression que pour elle – et peut-être pour d’autres femmes de sa génération –, l’écart entre les genres est de plus en plus étroit. « Je pense que l’ère du machisme est terminée », me confie-t-elle, expliquant que tout le monde dans sa famille – hommes et femmes confondus – l’a soutenu dans sa décision. De nos jours et à notre époque, poursuit-elle, « il n’y a aucune raison de se sentir inférieure parce qu’on est une femme ».
Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac d’après l’article « Chile’s Women of the Mines », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Gabriela Mistral sur le site de Chuqi, par CODELCO.