Le Wadi Rum

Une matinée d’hiver à l’entrée du village de Rum, à l’extrême Sud de la Jordanie. Dernier arrêt du bus en provenance d’Aqaba, la ville qui ne dort jamais. Je me tourne vers la route qui vient de m’amener, une longue balafre de béton dans un décor lunaire. Surnommée la vallée de la lune, Wadi al Qamar, le Wadi Rum est une zone désertique de plus de 70 000 km², un désordre composé de regs, steppes, tassilis et montagnes dont les sommets percent l’azur à près de 2 000 mètres d’altitude. « Des îles qui attendraient l’écroulement définitif dans l’arrière-cour du monde », comme le poétise l’aventurier et écrivain Sylvain Tesson. De tous temps, les nomades bédouins ont parcouru ces boulevards de sable et de pierre. Ils se sont recueillis dans ces cathédrales de pierre aux couleurs anthracite, ivoire et carmin. Il s’y sont protégés du chant des dunes et de ses djinns, la vie cadencée par les étapes du jour et de la nuit.

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La route d’Aqaba
Crédits : Josselin Brémaud

Avant le tournage, à quelques kilomètres de là, du film Lawrence d’Arabie en 1962, le seul bâtiment existant dans la région était un petit fort. Créé pour la Police du Désert, il se trouvait à proximité de Rum, lieu de rassemblement des tribus locales qui venaient y chercher de l’eau dans les sources, les seules qui soient pérennes à une centaine de kilomètres à la ronde. « La région a bien changé », soufflent les anciens. La roche, le sable, mais aussi le béton cohabitent ici désormais. Le village de Rum garde aujourd’hui l’entrée du désert. Antennes et paraboles percent le ciel de ce village cubiste aux ruelles géométriques, grain de sable dans le désert que des 4×4 sillonnent et inondent de poussière. Aux détours de façades roses, une nuée d’enfants qui s’amuse balle aux pieds, quelques jeunes groupés autour d’une vieille Toyota ou le regard placide d’un ancien, assis sur le perron de sa maison inachevée. De multiples écriteaux tape-à-l’œil et de graffitis interpellent le touriste, sur les murs ou en surplomb des maisons. Un bien curieux tableau. Qui l’aurait cru, un demi-siècle plus tôt ? Plusieurs centaines de personnes vivent ici désormais, entre quatre murs. Le mouvement qui a drainé ces familles des boulevards de sable jusqu’aux abords de la Desert Highway remonte à une trentaine d’années seulement. Aujourd’hui, du Nord au Sud, d’Amman à Aqaba, l’ancienne voie royale déverse des milliers de touristes dans le désert du Wadi Rum. Ce lieu autrefois coupé des autres est entré dans la marche du monde. À l’échelle de l’histoire de cette population, qui a toujours tiré son principal revenu des activités pastorales et du commerce nomade, le bouleversement est soudain, il est profond. Un abandon du mode de vie nomade observé non seulement ici mais également aux quatre coins du monde, propre à « amollir le cœur et l’âme », d’après les mots d’Odette du Puigaudeau, l’ethnologue bretonne.

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Le village de Rum
Crédits : Josselin Brémaud

Tout a commencé avec la sédentarisation des familles, encouragée par les autorités dans les années 1970. Le développement massif du tourisme est venu appuyer ce nouveau modèle, vers la fin des années 1980, avant que la révolution apportée par Internet ne modifie la vie du village et de sa population en profondeur dans les années 2000. Il y a l’histoire officielle de Rum, et il y a celle qui se niche dans ses marges, difficile à saisir. Celle que l’on perçoit avec le temps. Des marges occupées par une jeunesse pressée, à l’image du changement qui touche la société bédouine, alors caractérisée par ses dérives : addictions, violence, misère affective et sexuelle. La modernité subite et d’une certaine manière, subie, a rebattu des cartes tirées depuis des millénaires. Amenant la richesse sans toujours la distribuer équitablement, interrogeant une vision du monde qui n’appartenait jusqu’alors qu’à un milieu mystique, le désert. Ici, le soleil est le foyer du jour. Il vrille les regards ; à midi, on marche les yeux au sol. Au détour d’une rue, un vieillard me montre une maison : l’homme que je cherche y habite. Attallah Al-Blewi, le gérant de Bedouin Lifestyle, gère une entreprise locale proposant des séjours dans le désert, sous la tente traditionnelle ou les étoiles, à dos de chameaux ou à bord de véhicules tous terrains. J’y travaillerai pendant deux mois, en tant que factotum, homme à tout faire.

La nuit, dans le désert, le silence est écrasant.

Je passerai la majeure partie de mon temps dans le désert, au camp d’Attallah et en compagnie de ses employés : Ala, Ali, Samir et Moudjahid. Nous ne nous quitterons pratiquement pas pendant deux mois, de jour comme de nuit. Ainsi, composant la mosaïque éclatée d’une incroyable histoire, ces personnages auront tous quelque chose à enseigner de ce milieu en mutation. Un vieux proverbe dit que « seuls les Bédouins et les dieux s’amusent dans le désert ». Aujourd’hui, cet adage semble avoir fait son temps.

Les premiers hommes

« Les Bédouins sont les premiers hommes. » Au volant d’un pick-up japonais, habitué au tracé chaotique des dunes, Ala Mohammed récite un premier cours magistral sur les vertus bédouines, qu’il n’aura de cesse de creuser lors des semaines suivantes. « Nos ancêtres vivent ici depuis des millénaires. Les enfants de ma génération ont grandi dans le désert, en apprenant des anciens qui sont restés là-bas. La plupart des gens pensent que les Bédouins vivaient une vie romantique, mais c’étaient une vie extrêmement difficile », poursuit-il en triturant son téléphone portable, une main ferme posée sur le volant. C’est notre première rencontre. Il m’emmène au campement, situé à quelques kilomètres en aval du village de Rum. Quelques tentes isolées aux flancs d’une paroi vertigineuse, à proximité de la mythique formation des Sept piliers de la sagesse.

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Ala Mohammed
Crédits : Josselin Brémaud

Grand, très élancé, Ala porte le keffieh jordanien, blanc et rouge, introduit par les Britanniques pour la légion arabe. Élégant, il porte une longue tunique appelée dishdasha, agrémentée d’un sweat à capuche. Une lourde chevelure noire tombe en boucle sur ses épaules. Né il y a vingt-quatre ans à Diseh, un village situé à quelques kilomètres, il officie depuis dix-huit mois à Rum comme guide, cuisinier ou coursier à l’occasion. Il incarne parfaitement la nouvelle génération bédouine : fière de ses traditions, intégrée à la dynamique du monde, mais sans véritable horizon. Retour en arrière. Indépendance jordanienne, 1949. Après des années de conflits, les steppes sont pacifiées. La Jordanie, comme les États arabes voisins, faisait autrefois partie d’une seule et même province : la Grande Syrie ottomane. Avec la naissance des États modernes, chaque sous-partie de cet ensemble développe, au fil des années, un discours identitaire sur lui-même. La Syrie valorise sa tradition urbaine, quand la Palestine met en avant la classe des paysans, les fallahin. En Jordanie, le Roi Abdallah Ier, considéré comme le cheikh suprême du pays, peut compter sur le soutien des tribus du désert. Dès le milieu des années 1970, cependant, l’urbanisation galopante, l’argent de la diaspora et les aides au développement venues des pays du Golfe bouleversent profondément la structure démographique d’un pays qui se modernise à grande vitesse. Un nouveau pacte social vient favoriser les populations urbaines et la classe moyenne. Les Bédouins vont rapidement en payer le prix : la modernité rationnelle et les théories de la post-colonisation et du développement amènent de nouveaux paradigmes. La tradition, entrave au développement aux yeux des technocrates, doit être dépassée. Les autorités, fortes de leurs nouveaux modèles, développent une attitude paternaliste à l’endroit de tribus reléguées du rang de symbole à celui de vestige encombrant. Groupe des origines, mais également peuplade sous-développée, sans éducation, qu’il convient de sortir de l’obscurité millénaire dans laquelle elle végète depuis trop longtemps. « Les planificateurs, armés de leur savoir moderne et rationnel, réduisent les populations qu’ils veulent développer à des ignorants passifs », écrit l’anthropologue française Géraldine Chatelard. Elle poursuit : « La prégnance des stéréotypes sur les Bédouins n’est pas moins forte en Jordanie – ou dans le monde arabe en général – qu’en Occident. Pour le citadin et le paysan, le Bédouin peut symboliser tour à tour les valeurs les plus prisées ou l’incurie religieuse, la sédition, la négation de la civilisation. »

Les Bédouins intériorisent vite cette nouvelle condition. Pour autant, loin de voir celle-ci comme une humiliation, ils la valorisent : ils sont les derniers gardiens de la tradition, envers et contre tous. La nuit se consume depuis quelques heures, Ala et moi sommes allongés côte-à-côte dans la grande tente commune. Les seules lumières qui filtrent, grésillantes, sont celle de sa cigarette et du foyer qui s’évanouit. Ala ne s’arrête jamais de fumer, jusqu’à trois paquets par jour. Il s’insurge de ma question : « Bien sûr que je suis fier d’être Bédouin. C’est la chose la plus importante que je possède. Je pourrais tuer par fierté. Les Bédouins sont comme ça. » La nuit, dans le désert, le silence est écrasant. Après quelques secondes, il poursuit. « Je suis fier, mais je sens le poids du jugement partout où je passe. Je n’aime pas aller en ville, où on me prend pour un délinquant. Un jour je voyageais en car jusqu’à Amman, il ne restait qu’une place de libre, à côté de moi. Eh bien les gens préféraient se tenir debout que de s’asseoir. Ma petite amie, qui est chinoise, m’a alors appelé. Nous avons discuté en anglais. Les passagers du bus étaient sidérés de voir un Bédouin parler anglais », s’amuse-t-il. Il se sert à nouveau dans le paquet et ouvre la porte de la tente. Dans le ciel de janvier, les étoiles, si proches du sol, sont pareilles à de gros flocons. Il tranche : « Les Jordaniens ont presque tous des origines bédouines, mais notre culture ne les intéresse plus. »

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La nuit dans le Wadi Rum
Crédits : Josselin Brémaud

Rapidement, les élites souhaitent intégrer les Bédouins au développement qui porte le pays. La décision est prise de sédentariser la population du désert afin de mieux la contrôler. Le gouvernement offre de construire des maisons et des écoles, creuse des puits, multiplie les services aux familles et subventionne largement leur installation à Rum et à Diseh, le principal village de la région. Il décourage le mode de vie nomade en réglementant toujours plus durement l’accès aux zones désertiques. En 1960, une école militaire est ouverte dans la région, suivie par une clinique en 1965, sur le territoire du futur village de Rum. En 1975, la grande tribu des Zalabyeh est la première à s’y installer en nombre, ce site faisant parti de sa dira, son territoire coutumier. La vie en garnison a aussi préparé le terrain à la sédentarisation ; un phénomène que l’on retrouve dans de nombreux États, qui ont su unifier leurs marges par la conscription ou le recrutement militaire de populations cibles. « En plus du pastoralisme, les Bédouins travaillent traditionnellement dans la police ou l’armée, la Patrouille du désert ou la Légion arabe », m’explique Ala. Il a lui-même servi deux ans dans les services de renseignement du pays, considérés comme les plus efficaces du monde arabe. « Les Bédouins vont dans l’armée car il n’y a pas beaucoup d’opportunités ailleurs. Puis nos qualités conviennent bien : on est résistants, on est dur, on est loyaux. Mais la vie là-bas est difficile, quand on vient d’ici. »

Peu à peu, les Bédouins sont obligés d’abandonner leur mode de vie itinérant.

Plusieurs axes viennent appuyer cette politique qui videra le désert en quelques années. La scolarité devient obligatoire pour les enfants et de grands projets agricoles sont soutenus, réduisant la superficie des terres laissées en pâture, donc le pastoralisme. Pour beaucoup, il devient alors trop coûteux de maintenir un mode de vie nomade. Passer de la tente à la maison est une décision facile à prendre, économiquement parlant. Réalisée généralement en filant des poils de chèvres (beit esh-sha’ar en arabe, « la maison en poils ») une tente est à changer tous les deux ans environ. Depuis les années 1960, les troupeaux s’amenuisent et il y a de moins en moins de bêtes sur lesquels prélever des matières premières. Peu à peu, les Bédouins sont obligés d’abandonner leur mode de vie itinérant. Au fil des années, certaines familles parviennent encore, difficilement, à préserver un mode de vie semi-nomade. Indéniablement, la sédentarisation a eu un impact positif sur les conditions de vie de la population bédouine. Auparavant, les femmes perdaient en moyenne de deux à six enfants, du fait des conditions non-stériles d’accouchement dans le désert. À partir des années 1980, toutes les naissances ont lieu dans des hôpitaux. L’espérance de vie augmente en conséquence. Les écoles apportent l’éducation pour tous, les puits révolutionnent la gestion des tâches ménagères au quotidien, quand les commerces donnent accès à de nouveaux biens de première nécessité. En tout, onze plans sont menés entre 1960 et 1980. Pour autant, difficile de parler d’un modèle viable sur le long terme pour les populations locales. Le développement aveugle de ces années-là ne profite pas également à tout le monde et les Bédouins, qui font face à une stigmatisation toujours très forte dans le pays, se considèrent victimes du système : leurs sources de revenus traditionnelles se sont épuisées, en raison de leur nouveau mode de vie.

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À dos de chameaux
Crédits : Josselin Brémaud

La société bédouine délaisse un modèle basé sur la sobriété et la liberté pour un autre, marqué par la dépendance vis-à-vis d’un État centralisateur et ses ressources. Au tournant du siècle, le vent de la révolte souffle dans le désert. Le soulèvement de Ma’an, en 1998, enflamme la région. Le roi Hussein y envoie son armée et place la ville sous couvre-feu. Le mythe de la soumission des Bédouins au trône s’effondre pour un temps. Le gouvernement jordanien a néanmoins plus d’une corde à son arc. Car au tournant des années 1990, le développement exponentiel du tourisme va finalement emporter l’adhésion des populations locales. Un nouveau modèle est né.

L’essor du tourisme

Avant 1962, le tourisme est presque inexistant en Jordanie. Si l’agence Thomas Cook organise des séjours à Pétra dès la toute fin du XIXe siècle, avant que des officiels britanniques ne s’aventurent dans le désert du Wadi Rum durant le mandat, le phénomène reste marginal. La fin mouvementée de la tutelle britannique ne permet pas encore au pays de valoriser son histoire et son patrimoine. Dans les années 1960, quelques aventuriers continuent de visiter Petra et le Wadi Rum. L’imagerie dominante dressée par ces voyageurs est encore celle d’une peuplade aux antipodes de la civilisation, qui semble vivre une histoire circulaire, immémoriale. La modernité technique s’insinue pourtant peu à peu dans le désert. Par fulgurances, les esprits s’accoutument au changement. En 1968, le Bédouin Sabah Atieg Al-Zalabieh introduit le premier truck dans le désert. Cet événement, qui peut paraître anecdotique, va ouvrir la voie à une nouvelle façon de penser le lieu et son exploitation.

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La piste du désert
Crédits : Josselin Brémaud

Le processus s’enclenche véritablement au début des années 1980. Dans un pays qui confirme sa stabilité sur le plan politique, le gouvernement décide de développer des infrastructures à grande échelle. Traditions millénaires, merveilles naturelles et stabilité politique : une association gagnante. Le feu va prendre, il ne manque plus que l’étincelle. En 1984, elle vient de la roche : deux grimpeurs anglais, Tony Howard et Di Taylor, sont invités par le gouvernement jordanien pour mesurer le potentiel de la région en matière d’escalade. Ils tombent amoureux de la région et écrivent un best-seller sur leur aventure, Treks and climbs in Wadi Rum. La Vallée de la lune devient en peu de temps une Mecque de la grimpe, renommée à l’échelle internationale. Les deux varappeurs font venir trois jeunes Bédouins en Grande-Bretagne pour les former aux techniques modernes d’escalade et leur permettre de travailler comme guides. Les Bédouins, cependant, n’ont pas attendu l’arrivée des premiers professionnels européens pour gravir les immenses défilés et canyons du désert. Certaines de ces routes, empruntées alors par des chasseurs, des apothicaires ou des glaneurs, datent du temps des tribus nabatéennes. Plus tard, lors de tensions inter-tribales, ces sommets ont servi de postes de guet. Ala connaît différents chemins de grimpe par cœur, et s’attaque à la roche pieds nus, sans corde. L’escalade est ici complexe, la roche est friable. Il m’emmène dans des lieux très reculés, qu’il connaît comme sa poche. Le soleil perce des masses alentours, géants de grès et de granit, coupant la vallée en deux. D’un côté le froid, les teintes rouges et humides, de l’autre le soleil et les éclats dorés du sable tiède. Le Wadi Rum renaît dans la fraîcheur matinale. « C’est le plus bel endroit de la Terre », me souffle-t-il du haut d’une immense corniche. Difficile de le contredire. Le dessin du désert a le chaos pour modèle. Un chaos silencieux, façonné dans le ventre du monde.

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« Le plus bel endroit de la Terre »
Crédits : Josselin Brémaud

L’intensité qui règne dans ces lieux fait tourner la tête, et pousse à vouloir s’enfoncer toujours plus loin. Tout en bas, une petite musique se joue, un écho qui parvient en sourdine. « Les grains de sable, poussés par le vent, caressent les dunes », soufflait El-Asmat, un chroniqueur arabe du VIIIe siècle. Sylvain Tesson, grand amateur d’escalade, a longtemps parcouru ces « hanches de femmes offertes à la brûlure du ciel », les vires de ces canyons « qui enfoncent leurs plaies dans les flancs de la montagne », comme il le raconte dans un article consacré à l’escalade dans le désert du Wadi Rum. À la fin des années 1980, les structures d’accueil pour ces premiers touristes avides de sensations extrêmes sont rudimentaires. Une partie des familles bédouines sont restées semi-nomades. Emmenés en truck dans le désert, les visiteurs sont invités à visiter les anciens restés sur place. Tout le monde mange et dort sous la tente, sans aménagement particulier, sinon quelques coussins ou couvertures supplémentaires pour les voyageurs. Les années 1990 sont celles de la véritable transformation : jusqu’à 32 000 personnes par an visitent alors le désert. Le 26 octobre 1994, les accords de paix signés par la Jordanie et Israël vont accélérer encore un peu plus la nouvelle dynamique. L’État comme le secteur privé s’intéressent de très près au développement de ce territoire. Les Bédouins sont assis sur une mine d’or. Une partie des familles considère alors que leur intérêt premier est d’aller dans le sens du vent et se lancent dans le développement de structures d’accueil pour les touristes. Le village de Rum figure aujourd’hui la porte d’entrée du désert. La seule route venant d’Aqaba s’arrête à l’entrée du bourg, lieu de passage obligé pour les touristes qui veulent visiter le désert. Au fil des années, les cars vont déverser des milliers de visiteurs dans ce lieu du bout du monde.

En quelques années, le village comme le désert deviennent des poubelles à ciel ouvert.

Pourtant, préservé de toute influence humaine majeure pendant des siècles, le désert du Wadi Rum est une zone naturelle extrêmement sensible. Dans un contexte de développement précipité et de course à l’argent facile, « les villages de sédentarisation du Sud jordanien touristique, en particulier dans la région de Diseh et Wadi Rum, offrent un spectacle où se mêlent signes de sous-développement et de modernité technologique : des cubes de parpaing brut au milieu des paysages les plus grandioses, des rues à peine asphaltées et jonchées d’ordures, des véhicules à moteur omniprésents tout comme, depuis peu, des antennes paraboliques et des téléphones mobiles. Les touristes sont souvent déçus de leur visite chez les habitants du “désert” », explique l’ethnologue Géraldine Chatelard, qui est allée faire son terrain de recherche sur place, au début des années 2000. En raison de la beauté naturelle et de la fragilité de l’environnement dans la région, une mission écologique est envoyée sur place dès 1978. Elle recommande alors d’intégrer le Wadi Rum au réseau des aires protégées du pays. Peu de temps après, le gouvernement jordanien charge la Société Royale pour la Conservation de la Nature (RSCN) de gérer cette zone. Mais face à la croissance exponentielle des activités liées au tourisme et à l’intervention sur la zone d’un panel d’acteurs et d’investisseurs très important (dont l’Autorité régionale d’Aqaba, véritable État dans l’État), la question de l’écologie et de la préservation de l’environnement reste au second plan.

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Ghanem, l’un des nombreux cadets d’Attallah, prépare ce jour-là le déjeuner. Il réchauffe le shrak, le pain bédouin, sur les braises du petit feu qu’il vient d’allumer. C’est un jeune homme vif et curieux, qui parle parfaitement anglais et un petit peu français. Avec lui, il est possible de discuter d’absolument tout, y compris de politique. Il porte un regard sévère sur la monarchie, mais concentre sa rancœur sur les membres du Parlement. « Les élections ont lieu tous les quatre ans, explique-t-il, mais le Roi peut dissoudre l’assemblée quand il le souhaite. Ce n’est pas une mauvaise chose. Les élus, dans leur majorité, font le dos-rond en attendant le jour de vote, font des déplacements multiples, sont toujours joignables, font des promesses infinies… » Il fait danser sa tasse et le liquide brûlant qu’elle contient, puis me regarde avec un sourire railleur. « Une fois élus, ils disparaissent. On les retrouve au Liban, où la fête est reine. Difficile pour eux d’être vus à Amman. Les scandales multiples, surtout sexuels, détruisent leur carrière. Alors, on ne les voient plus que très rarement. »

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Un enfant, dans le village de Rum
Crédits : Josselin Brémaud

En quelques années, le village comme le désert deviennent des poubelles à ciel ouvert. Les niveaux de pollution atteignent des seuils critiques. Chantier permanent, Rum se transforme en un conglomérat de maisons insalubres, aux murs de briques nues. Les infrastructures, souvent dysfonctionnelles, sont endommagées ou taguées. À la fois acteurs et victimes d’une situation qui leur échappe peu à peu, les Bédouins s’insurgent. Des destructions ont lieu. Les murs sont abattus la nuit, le système d’éclairage public vandalisé. Des graffiti apparaissent un peu partout sur les murs du village. Il faut dire qu’en 1994, la clinique du village n’était même pas équipée en matériel médical. Les autorités modernisent à l’aveugle et demandent rarement l’avis des populations locales. Faute de système de ramassage des ordures, les détritus jetés à même le sol s’éparpillent dans le désert. Sur le site nommé La source de Lawrence, de nombreux sachets en plastiques dorment dans les vieilles canalisations, quand des graffitis apparaissent sur des inscriptions nabatéennes vieilles de plusieurs millénaires. L’usage intensif des véhicules motorisés menace la flore du lieu, ainsi que la faune, peu habituée à un tel remue-ménage. Près de mille véhicules seraient aujourd’hui disponibles à la location dans la zone. Le décalage entre les attentes initiales des touristes et la réalité du terrain devient critique. Cet après-midi de janvier, Ala et moi sommes allongés sur un vieux matelas posé au sommet d’une grande dune, à quelques dizaines de pas de la tente principale. Entre le sable et l’azur, une forme fonce dans le lointain. « Le beau-frère saoudien va venir nous rendre visite », avait prévenu Attallah. Le voilà qui arrive du village au volant d’un taxi. La scène est surréaliste. Le vieux véhicule, bas de carcasse et fumant, ressemble à une chaloupe perdue dans la tempête. Le conducteur est en train de faire la course avec un truck avalant la poussière un peu plus haut. L’homme qui sort du taxi est un vieux monsieur au visage strié de rides, comme le désert. Un rictus plie la partie gauche de son visage et donne l’impression qu’il mâche quelque chose. Il annone souvent, s’emporte parfois très haut dans des monologues qui font rire tout le monde. Nous parlons d’un peu tout, notamment du plan de déplacement du village proposé il y a une vingtaine d’années par les autorités. À cette époque, Rum est devenu extrêmement inesthétique. Plutôt que d’agir à la source du problème, le gouvernement souhaite libérer cette zone qui donne directement accès au désert, puis reconstruire un nouveau village plus fidèle au folklore en amont, à sept kilomètres de distance. Les tribus installées à Rum savent qu’elles jouent là la carte de leur survie économique. « Refuser obstinément de quitter le village, c’est montrer que nous savions ce qui se tramait dans notre dos, malgré les promesses du gouvernement », explique le vieil homme. Ala me fait la traduction. Un éco-tourisme de luxe, sur le modèle des grands parcs d’Afrique de l’Est et dont la gestion ne leur sera pas confiée, n’intéresse pas les Bédouins. Le vieux repart quelques heures plus tard au volant de sa boite cahoteuse, sous le regard circonspect des touristes.

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Les pick-ups ont remplacé les chameaux
Crédits : Josselin Brémaud

Au cours des années 1970 et 1980, de très nombreuses maisons ont été construites sans permis : l’urgence était à la construction, non à la paperasse. Le gouvernement va faire de ces manquements à la loi une force. À partir de 1997, une politique de régularisation du bâti et d’expulsions a lieu. Les pressions se font toujours plus fortes. La tension est palpable, beaucoup d’anciens sont obligés de quitter le village faute de moyens. Hors-la-loi, ils doivent laisser une partie de leur famille sur place. En 1999, la résistance de la population est si importante, la mobilisation des associations si intense que le plan de déplacement du village est finalement gelé. La Banque Mondiale rédige un document qui appelle à « soutenir le mode de vie local tout en l’utilisant comme facteur de développement des activités touristiques ». En 2002, vaincues, les autorités décident de redonner des couleurs aux lieux. Un nettoyage motivé par le million de dollars versé à l’époque par l’agence financière internationale. Les couleurs choisies renvoient aux tonalités du désert, certaines routes sont pavées et des systèmes d’éclairage public et de collecte des ordures sont enfin installés. Créée en 1997, la zone protégée du Wadi Rum est prorogée en 2002. Parmi les nouvelles règles de la réserve, nombreuses sont celles qui soulèvent l’incompréhension des Bédouins. Leurs familles arpentent ces espaces librement, depuis toujours. Les autorités régulent ainsi fortement les courses de chameaux dans le désert, une pratique pourtant très ancienne et extrêmement populaire. Dans le même temps, les pouvoirs publics autorisent le développement de certaines activités touristiques au grand dam des populations locales, comme le Full Moon Desert Marathon, un gigantesque marathon du désert, événement marketing créé au mépris de toutes les règles en vigueur. La tradition de porter un fusil en voyageant dans le désert devient elle-aussi illégale. Difficile à accepter pour des Bédouins qui, traditionnellement, se déplaçaient toujours avec une arme à feu.

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La rue principale de Rum
Crédits : Josselin Brémaud

Dans les faits, les Bédouins ne respectent pas ces règles qu’ils considèrent illégitimes. Attallah se promène souvent avec un vieux fusil Remington. Il en joue auprès des touristes, braque la pétoire sur eux puis tire à vide, avant d’éclater de rire dans l’incompréhension générale. « Les armes à feux sont omniprésentes, confirme Ala. Certains vont chasser des animaux dans le désert avec des grenades. Chaque famille possède des armes. Il y a de tout, surtout de vieux fusils anglais et des Kalachnikov. » Le site du Wadi Rum est finalement inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco en 2011. Un événement qui va mener à une exploitation accrue du lieu et de ses habitants.

Bedouin Lifestyle

Passée l’autoroute du désert, le village de Rum et les premiers kilomètres qui suivent, rien ne semble avoir changé depuis les temps les plus reculés. Figé dans les sables qui bordent l’horizon, le temps y adopte une mesure singulière. Paysages et traditions millénaires invitent bien à la rêverie, au mythe.

Beaucoup des jeunes Bédouins aujourd’hui aux affaires ont grandi dans le désert.

Logorrhée du verbe et délire des sens, le désert jordanien est bien le nouvel avatar d’un orientalisme romantique. Difficile de se départir de cette vision romanesque du lieu, sur les traces du militaire et écrivain écossais T. E. Lawrence, alias Lawrence d’Arabie, et de son épopée fondatrice contre les Ottomans. « Vaste, plein d’échos, à l’image de Dieu », c’est ainsi que le grand blond, surnommé Émir Dynamite par ses chefs de guerre, évoquait les étendues du Wadi Rum. Les autorités ont rapidement compris les avantages à tirer d’une exploitation du folklore du désert et de ses habitants. Pour continuer à bénéficier des retombées du tourisme dans un cadre de désaffection grandissant, elles vont progressivement valoriser l’imaginaire des visiteurs en le conformant avec leur expérience des lieux. Le mythe prend alors le pas sur le réel. « Il devient délicat de faire coïncider la réalité avec les photos soigneusement sélectionnées des brochures touristiques », explique Chatelard. « Les Bédouins se trouvent à présent face à de nouvelles demandes qui auraient de quoi rendre schizophrène : ils sont sommés de camoufler les changements induits par un siècle de modernisation, voire d’inverser la tendance, pour se conformer à la vision orientaliste du désert et de ses habitants. »

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Beaucoup des jeunes Bédouins aujourd’hui aux affaires ont grandi dans le désert. Une enfance vécue en itinérance, à mener en pâture des troupeaux de chèvres et de moutons ou à s’occuper des chameaux en compagnie des anciens. Ils font sûrement partie de la dernière génération à si bien connaître les secrets de leurs ancêtres. Des savoirs qui leur sont aujourd’hui très utiles pour développer leur entreprise et satisfaire la curiosité des touristes. Aîné d’une fratrie de onze, Ala explique ainsi que, lorsqu’il était enfant, son père l’envoyait « vivre en pénitence dans le désert, parfois une semaine, sans autre compagnie que celle d’une chèvre. Lorsque je revenais à la maison, il m’accueillait sans un mot, comme si je venais juste de sortir pour aller chercher de l’eau. » Il en est fier. Il sait que peu d’hommes seraient capables de survivre dans ces conditions. Aujourd’hui, c’est lui qui s’occupe des touristes lors de leur arrivée au camp, leur fait découvrir le désert et les spécificités de la culture bédouine.

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Attallah Alblewi
Crédits : Josselin Brémaud

S’ils ont passé leur enfance à parcourir la mer de sable, la majorité des jeunes Bédouins ne vivent plus du tout dans les mêmes conditions que leurs parents et grands-parents. Le cadre de vie d’Attallah, par exemple, montre son adhésion à de nouvelles pratiques, plus en phase avec la modernité et les valeurs occidentales. Vêtu d’un T-shirt de marque et de jeans, il m’accueille plusieurs fois par semaine chez lui, une maison située à l’entrée de Rum qu’il partage avec sa femme et son fils de deux ans. Playstation 3, iPhone, ordinateurs, lourds canapés en cuir, carrelage doré au sol, cuisine toute équipée… l’intérieur mêle mauvais goût ostentatoire et matériel haut de gamme. Habitué à visiter sa belle famille dans le désert, où près de sept personnes vivent toujours sous la tente, Attallah concède qu’il ne pourrait pas décemment « revenir vivre dans ces conditions ». Pourtant, le monde bédouin que les jeunes comme Attallah vendent aux touristes est celui dans lequel leurs pères, ou même les pères de leurs pères ont grandi : le Wadi Rum tel qu’il s’offrait il y a plusieurs décennies. Les touristes souhaitent de l’exotisme ? À leur arrivée, Attallah a l’habitude de se changer en un coup de vent, de troquer son jogging contre une tunique noire au col relevé. Habituellement le chef découvert, il ne quitte plus son keffieh en présence de visiteurs, délaisse son téléphone portable, et s’amuse même parfois à venir au camp à dos de chameau.

Dans le même temps, dans les marges du désert, de jeunes guides entonnent des chants millénaires sous les étoiles pour émerveiller les voyageurs, le temps d’une soirée. Traditionnellement, l’hospitalité veut que le visiteur soit le bienvenu pendant trois jours et demi, d’où qu’il vienne et quelle que soit son apparence. Des règles immuables pendant des générations, qui tranchent avec les relations entretenues aujourd’hui par les Bédouins avec leurs visiteurs. Qui paye le plus, peut le plus. Les touristes restent en moyenne deux à trois jours dans le désert. Pourtant, celui qui décide de rester un peu plus longtemps, de donner de son temps et de mettre sa résistance, parfois sa fierté à l’épreuve, celui-là sera considéré autrement. Passée la journée de travail, les rapports changent, sous le soleil déclinant. Les regards, usés le jour, s’allument dans l’obscurité revenue. Chaque nuit, nous nous retrouvons pour chanter de vieilles complaintes ; autour du feu, jeunes et anciens partagent le thé dans la tente principale. Le défi est simple : chacun, à tour de rôle, improvise un nouveau couplet sur la même mélodie. Où l’on parle du désert, du feu et des étoiles. Des femmes. Si je ne comprends pas tout, je sens que ces chansons nous rapprochent. L’exploitation touristique du Wadi Rum est aujourd’hui pensée de manière à sublimer une tradition qui disparaît petit à petit du quotidien de ses dépositaires. À ce titre, l’utilisation qui est faite de l’image de l’écrivain et aventurier T. E. Lawrence est évocatrice. Relayé par les guides touristiques et tout ce qui touche de près ou de loin au Wadi Rum, le passage du serviteur de l’Empire britannique dans ces étendues sauvages est devenu une mention obligatoire, une escale inconditionnelle dans l’histoire du désert.

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Le Wadi Rum à l’aube
Crédits : Josselin Brémaud

Aqaba, aujourd’hui pôle touristique de premier plan, a été conquise par Lawrence en 1917 au nom d’Hussein bin Ali, chérif et souverain de La Mecque durant la révolte arabe. Lui et son armée des sables rêvaient d’une confédération d’États arabes, contre les Ottomans et leurs alliés allemands. Chevauchées tribales, sabotages de la ligne du Hedjaz et razzia faisaient partie de leur quotidien. Damas est prise l’année suivante, en 1918. Le rêve confédéré est vite brisé par la signature de l’accord Sykes-Picot entre la France et la Grande-Bretagne. Le désert du Wadi Rum, Lawrence y est passé six fois en un an et demi. C’est peu, pourtant nombre de lieux portent un nom qui y fait référence, parfois sans aucun lien logique avec l’histoire. La formation rocheuse la plus célèbre du désert, Les Sept piliers de la sagesse, a ainsi été nommée d’après l’ouvrage éponyme de T. E. Lawrence, créant une véritable confusion quant aux motivations de l’auteur, qui avait choisi cet intitulé sans aucune référence au désert. On y trouve aussi La Source de Lawrence et La Maison de Lawrence, deux sites mentionnés dans son ouvrage principal, qui font aujourd’hui partie de toutes les excursions proposées. Si beaucoup des aînés voyaient dans ce mythe moderne une manière de séduire les visiteurs occidentaux, leur soif d’aventure et d’histoire, les plus jeunes le prennent désormais au pied de la lettre. L’histoire du film Lawrence d’Arabie (1962) va plus loin : le réalisateur David Lean, lors du tournage du film, avait exigé l’arrachage des buissons d’épineux, détruisant ainsi les pâturages des bêtes. Tout cela simplement pour que les plaines du Wadi Rum ressemblent plus à l’image que l’Occident se fait du désert, à savoir de grande étendues de sable vierges. Autre exemple, plus évocateur encore : les Bédouins ne vivent pas dans le désert. Lorsqu’ils font traditionnellement référence aux étendues du Wadi Rum, ils n’utilisent pas le terme sahara, le désert en arabe. Comme les autres Bédouins, Attallah utilise aujourd’hui ce terme au contact des touristes. Il s’est approprié leur vocabulaire par commodité. C’est le terme arabe al-badya, la steppe, qui a donné son nom aux bédouins, el-badou, et qui caractérise le mieux ces terres arides, de sable et de terre, parsemées de petits buissons épineux. Au Nord et au Sud de l’Arabie Saoudite, là se trouvent les vrais déserts.

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Attallah lors du tournage
Crédits : Josselin Brémaud

Alors qu’il y a encore une décennie, seules quelques structures d’accueil pour les touristes existaient, plusieurs dizaines de camps proposent aujourd’hui leurs services sur Internet, avec ou sans licence. Arrivé à l’âge adulte, chaque garçon du village ne souhaite qu’une chose : se lancer à son propre compte. La question du partage des revenus, autrefois inexistante, est aujourd’hui centrale. La concurrence est rude, et tout se joue désormais en ligne. Dans les années 2000, l’offre de circuits touristiques sur Internet connaît une croissance impressionnante. Grâce aux retombées économiques, les anciens chameliers s’équipent de nouveau matériel, et se lancent dans une course forcenée à la première place sur des sites comme Hostelworld ou Tripadvisor. Un phénomène tombé dans l’oreille d’un géant du web. C’est le coup de maître d’Attallah Alblewi, le gérant de Bedouin Lifestyle : faire venir une équipe de réalisateurs d’Hollywood pour filmer un spot publicitaire Google Business. L’objectif ? Montrer l’utilisation des nouvelles technologies et de l’outil Google Adwords dans son quotidien de jeune entrepreneur bédouin. La caravane de plusieurs véhicules s’allonge à la tombée du jour. Une quinzaine de personnes en tout se sont déplacées de Los Angeles pour les besoins du film. Sur la route, Jebel Umm al-Ishrin (La mère des vingt) remplit la dernière éclaircie du ciel. Une montagne aux vingt dômes dont le nom viendrait, selon la légende, d’une femme qui tua ses dix-neuf prétendants avant d’épouser le vingtième. Ce n’est pas la première fois qu’une équipe de tournage pose son matériel dans le désert : de nombreux films comme Planète rouge, Prometheus ou Transformers ont été tournés dans le désert du Wadi Rum. La vallée de la Lune porte bien son nom. Pourtant, aux confins du désert, dans des zones à plus de quatre heures de route du village, la nuit n’a pas d’étoiles. Éclairées par des spots monumentaux, la trentaine de personnes qui fait partie de l’expédition passe la nuit dehors, entourée de véhicules et de matériel. Quelques semaines plus tard, et à des milliers de kilomètres du Wadi Rum, un spot de moins de deux minutes sera finalisé, présentant Attallah comme un digne héritier de la tradition rompu au numérique.

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La nuit sans étoiles
Crédits : Josselin Brémaud

Le résultat final soulève de nombreuses questions. Attallah est présenté à la fois comme un homme d’affaires en phase avec son temps et comme un Bédouin de la plus pure tradition. L’équipe de Google Business compose un portrait paradoxal, mettant en scène tous les poncifs du désert (dunes, couché de soleil, feux de camp, dromadaires, solitude), en refusant à l’entrepreneur l’expression d’une modernité qui caractérise pourtant son quotidien : l’ordinateur portable n’est pas le sien, les lignes de dialogue sont imposées et des scènes montées de toutes pièces le voient consulter Google Adwords au milieu du désert, là où même les réseaux de téléphonie ne fonctionnent pas. L’arrivée d’Internet et des nouvelles technologies n’a ainsi fait qu’accentuer la prégnance des stéréotypes et des fantasmes sur le désert et les Bédouins, mêlant de manière invraisemblable des éléments de modernité et de tradition, au mépris d’une réalité autrement plus complexe. Pour les plus jeunes, qui sont nés dans le village voire même en ville, les gestes de la tradition ne vont plus toujours de soi. Pour autant, cela ne les empêche pas de revendiquer leur appartenance à la communauté. Car l’identité bédouine – du point de vue des Bédouins eux-mêmes et non pas de celui des visiteurs – ne se réduit plus aujourd’hui au folklore. Reconnue et entretenue par les structures de l’État moderne, elle se décline dans un ensemble de pratiques politiques et sociales qui perpétuent le sentiment d’appartenance dans la population.

Le sang chaud

Après plusieurs semaines passées dans le Wadi Rum, le sentiment dominant n’est plus l’émerveillement des premiers jours. Si la beauté des lieux reste magnétique, on se prend aussi à reconnaître le prix d’un succès inégal. La colère gronde, dans l’arrière-cour des maisons et à l’ombre des campements. Le secteur du tourisme a pris le pas sur toutes les autres activités, drainant la jeunesse des environs vers le village de Rum ou les campements du désert. Difficile, dans ces conditions, de tirer son épingle du jeu. Nombreux sont les employés qui se plaignent de conditions de travail toujours plus précaires.

« Ma vie ressemble à un cercle. J’ai beau marcher, avancer, je reviens toujours au point de départ. » — Moudjahid

Ainsi en est-il d’Ala, payé une misère malgré son omniprésence dans les affaires du camp. Ses horaires de travail sont variables, mais il arrive qu’il soit mobilisé de six heures du matin jusqu’à tard dans la nuit, lorsque les contingents de touristes achèvent de se déverser dans le désert. Ce soir-là, il cuisine de l’agneau, des pommes de terres et des oignons dans le zarb, un four creusé dans le sable, originaire du désert égyptien. Un événement très apprécié des touristes. Une fois le service terminé, nous partons nous installer dans un renfoncement de la roche, au-dessus du camp, pour fumer. Ala ne retient pas ses mots. « Je n’ai pas grand chose à faire d’autre ici. J’ai eu plusieurs employeurs, pour le même travail, le même salaire. C’est pour ça que j’aimerais partir, en Italie ou en Espagne. Avoir une belle voiture, parler aux femmes aux terrasses des cafés, souffle-t-il. J’aime le désert mais tout y semble fermé, sans horizon. C’est immense et minuscule à la fois. » Moudjahid, surnommé « le maître du oud », est dans une situation identique. Chauffeur, guide, joueur de oud, cuisinier, il porte toutes les casquettes depuis qu’il travaille au camp. Il n’est pourtant payé que pour son activité de musicien, de longues soirées à jouer et chanter au coin du feu, recroquevillé sur son instrument fétiche. Gravement blessé il y a quelques années lors d’un mariage trop arrosé – sa jambe droite a été transpercée de deux balles de Kalachnikov –, Moudjahid s’est vu proposer un seul emploi, dans le camp d’Attallah. Il y a enfin Samir, le jeune Égyptien, qui n’a pas de papiers et travaille donc clandestinement. Extrêmement jovial et roulant des mécaniques en coulisse, il reste invisible aux visiteurs. Ses journées, il les passe plongé dans l’épaisseur de la cuisine, son cambouis et ses graillons. Il trime dur, du petit matin à la tombée de la nuit pour pouvoir envoyer environ 100 euros à sa famille chaque mois, en Égypte.

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Moudjahid
Crédits : Josselin Brémaud

Le soir, lorsque l’un d’entre-eux a pu se procurer une bouteille, tout le monde se retrouve à partager quelques verres de vodka autour du foyer. Attallah a quitté le camp pour sa maison, dans le village, et les touristes sont partis se coucher, en prévision de la journée du lendemain. Moudjahid, à son habitude, enchaîne les verres. Il est rare qu’il tienne le coup ; il part alors s’isoler dans un recoin de la tente, le visage défait. « L’alcool, c’est le dernier refuge, après avoir tout essayé. Ma vie ressemble à un cercle. J’ai beau marcher, avancer, je reviens toujours au point de départ. Maintenant, je ne crois plus pouvoir en sortir. » De l’alcool est vendu au Rest-House, à l’entrée du village, où l’on trouve bière, arak et mauvais vin. Cependant la vente en est réservée aux touristes ou aux Bédouins « respectables » dont le directeur de l’établissement sait qu’ils ne l’achètent pas pour leur consommation personnelle. Pour s’en procurer, les employés d’Attallah organisent souvent des expéditions dans des lieux reculés, de nuit, à la recherche d’une vodka bon marché écoulée dans des bouteilles en plastique. Cette nuit-là, Aoud, l’un des frères d’Attallah, est garé entre des buissons à l’issue d’un chemin cahoteux. Il a réussi à se procurer plusieurs bouteilles, malheureusement sa voiture a surchauffé et il ne peut plus redémarrer. Voilà toute l’équipée réduite à boire sous les étoiles, serrée sur le toit de la voiture, à la lumière d’une lampe frontale. Au moment de partir, Aoud offre généreusement un quart de litre du précieux liquide. Le retour se fait au hasard du désert, la bouteille circulant de main en main jusqu’au petit matin.

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Certains de ces jeunes souhaitent se marier, à l’image de Moudjahid. Mais originaires d’une autre région et considérés comme mauvais partis à Rum, ils n’ont souvent pas d’autre choix que de revenir chez eux pour épouser une femme. La misère affective est grande dans le désert. Parfois, certains sont mariés par leurs parents contre leur gré, et doivent alors revenir au village, la mort dans l’âme. C’était le cas d’Ala, qui devait épouser une fille du Nord, choisie par son père. Il a pris la nouvelle avec son ironie coutumière, mais le mariage sera finalement annulé. Certaines touristes occidentales viennent aussi dans le désert pour nouer des relations avec de jeunes Bédouins. Des femmes souvent âgées de plus de quarante ans, qui s’abandonnent parfois complètement aux exigences de bellâtres locaux peu scrupuleux. Un commerce de l’affection et du sexe appelé bezness dans le monde arabe. Les cas sont rares, mais ils ont fait parler de Rum récemment. D’autres fois, les relations nouées sont désintéressées. Le grand Ali, par exemple, employé chez Attallah, fréquente une Française, de dix ans son aînée. Chaque année, elle vient passer quelques jours au camp. « Je suis vraiment fou d’elle, me confie-t-il. Elle me permet de m’échapper pour un temps de ce vide. Je ne pense qu’à elle, tout le temps. »

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Les enfants du village
Crédits : Josselin Brémaud

La frustration latente ressentie au quotidien pousse parfois les jeunes Bédouins à des comportements extrêmes. Aujourd’hui, Ala vient de sortir de prison pour une rixe dans les rues d’Amman. Son quatrième séjour derrière les barreaux. Il raconte ses histoires avec fierté : « Je me suis battu très souvent lorsque j’habitais la capitale. Je faisais de gros dégâts dans les rangs d’en face. Mon père nous a appris à nous battre très jeunes, mes frères et moi. Nous faisions de la lutte, et nous apprenions à tirer au fusil. » Il a passé jusqu’à plusieurs semaines dans une cellule pour ces échanges de politesses. Pas de quoi l’inquiéter. « Entre Bédouins, la solidarité est immense en prison. C’est nous qui faisons la loi derrière les murs », m’explique-t-il. La violence court comme une ombre sur les destinées de sa famille. Après un triple meurtre commis du temps de son arrière grand-père, ils ont tous du fuir leur région d’origine. Son oncle paternel a également tué un homme qui l’agressait dans la rue, il y a quelques années à Amman. Son statut de militaire l’a détourné de la case prison. Pour les Bédouins et les soldats, la justice possède des arrangements spécifiques. Des conflits entre tribus ont eu lieu de tout temps. Pour des terres, mais aussi pour des femmes : les Bédouins ont longtemps pratiqué l’enlèvement. Le dernier a eu lieu il y a sept ans. Des querelles menant souvent à des règlements de compte à n’en plus finir. Si un homme tue un membre d’une autre tribu, cette dernière a le droit, selon la coutume, de demander la vengeance par le sang. Le seul moyen de s’extraire de ce jeu macabre, pour la tribu fautive, est l’exil.

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Bedouin Lifestyle
Crédits : Josselin Brémaud

« Nous avons le sang chaud », reconnaît Ala. Nous sommes à la fin du mois de janvier, la brume s’est insinuée dans les ruelles du village. il pleut averse. Du haut des sommets encadrant le village, des torrents d’eau viennent s’abattre aux pieds des maisons. Beaucoup d’habitants se sont déplacés pour observer le phénomène. Dans ce décor de fin du monde, un attroupement se forme. Mahdi, le petit frère d’Attalah, essaye de s’extraire des bras de son aîné. Marteau à la main, le visage convulsé et la lèvre mouillée de sang, il finit par se ruer sur un autre homme. La lutte est violente, confuse, beaucoup se battent ou essayent de séparer la mêlée. Des couteaux et des barres sont sorties, un fusil pointe le bout de son nez. Heureusement, Attallah parviendra à raisonner son frère, avant d’emmener toute la famille loin des lieux, en invectivant l’autre clan violemment. Mahdi la gueule d’ange est un sanguin. J’apprendrai qu’il a tué un autre homme, quelques années auparavant, d’un jet de pierre au visage. Il n’a pas été condamné, mais sa famille a du quitter le village et partir en exil. Depuis cette époque, ils sont installés à Rum où leurs affaires prospèrent. Avant de quitter, j’évoquerai cette histoire avec Attallah. C’est depuis ce drame qu’il est devenu l’homme qu’il est aujourd’hui : intransigeant, sans affect apparent, obnubilé par sa réussite personnelle. « Ce jour là, j’ai perdu ce qui comptais le plus au monde à mes yeux. J’allais me fiancer, j’étais heureux. Nous avons du partir du jour au lendemain. Je ne l’ai jamais revue. »

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Une ombre avance sur un fil de lumière, puis se détache pas à pas. Sur le chemin du village, un homme s’accroupit et regarde le soleil se coucher. Dans ma tête, c’est le Petit Prince de Saint-Exupéry qui parle : « Dans le désert au crépuscule, on s’assoit sur une dune, on ne voit rien, on n’entend rien et cependant quelque chose rayonne en vous. » Mon séjour dans la vallée de la lune touche à sa fin. Je fais le vide. Moudjahid, l’éclopé céleste, me conduira bientôt jusqu’aux lumières de la ville d’Aqaba. Mes sentiments sont troubles. Il y a le soulagement de quitter ce désert blanc, ces jours sans fin et le vague à l’âme de ses habitants. La mélancolie de laisser derrière moi ce curieux village et plus loin, ces étendues de calme et de lumière. La tristesse de quitter des amis fidèles, pourtant encore inconnus quelques semaines auparavant. J’espère que ces jeunes pourront aussi un jour avoir leur part de réussite dans ce milieu ultra-compétitif, où les gagnants se font toujours plus rares. Sur la route du retour, les étendues claires semblent avaler le ciel blanc ; on est en février, et les dernières neiges dorment sur les flancs de la roche. Des véhicules de location défilent en sens inverse, direction Rum, cul-de-sac du bout du monde. Je ne peux m’empêcher de penser à ce que je laisse : quels nouveaux bouleversements ce village et sa population rencontreront-ils dans les années, les décennies à venir ? Difficile à dire. Il est une chose, néanmoins, qui ne laisse pas de place au doute : je reviendrai. Alors, je pourrai continuer à tirer le portrait de ce drôle de village, qui n’en est finalement qu’au tout début de son histoire.

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Le village bédouin
Crédits : Josselin Brémaud


Couverture : Le Wadi Rum, par Josselin Brémaud.