« Tu vois, Tonton : soit on est en train de faire un film de merde, soit on est en train de faire un film culte. » Été 2002, région de Marseille. Sur la route bosselée de l’Estérel qui le ramène à son hôtel à la fin de sa journée de tournage, engoncé dans un camion de régie au milieu du matériel nécessaire aux prises de vue et de son, Laurent Baffie se confie à Jean-Marcel Milan, dit Tonton, le chef opérateur son de son premier film. La confession, sincère et franche, tranche avec la déconnade permanente qu’on accole volontiers au trublion cathodique. Mieux, c’est une des rares soupapes de relâchement que s’autorise l’auteur-réalisateur sans cesse à l’affût, toujours sous tension, de peur que quelque chose n’échappe à son contrôle. Car sur le plateau de son premier long-métrage, Laurent Baffie porte de nombreuses casquettes. Réalisateur, producteur, rôle principal et avant cela, scénariste. Beaucoup pour un seul homme. Beaucoup, mais c’est comme cela que Laurent Baffie conçoit les choses : il se doit de tout superviser pour être sûr que tout s’accorde à sa vision. Quitte à ne pas déléguer. Seulement, un plateau de cinéma, avec ses codes, ses us et sa gymnastique, ce n’est pas la même chose qu’un studio de télévision, qu’une émission de radio ou qu’un micro-trottoir, autant de lieux où la spontanéité du bonhomme fait mouche et déboulonne les discours promotionnels lissés des stars de la chanson et du cinéma et les postures engoncées des politiques. Le tournage des Clefs de bagnole, c’est aussi l’histoire d’un as de la vanne et de la dégaine qui se frotte à la lourdeur de paquebot que peut être un plateau de cinéma. L’aboutissement d’une entreprise qui, de la première ligne de scénario à la sortie du film, aura duré sept ans.
« On déjeune ? »
Saint-Paul-de-Vence, restaurant-hôtel de la Colombe d’Or, été 1994. Daniel Russo et son épouse se prélassent sous le soleil méditerranéen. Ils logent dans le lieu mythique qui a accueilli Yves Montand, Lino Ventura et François Truffaut, quand le beau village du moyen-pays niçois n’était pas encore un parc d’attractions touristique, aux rues gorgées de galeries d’art et de boutiques vendant des T-shirts « One Tequila / Two Tequilas / Three Tequilas / Floor ». Allongé sur son transat, l’acteur a le sentiment du travail bien fait. Plus tôt dans l’année, il était à l’affiche de la comédie dont tout le monde a parlé : Neuf mois, de Patrick Braoudé. Il y incarnait le rôle de Georges, le beau-frère du héros, papa poule exemplaire de trois bambins turbulents, ce qui lui vaudra, quelques mois plus tard, sa première nomination pour un César dans la catégorie meilleur second rôle – récompense qui échouera finalement à Jean-Hughes Anglade, pour La Reine Margot. Mais pour l’instant, Daniel Russo profite. Une tête surgit de la surface de la piscine à l’eau turquoise. Les coudes sur le bord, l’homme, mince, élancé, interpelle l’acteur. « Hé ! C’est toi Neuf Mois ? » Russo, interloqué, regarde d’abord autour de lui avant de fixer l’impoli et de hocher la tête en signe d’approbation. « Merci hein, tu m’as bien fait chier avec ton film de merde, ma femme est enceinte, elle se le repasse, j’en peux plus. » Et la tête retourne sous l’eau. Russo est désarçonné. Qui donc vient l’emmerder dans son repos estival, qui plus est sur un ton pareil ? Bien décidé à ne pas se laisser apostropher de la sorte, il attend de pied ferme l’individu, qui effectue son aller-retour tranquillement. Avec quand même le sentiment de l’avoir déjà vu quelque part. Son épouse intervient : « Mais… ce serait pas Baffie ? » C’est alors que l’homme revient, fixe le couple et leur lance : « On déjeune ? » Ainsi s’est déroulée la première rencontre entre ceux qui allaient travailler ensemble sur deux pièces de théâtre – Sexe, magouille et culture générale et Toc-Toc – ainsi qu’une poignée de films. Car Les Clefs de bagnole n’est pas la première incartade de Baffie au cinéma. Après une participation dans le court-métrage À fond la caisse en 1997, il se jette dans le grand bain en compagnie de Russo : la même année, Laurent Baffie se retrouve à l’affiche de La Cible, de Pierre Courrège. « Je lui ai dit : “faudrait que tu fasses l’acteur”», se souvient Daniel Russo. « Je l’ai poussé dans cette voie, mais lui était très réticent. Il voulait faire ce qui lui chantait. » Ce même Baffie qui, à ses tous débuts, courait les castings, ne rêve plus de se voir sur grand écran. Il confie au magazine Elle, en décembre 2003, se trouver « pas assez bon, pas capable de tout jouer, de faire pleurer comme de faire rire. »
Mais tout de même, peut-être par amitié, Baffie accepte d’apparaître dans La Cible. Il joue le rôle d’un journaliste sans scrupules, prêt à tout pour décrocher un scoop, quitte à bidonner ses infos. Cousin éloigné de son personnage de poil à gratter qui demande à Raymond Barre si la politique « c’est plus facile pour choper des gonzesses », le rôle demande tout de même à l’homme une bonne dose de travail. Ce bosseur increvable ne prend pas son job à la légère et range son impertinence pour enfiler la panoplie de l’acteur discipliné. Le metteur en scène, Pierre Courrège, se souvient : « C’est un comédien très à l’écoute, qui regarde, s’instruit au contact des autres. Il a fait preuve de beaucoup de professionnalisme. » Aussi, pour sa première incartade sur un plateau de long-métrage, l’homme est entouré de comédiens confirmés. Son copain Russo, mais aussi Hippolyte Girardot et Anémone, comédienne à qui il tient la dragée haute. « Il y a eu un joli moment avec elle, au cours d’une scène qui décrivait une altercation entre leurs deux personnages. Anémone et Baffie pensaient que ça tournait, puis ils se sont rendus compte du contraire. Cela a donné un espèce d’entre-deux assez fabuleux entre deux bons comédiens. » En 2001, Laurent Baffie retente l’expérience. Il apparaît brièvement dans le long-métrage Sexy Boys, pastiche franchouillard d’American Pie. Présent quelques heures sur le plateau, il fait le job. Sa dernière apparition sur grand écran aura lieu en 2005, dans Iznogoud de Patrick Braoudé. Retour à l’envoyeur inconscient, Baffie jouant dans le film du réalisateur qui a indirectement provoqué sa rencontre avec Daniel Russo – lui-même narrateur sur ce qui reste encore aujourd’hui le dernier film de Braoudé. Le Baffie acteur de cinéma n’enfile pas les performances, et cela tombe bien, puisque le métier ne l’attire visiblement pas plus que cela. Plus tard, il avouera même avoir dépensé des trésors d’énergie pour convaincre Yvan Attal de ne pas lui confier de rôle dans son second film, Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, sorti en 2004 – le rôle était « celui d’un coureur de jupons d’une quarantaine d’années », explique Laurent Baffie. « J’aurais été très mauvais. » De toute façon, son esprit est ailleurs. Entre 1997 et 2001, parenthèse bornée par ses deux expériences sur un long-métrage, il écrit et monte sa première pièce de théâtre, couronnée de succès, et ambitionne plutôt d’enfiler la casquette de réalisateur. Celui qui répète à l’envi avoir « toujours voulu écrire une pièce, faire un one man show et réaliser un film », arpente patiemment le chemin de croix de tout réalisateur débutant. Désireux de faire ses classes sans brûler les étapes, c’est sous la forme d’un court-métrage que Baffie se faufile pour la première fois dans le fauteuil de metteur en scène. Le titre de ce premier projet : Espèce de gros con. « Il a appelé son film comme cela pour aller voir les producteurs et leur dire : “Est-ce que tu veux produire mon film, Espèce de gros con ?” », rigole Daniel Russo, qui interprète le « gros con » en question. « Forcément, il y avait de la confusion ! » Pourtant, malgré les piques taquines du trublion, un producteur décide de le suivre dans cette première aventure. Et pas n’importe lequel, puisque c’est Claude Lelouch qui s’embarque dans l’aventure : « Il m’a parlé de son court-métrage et a insisté sur le fait qu’il voulait à tout prix réaliser un film. Pour un premier essai, il a voulu aller là où personne ne l’attendait. J’ai senti qu’il y avait un parfum de nouveauté que je ne voulais pas rater », raconte ce dernier.
« Je me rendais à Cannes avec mon scénario sous le bras et j’allais à la rencontre des producteurs. Un peu naïvement. Je squattais chez un pote, parfois je me retrouvais dans une chambre d’hôtel, j’ai même dormi sur un bateau… » — Laurent Baffie
Lorsqu’il est tourné, à l’orée des années 2000, ce premier court-métrage, aujourd’hui invisible, est en effet assez loin de ce qu’on connaît du personnage. Espèce de gros con dépeint une chasse aux cons dans Paris. Les imbéciles en question sont traqués, étiquetés et parqués « comme des vaches », précise Russo. Laurent Baffie se souvient de ce premier film : « L’idée était de faire une parodie des Histoires naturelles – j’adore la zoologie, et ça me faisait marrer de détourner ce programme. J’incarne un garde-chasse qui veut réintroduire des abrutis dans des quartiers où il y a trop d’intellos. On a choisi la Grande Bibliothèque. L’objectif était de faire une réserve naturelle de cons là-bas. » On est plus proche de la farce désenchantée à la Jean Yanne que de la vanne graveleuse. Philippe Vène, directeur de la photographie sur tous les films de Laurent Baffie, qui préparait à l’époque Une pour toutes, autre œuvre lelouchienne, se retrouve sur le plateau de ce premier court-métrage. Il se remémore cette première expérience : « Il y avait une vraie discipline lors du tournage. Et puis, quand derrière il y a Claude Lelouch, on ne déconne pas… » Baffie impressionné ? Cela ne lui ressemble pas. « Je ne me souviens pas s’il était totalement à l’écoute », s’amuse Lelouch, « mais en tout cas il a bien fait semblant ! » Le jeune réalisateur se plie à la rigueur du tournage, écoute et dirige. Et surtout, il arrive tôt sur le plateau, méthode inédite pour ce lève-tard notoire – « 25 ans qu’il se lève à 14 heures », confie son assistant –, connu pour beaucoup travailler la nuit : « Lelouch m’avait mis la pression, en me disant “je te fais confiance, ne me déçois pas”. Donc tous les matins j’étais au garde-à-vous à 7 heures, ce qui ne m’arrive jamais. » Malgré les efforts engagés, le réalisateur semble peu satisfait de ce coup d’essai, et Espèce de gros con, avec l’aval de Claude Lelouch, quitte à pas feutrés la filmographie de Baffie. Néanmoins, il est possible de retenir de cette première expérience la formation d’un embryon d’équipe autour du réalisateur. Daniel Russo, bien entendu, mais aussi Philippe Vène, le chef opérateur, qui intègre la galaxie Baffie, alors surtout faite de télévision, de radio et d’écriture de sketches dans le petit pavillon du bonhomme, à l’époque où il était le co-auteur des sketches de Bigard – également à l’affiche d’Espèce de gros con – encore élève dans l’émission « La Classe », animée par Fabrice sur FR3 entre 1987 à 1994. Autre membre de cette joyeuse troupe, Ramon Pipin, rencontré en 1980, fondateur des groupes Au Bonheur des Dames et Odeurs et compositeur de bandes-originales, signe la bande-son d’Espèce de gros con. Les deux hommes seront de la prochaine aventure. Souhaitant aller plus loin dans l’iconoclasme, Baffie se met en tête de faire un film avec des chiens. Projet assez complexe, pour un second court-métrage, que de devoir gérer un plateau avec des animaux. « Mais il voulait faire les choses les plus dures », argumente Philippe Vène. « Cette idée de passer les étapes, de gravir les échelons, était présente dans nos discussions sur les deux courts-métrages. Il voulait prouver qu’il avait les épaules pour passer au long. » Hot-dog, le titre de ce second film, met en scène un couple de canidés. Alors que son épouse, un énorme bouledogue, dort profondément à ses côtés, Monsieur, un fox-terrier à poil dur, s’ennuie. Il se lève pour rejoindre le salon, où il s’installe sur son canapé. Il allume la télévision et tombe sur un film pornographique canin. Passablement excité, il commence à se masturber lorsque sa femme le surprend et lui ordonne de rejoindre le lit. D’une durée de quatre minutes, le film a demandé un travail certain de la part de Baffie et de son équipe. Le scénario est remanié une vingtaine de fois et tout est bouclé en un temps record de trois jours. Il y a que cette fois-ci, Baffie, réalisateur et producteur via Laurent Baffie Productions, impose son propre rythme. Les journées commencent rarement avant midi. « Autant sur le précédent on arrivait à le faire lever tôt, autant sur Hot-Dog, ça ne commençait pas avant onze heures, et tant qu’il n’avait pas eu son café, on ne bougeait pas. Midi, c’était le coup de feu », précise Philippe Vène. Cette fois-ci, le résultat satisfait le metteur en scène. Mais déjà, les budgets enflent : « Le film, au final, a coûté deux fois plus cher que prévu. Je tournais sans cesse. Une fois la journée finie, vers 20 h, je voulais encore faire des plans. Donc cela augmente, forcément… » Sur une musique de Ramon Pipin, encore, mais sans voix-off ni dialogue, le film est remarqué et remporte même le prix du public au Festival International du Film Fantastique de Bruxelles en 2001. La machine est en route. Si Les Clefs de bagnole occupe son esprit depuis plusieurs années, Baffie garde son projet secret. « Je savais que quelque chose se passait, mais il faut le laisser faire… Je regardais cela de loin, et j’attendais qu’il m’en parle », sourit Daniel Russo. Pourtant, dans l’esprit de Baffie, cela fait 7 ans que le film se construit. « Je me rendais à Cannes avec mon scénario sous le bras et j’allais à la rencontre des producteurs. Un peu naïvement. Je squattais chez un pote, parfois je me retrouvais dans une chambre d’hôtel – j’ai même dormi sur un bateau. Et je n’ai rien vendu », explique-t-il. Enfin, le document arrive entre les mains de Daniel Russo, qui le lit. Si le script reste perfectible – le processus de réécriture durera jusque sur le tournage –, l’univers de Baffie est là. Avant tout, le réalisateur-scénariste a pensé son premier long-métrage comme un hommage au média. « Il y a tout son amour pour le cinéma dans ce film », ajoute Russo. « C’est un cinéphile, il connaît le cinéma », surenchérit Philippe Vène. Cet amour d’un cinéma populaire, accessible et barré, on le retrouve dans l’écrin un poil désordonné de ce scénario invendable. Et puisque cela coince avec les autres, autant y aller seul : « Canal+ a mis 4 millions de francs, j’en ai eu 2 pour le DVD, sur un budget de 23 millions. J’avais un peu de fric de côté, avec le succès de la pièce, Sexe, magouilles et culture générale, donc j’ai mis 1 ou 2 millions. Je me suis endetté pour le reste et c’était parti. »
Le tournage
Malgré l’expérience acquise sur ses deux premières tentatives, le pari du long-métrage est tout de même risqué pour le réalisateur débutant. Mais, faisant peu de cas des dangers et des mises en garde – surtout que son camarade Bigard a explosé en vol avec son propre film, L’Âme Soeur, sorti le 7 avril 1999 et échec critique, public et commercial –, Laurent Baffie plonge la tête la première dans ce défi insensé. Seul aux commandes, « les producteurs doutant qu’on puisse tenir une heure avec un traitement pareil », comme il le dit lui-même, il fonce. Le premier incident a lieu au tout début du tournage, dans le massif de l’Estérel. Anodin, voire carrément insignifiant, il révèle pourtant tout le chemin qu’il reste à faire à Laurent Baffie pour totalement maîtriser la gymnastique d’un tournage et les lourdeurs qui peuvent aller avec. Tout le monde est prêt pour tourner la scène. Jean-Marcel Milan, chef opérateur son, s’approche des comédiens pour leur accrocher leur micro HF, discret appareil relié à un boîtier, comme on peut en voir… sur les plateaux de télévision. Daniel Russo passe l’étape sans encombre. Mais l’acteur principal est réticent et pique une colère. Milan est étonné. « Il a vraiment refusé que je lui pose le micro. Sauf qu’au cinéma, le micro HF est devenu indispensable et, contrairement à la télévision, il faut le dissimuler. Donc parfois, il faut passer sous les vêtements. Et ça, ça a vraiment coincé. À tel point que j’ai songé à quitter le tournage. Si on n’avait pas pu bosser professionnellement, dans des conditions normales, c’est ce que j’aurais fait. » Mais le technicien trouve en la personne de Daniel Russo un allié de poids. Routier des tournages, il calme son metteur en scène et lui explique calmement pourquoi tout l’appareillage, certes un poil lourd, est indispensable. « Heureusement, sinon il aurait fallu tout post-synchroniser », sourit aujourd’hui celui qu’on surnomme Tonton. « Tonton », parce que c’est un vieux de la vieille. Un pro. Et depuis qu’il s’est mis en tête de faire un long-métrage, Baffie ne veut travailler qu’avec des pros.
D’où la venue de Philippe Vène, décidément toujours dans les bons coups, qui a lui-même ramené Jean-Marcel Milan. « Il voulait des gens qui avaient déjà fait de la fiction », se souvient ce dernier. Pour la monteuse, il fera appel à Anne Lafarge, derrière les manettes pour Le Bonheur est dans le pré d’Étienne Chatiliez, et Le Sourire de Claude Miller. « Il m’a faite venir chez lui parce qu’il voulait une monteuse avec une expérience dans la comédie. Je me présente à ce “casting”, et là, il m’avoue tout de go qu’il ne savait pas comment on castait une monteuse et qu’il ne connaît rien au montage. J’ai trouvé cela tout à fait charmant, et honnête. Nous avons discuté quelques heures et j’ai eu le job ! », décrit l’intéressée. À cette équipe s’ajoute une bande de jeunes techniciens que Baffie n’a pas choisis – nombre des personnes avec qui il avait décidé de travailler n’étaient pas disponibles. Rapidement, deux « clans » se créent. D’un côté, Baffie, ses habitudes et son équipe – Pascal Sellem, Daniel Russo, Philippe Vène et des amis qui, selon les personnes présentes sur le plateau, viennent passer une tête dans quelques scènes. Et de l’autre, une équipe de jeunes professionnels, peu familiers de la méthode du bonhomme, qui peut faire fi des us et coutumes d’un tournage – feuille de route, autorisations, délais… des tensions vont apparaître. En amont, Baffie a déjà bien avancé. Au premier trimestre 2002, en compagnie de Philippe Vène, il a tourné toutes les scènes avec les producteurs français, que l’on voit au début du film. « On était tous les deux avec un assistant opérateur, et on a tourné un jour chez Berri, un jour chez Gassot… Cela n’a pas été groupé. On y allait quand on pouvait », précise le chef opérateur. En plus de Claude Berri et Charles Gassot, Alain Sarde, Alain Terzian et Dominique Farrugia reçoivent le réalisateur, venu vendre son film. Dépités par le pitch – « c’est l’histoire d’un mec qui a paumé ses clefs de bagnole » –, ils posent poliment quelques questions avant de tous refuser de financer l’aventure. Sous le vernis comique d’une séquence réussie, est-ce que pointe l’amertume d’un homme qui n’a véritablement pas réussi à vendre son film ? « Claude Berri me devait un petit service », avoue Baffie. « Il m’avait appelé pour retravailler les dialogues d’Astérix et Obélix contre César, ce que j’ai fait. Le jour de l’avant-première, je reconnais quelques-unes de mes répliques et je ne vois pas mon nom au générique. Il me promet de réparer cet oubli. Donc je l’appelle lorsque je commence à chercher de l’argent, en lui rappelant qu’il me doit un service. Finalement, ça ne se fera pas… Mais il m’a offert cette jolie séquence au début du film, et je ne lui en tiens absolument pas rigueur. » Au final, c’est sa société, Laurent Baffie Productions, avec laquelle il a déjà monté Hot-Dog et sa première pièce de théâtre, qui se chargera de tous les frais.
« Au cinéma, il faut prendre son temps, tranquillement, préparer ses plans… Alors que Lolo, c’est l’homme pressé. » — Daniel Russo
Très peu de temps est consacré à la préparation. Il fallait tout faire vite. L’équipe technique n’a pas le temps de tout prévoir correctement et Laurent Baffie est pris par l’écriture et la télévision. Cela empêche d’anticiper certains problèmes, comme les travaux qui commenceront le premier jour de tournage, dans une des rues où l’on doit tourner. Car ce qui est entériné, c’est que Paris sera le terrain de jeu de Baffie, qui évoluera rue Jean Macé, dans le onzième arrondissement – un de ses quartiers favoris – et vers Nation, où l’équipe a trouvé un grand appartement qui sera celui du comédien dans le film. Ces éléments actés, les choses sérieuses peuvent commencer dans le sud de la France. « Le tournage dans l’Estérel s’est vraiment bien passé », se souvient le chef opérateur son Jean-Marcel Milan. « L’ambiance était au beau fixe, il y avait de la bonne humeur. On commençait tranquillement. » Tranquillement, mais avec des idées qui fusent et un plan de travail colossal, du moins sur le papier. « Pour la scène dans les vignes, Laurent est arrivé avec 42 plans en tête », soupire Philippe Vène, le chef opérateur. « Dans une journée, c’est impossible. La scripte a vu ça, elle a fondu en larmes. Et ça ne se discutait pas. Bon, on n’en a pas fait 42, mais 22. » Surtout que les journées commencent tard. Laurent Baffie a repris son rythme d’avant. Le travail ne commence pas avant midi. Mais dans l’Estérel, Baffie n’a pas les mêmes contraintes qu’à Paris. Coupé de la capitale, il s’épanouit, peu à peu, commence à sentir l’équipe, à faire confiance. « Au bout de quelques rushes, il a compris qu’il pouvait compter sur nous », se souvient Philippe Vène. « Il prenait parfois des suggestions comme des intrusions dans sa manière de voir le film, mais avec un peu de diplomatie, on lui expliquait que c’était pour l’aider, pas pour lui mettre des bâtons dans les roues. » Au bout d’une grosse semaine de tournage, l’équipe remballe, direction Paris. « Je me suis dit, on va faire le plus difficile en premier », se souvient le réalisateur. « Donc le tournage en Province, l’hélicoptère au-dessus du champ de vignes, des choses avec pas mal de logistique. Et qui coûtent un bras. » Un enfant qui regarde son père hurler au téléphone, ce n’est jamais amusant. Mais quand ce dernier reproche à son banquier de vouloir arrêter le tournage de son long-métrage, la conclusion de la dispute peut mener à mal une entreprise dans laquelle se sont engagés plusieurs dizaines de personnes. « On a plus un rond une fois à Paris », se souvient le réalisateur. Pas d’autre solution, pour Laurent Baffie, que de se métamorphoser en grand argentier. « Il signait les chèques entre les prises », se rappelle Nicolas Ploux, le régisseur général. « Et ça le minait. Lui voulait rester sur le plateau, valider une lumière, faire son boulot de réalisateur, et il y avait toujours un chèque à signer, un salaire à envoyer. L’enfer. » Surtout que la situation s’envenime. Le tournage s’arrête une première fois, pour une courte période de temps. Le temps pour Laurent Baffie de changer de banque : « Je me suis engueulé assez violemment avec mon banquier de la BNP – il avait un nom de coiffeur, Dessage, Dessain, je ne sais plus. Je le lui ai dit d’ailleurs, qu’il avait un nom de coiffeur… Et il me vire de sa banque, alors que j’étais client depuis longtemps ! Je voulais lui foutre un procès au cul, mais bon, je ne suis pas procédurier. Et pour aller au bout, j’ai continué à dépenser l’argent que je n’avais pas. » Si l’homme est sous une pression certaine – il hypothèque une grande partie de ses biens et de ses cachets pour terminer son film – il a le professionnalisme de ne pas reporter ce stress économique sur son équipe. « Les chèques de salaire arrivaient à l’heure », confirme Jean-Marcel Milan. « On nous payait rubis sur l’ongle. » « C’est un homme d’honneur, pas un homme de fric », renchérit Philippe Vène. « Quand il a gagné de l’argent avec ses courts-métrages, il a tout de suite redistribué les bénéfices avec toute l’équipe. Et sur Les Clefs, c’était pareil. Il avait des soucis, des soucis graves même, mais l’important pour lui, c’était d’aller au bout. » À cela s’ajoute une autre dose de stress : Laurent Baffie monte tous les soirs sur la scène du théâtre du Palais-Royal, où Sexe, magouilles et culture générale se joue à guichets fermés. Pire, Daniel Russo est aussi à l’affiche de la pièce. Les deux comédiens principaux, dont l’un se trouve être également le producteur, le réalisateur et le scénariste du film, lèvent l’ancre en début de soirée, tous les jours. Ce qui donne parfois lieu à des situations inoubliables. « On tournait dans un château à plusieurs kilomètres de Paris, vers Rambouillet. Et on doit être au théâtre le soir-même. On se rend compte que par la route, c’est beaucoup trop long. On a vrai problème. Des coups de fil sont échangés et un hélico vient nous chercher pour nous amener au Palais-Royal », se souvient, gourmand, Daniel Russo. Les obligations sont donc scrupuleusement remplies. Après la représentation, le travail se poursuit : « Tous les soirs, on se retrouvait au bistro et on réécrivait, on revoyait les vannes, on posait sur le papier des trucs qu’on essaierait le lendemain », ajoute Russo. « Le cinéma, pour cela, donne une plus grande liberté que le théâtre. On efface une prise. Au théâtre, tu fais un bide. » Le théâtre, une autre soupape de décompression pour l’homme pressé que tout le monde décrit ? Pas vraiment. Dès qu’il sort de scène, un chèque, attendant d’être signé, le guette toujours. Cette boulimie de travail, ce besoin incessant de constamment retravailler les dialogues et les gags a des répercussions sur le plateau du lendemain. « J’arrivais à 9 heures et je préparais la scène, histoire de gagner du temps. Quand il arrivait, vers 11 h-midi, Baffie changeait tout, suivant ce qu’il avait fait la veille ou pendant la nuit. Moi, ça m’allait. Mais forcément, on perdait du temps », explique Philippe Vène. Le tournage ralentit puis s’arrête une seconde fois. Le budget ne cesse d’enfler. Et Laurent Baffie commence à faire le tour des financiers potentiels, qui pourraient l’épauler dans sa folle aventure. Tout y passe. Un rendez-vous avec Pierre-Ange Le Pogam, qui ne donnera rien. Des pistes à droite à gauche, dans la pub et dans le foot. Julien Pasquier, directeur de production, se souvient avoir interpellé un couple de distributeurs sur le marché de Montfort-L’Amaury, un samedi matin, pour leur donner le scénario. Mais surtout, un déjeuner mémorable aura lieu quelques jours plus tard, chez un riche industriel qui cherchait à défiscaliser une partie de son argent dans le cinéma. « J’arrive chez des gens, avenue Montaigne (rue huppée occupée par les boutiques de grandes marques dans le 8e arrondissement de Paris, NDA) – déjà, j’ignorais que des vrais gens habitaient avenue Montaigne –, dans un appartement somptueux. Je suis très mal à l’aise, je ne sais pas où me mettre. Il est midi. La table est dressée. Le mec est là avec son associé et ils sont très sympathiques. Et Baffie qui n’arrive pas. Je commence à stresser, je n’ai plus de conversation et je suis extrêmement embarrassé. Enfin, il arrive. L’hôte lui demande ce qui lui ferait plaisir. Et là, il répond : “ben, un chèque ?” » Le deal ne se fait pas.
Le tournage dure. De 4 semaines sur le plan de travail, on finira à 7 ou 8. Le rythme est infernal. Certains craquent. La scripte, qui doit s’assurer de la cohérence entre les plans et éviter les faux raccords, est au bord de la crise de nerfs. « C’était difficile, parce qu’il était impossible de parler découpage, ou champ/contre-champ avec Laurent », explique Philippe Vène, le chef opérateur. « Donc forcément, sur un plateau où parfois on ne savait pas où on allait, cela peut créer des tensions. Je comparerais les journées à des courses au rythme complètement haché : on faisait un 100 mètres à fond, puis on attendait deux heures le coup de sifflet suivant. » L’équipe décoration est en froid avec le réalisateur, qui s’est violemment pris le bec avec l’accessoiriste sur le plateau, pour une histoire de pichet absent de la feuille de service et indispensable dans la scène avec Gérard Depardieu. Les feuilles de service, censées anticiper les besoins du lendemain, deviennent la bête noire du réalisateur qui retravaille tout dans la nuit. Mais pour l’équipe, ce sont des documents indispensables. « Il ne comprenait pas toute la logistique qu’implique un tournage, et il a peut-être pu penser qu’on lui mettait des bâtons dans les roues. Mais tout ce qu’on faisait, c’était pour l’aider », se souvient Nicolas Ploux, régisseur général. La volonté du réalisateur de tout contrôler, quitte à réécrire la veille et retourner dans les décors de la veille, épuise. Le premier assistant quitte le tournage, ne supportant plus le rythme infernal imposé par l’homme-orchestre. Il est remplacé par la fille de Daniel Russo, qui connaît cet aspect de la personnalité de son ami : « Il n’arrive pas à déléguer. Il veut être partout. » Mais Baffie assume : « Je n’ai pas envie de me faire emmerder, je suis un maniaque du contrôle. Il faut que je valide tout. Alors ça a créé des clashes, oui… » À cela s’ajoutent les improvisations : « Un jour, ma fille a tout préparé pour la journée. Baffie arrive et dit : “Non, non laisse tomber, j’ai écrit dans la nuit.” Si on ne le suit pas, il est certain qu’on ne fait pas le film. D’un seul coup, il peut arriver et dire : “On fait autre chose.” On l’a fait sur beaucoup de scènes… Il est toujours dans l’urgence, mais au cinéma, il faut prendre le temps, tranquillement, préparer les plans… Alors que Lolo, c’est l’homme pressé », confie Russo. La scène de l’école, où l’acteur vient demander conseil à des enfants pour retrouver ses clefs, est tournée sans filet, organisée la veille pour le lendemain, l’établissement prévu au départ ne convenant pas au metteur en scène. « Et c’est ma scène préférée », affirme aujourd’hui Baffie. Sauf qu’improviser avec une caméra de petite taille est plus aisé qu’avec du matériel destiné au long-métrage. Philippe Vène se souvient : « Il voulait faire le pas entre la télé et le cinéma, donc cela voulait dire du scope. Mais il voulait tourner en numérique au début. J’ai dit non… Au laboratoire Éclair, on l’a convaincu de tourner en 16 mm – à l’époque, le numérique n’était pas très abouti. Malheureusement, le 16 supporte moins d’erreurs que le 35, la surface d’enregistrement est plus petite. Il faut donc plus de préparation et plus de lumière. Donc c’est lourd. Pour réagir au quart de tour, déplacer le matériel, cela prend un peu plus de temps ! » Et cela a même pu freiner la créativité de Baffie sur certains gags, croit savoir Vène. Mais en aucun cas, cela n’a altéré son esprit de sale gosse.
Le sale gosse
Deux vieilles dans un jacuzzi. Bien trop tentant. Dans le film, cela finira avec Baffie et Russo en charmante compagnie. « Tout a été improvisé, et dans cette scène, je suis spectateur. Je ne joue pas. J’admire juste la répartie de Laurent, son talent pour trouver des moments de comédie dans des situations a priori pathétiques », avoue Russo. En amont de cette séquence, l’équipe est parvenue à faire venir des pensionnaires d’une maison de retraite, qui sont arrivés en car quelques jours auparavant. On tourne à quai, profitant d’une interruption de quatre jours dans les représentations de Sexe, magouilles et culture générale pour aller sur la côte et prendre un peu son temps. Le principe est simple : on laisse les personnes âgées vaquer, on les déplace de temps en temps, et Laurent Baffie improvise dans ce joyeux capharnaüm. Sauf que les personnes âgées représentent de nouvelles contraintes, auxquelles s’ajoutent le transport d’un matériel lourd et encombrant. Les fauteuils roulants – et leurs occupants bien entendu –, bloquent parfois les portes pour laisser aux techniciens la possibilité de faire passer les flight-cases où on range le matériel. Et Baffie voit le bain à bulles. Le réalisateur demande à faire entrer deux dames âgées à l’intérieur. L’une d’elles, trop légère, se soulève sous l’effet des bulles. On décide donc de la lester, sous le regard hilare des acteurs. Mais ce n’est pas tout. À la fin de leur trêve, le théâtre reprend, et pour Baffie l’impératif d’être sur scène le soir. « Problème, pour une sombre histoire de papiers, je ne me souviens plus très bien, on ne peut pas sortir du bateau », explique Russo. « Les mecs étaient formels, interdiction totale de quitter le navire ! Laurent prend alors Mado Maurin [comédienne, âgée de 88 ans à l’époque, NDA], venue tourner avec nous, la fout sur une chaise et lui dit : “Tu es mourante, ne dis rien.” Et il passe la sécurité en faisant croire aux gardes que l’actrice va mourir. On a joué le soir-même. »
Une situation qui montre bien ce que Jean-Michel Rey, le patron de Rezo Films, société qui distribuera finalement Les Clefs de bagnole en salles, décrit comme « l’impossibilité pour Baffie de se débarrasser de ses habits de sale gosse. » Ailleurs que sur le bateau de croisière, cela se traduit par des taquineries. « Il sait que j’ai le vertige, que je déteste la hauteur », explique Daniel Russo. « Il m’a fait faire une scène de parachute ascensionnel et il a refusé que je me fasse doubler. Sur le plan, on voit bien que je flippe. Et c’est pas du chiqué. Ça et la fête foraine, ce sont mes deux pires souvenirs. Mais qu’est-ce que vous voulez… Il ne peut pas s’en empêcher. » Un sale gosse fait des blagues sans arrêt, pour son bonheur personnel. À la condition que ce soit drôle. En cela, la séquence d’introduction est une synthèse parfaite de l’univers du réalisateur : potache, spontanée, à l’arrache et un poil mélancolique. Dans les coulisses d’une émission de télévision ou d’un théâtre, dans la rue, dans la cour d’un immeuble ou sur le seuil de leur porte, Baffie essuie les inlassables refus de la quasi-totalité du gratin du cinéma français, de Daniel Auteuil à Michaël Youn (et dans l’ordre alphabétique). « J’ai fait cela tout seul », explique le réalisateur. « Parfois, je prévenais les acteurs, pour d’autres je faisais ça à l’improviste. J’ai continué même après le tournage. Je voulais que Les Clefs de bagnole soit un never-ending movie, donc j’ai tourné des séquences avec Brad Pitt, Bruce Willis, Andy Garcia, Alain Delon – qui étaient invités sur le plateau de Tout le monde en parle – que je voulais mettre en ligne. J’en ai mis quelques-unes dans le DVD, et les autres sont dans un coin. » Finalement, l’un d’entre eux accepte d’apparaître dans le film : Gérard Depardieu. Il dispose de quelques heures entre deux prises sur un autre plateau pour jouer un petit rôle. « On tourne un plan-séquence caméra à l’épaule, dans une crèmerie rue Montorgueuil. Et pas le droit à l’erreur », confirme Philippe Vène. Le mastodonte s’adapte à l’ambiance, se pose sur un bloc de bois entre les prises, regarde autour de lui, renifle un peu l’atmosphère. Une fois la scène en boîte, on construit rapidement, au milieu de la rue, le couloir et le hall d’entrée de l’appartement qu’occupe Baffie dans le film, et où se tient une fête à la fin du long-métrage au cours de laquelle il accueille tous ceux qui ont participé à l’aventure. Le décor reproduit, on tourne rapidement. Et Depardieu repart en moto. Dans le making-of, Baffie est amusé et fier d’avoir sur son plateau une telle pointure. Un plaisir de gosse.
« Les Clefs de bagnole, c’est un tiers de mauvais, un tiers de médiocre, et un tiers que je trouve formidable. C’est un ovni et c’est ce que je voulais faire. Rester hors de tout format. » — Laurent Baffie
C’est aussi cela, être un sale gosse. Mettre des animaux dans son film, parce qu’on adore les animaux. Depardieu au générique. Se moquer des phobies de ses amis. Et arriver avec un projet d’affiche absolument invendable. « J’étais en studio lorsqu’il m’a montré l’affiche pour la première fois », explique Ramon Pipin, son ami depuis plus de 34 ans. « Je la regarde et je me marre, forcément. Certaines personnes, voyant écrit en gros “N’y allez pas, c’est une merde”, lui ont demandé si c’était une bonne idée. Il n’a pas bougé. Il a gardé son idée. » Mieux, il l’a imposée à celui qui allait devoir gérer une telle galère. Comment vendre un film avec un tel slogan, réalisé par un homme connu, mais qui n’est pas une grande vedette ? C’est le casse-tête qu’a dû résoudre Jean-Michel Rey. « C’est aussi un défi de communication. Quand tu sors de chez toi, que tu vois un bus et que tu te dis : “Je vais mettre N’y allez pas c’est une merde derrière ce bus”, tu te marres. Tu pleures, d’abord, et puis tu te marres. » De toute façon, Baffie a une idée fixe. « On parle quand même d’un mec qui, dans mes souvenirs, voulait appeler sa pièce de théâtre “Complet”. On serait sorti dans la rue et on aurait vu : “La nouvelle pièce de Laurent Baffie : Complet” ! Faut le faire », s’esclaffe Jean-Michel Rey. Lorsqu’il rencontre le metteur en scène, la seule condition qu’il lui impose pour faire affaire est donc de garder l’affiche, et le slogan. Le distributeur, qui regarde le film, « une formidable panouille », adhère au projet. Il engage 300 000 € pour promouvoir Les Clefs de bagnole et sortir une centaine de copies qu’il proposera ensuite aux exploitants. Chose inédite dans le monde du cinéma, le réalisateur-producteur arrive chez son distributeur avec un film déjà terminé. En règle générale, un producteur sollicite un distributeur avec l’objectif d’obtenir un minimum garanti, une somme d’argent fixe qui lui permet de boucler son budget, contre une assurance, pour son interlocuteur, de distribuer le film en salles, en DVD ou à la télévision – certaines grosses sociétés prennent les trois mandats, mais parfois, ils peuvent se vendre séparément. Là, Laurent Baffie sort de plusieurs semaines de montage avec Anne Lafarge, monteuse aguerrie qui a travaillé pour Jean-Jacques Annaud et Jean-Luc Godard, mais a aussi monté les publicités de Ridley et Tony Scott, Jean-Paul Rappeneau et Patrice Leconte. « Je garde un souvenir tout à fait particulier de cette période », sourit-elle. « J’ai vraiment eu l’impression d’avoir affaire à un cinéaste. Il exigeait un gros plan, en plan de coupe, il avait une vision claire de son film, malgré le désordre apparent. » Le problème, c’est que le gros plan n’existe pas. Pas le temps ou pas l’argent pour le faire au moment du tournage. Qu’importe, on se débrouille. « Déjà quand on tournait, il ne geignait pas, il n’avait pas de “j’ai pas eu ci, j’ai pas eu ça” », se souvient Russo, qui passe le voir au moment du montage. « Il a gardé le même état d’esprit jusqu’au bout. » Tout se passe dans une ambiance plutôt bonne, selon les souvenirs d’Anne Lafarge. « J’arrivais plus tôt que lui, je suggérais des choses, on avait un bon dialogue qui, je pense, a servi le film. Et puis, on était toujours entouré d’amis à lui. Ça buvait, ça fumait, ça discutait, on blaguait beaucoup. C’était très sympathique. » En ce qui concerne la musique, Laurent Baffie fait appel à celui qui a déjà travaillé sur ses courts-métrages et sur ses deux premières pièces, Ramon Pipin. « Laurent avait une obsession, celle d’avoir un thème à quatre notes, bien précis. Il voulait le mettre à toutes les sauces », se souvient l’ancien leader du groupe Au bonheur des dames, connu pour leur tube Oh les filles. Mélomane, grand amateur de rock, Baffie sature le thème principal, mais s’amuse aussi avec. « J’ai fait une version slow, une version sonnerie de téléphone… plein de trucs. Ainsi qu’une parodie d’Ennio Morricone, pour les scènes dans le sud. » Au total, plus d’une vingtaine de variations se retrouvent sur la bande originale du film. Luxe suprême, le réalisateur s’offre les services de Maxime Le Forestier, qui lui signe une chanson originale, « La Clef des routes ». Le film prend sa forme définitive. Mais même s’il est le résultat d’un travail de longue haleine, douloureux et périlleux, Laurent Baffie conserve un regard lucide sur le résultat final : « Les Clefs de bagnole, c’est un tiers de mauvais, un tiers de médiocre, et un tiers que je trouve formidable. C’est un ovni et c’est ce que je voulais faire. Rester hors de tout format. » En revanche, Laurent Baffie se plie à un exercice imposé au milieu du grand cirque de la promotion d’un film : la tournée des avant-premières. « On a fait pas mal de dates en province, avec un public qui venait plus voir Baffie que son film », évoque Jean-Michel Rey. « L’accueil était bon, malgré le fait qu’il se foutait constamment de la gueule du public. C’était plus taquin que méchant, mais bon, parfois, ça frôlait la ligne jaune. Partir dans une tournée comme ça avec Baffie, c’est quelque chose. » Rey se retrouve à devoir gérer un homme qui martyrise gentiment les réceptionnistes des hôtels dans lesquels les deux hommes descendent. « Il commandait du room-service à des heures impossibles, cherchait à savoir où on pouvait se procurer des putes avec des maladies vénériennes dans la région, se plaignait de la présence de cafards dans sa chambre… La totale. C’était d’excellents moments », s’esclaffe aujourd’hui le distributeur. La date de sortie est fixée au 10 décembre 2003. En pleine période de Noël, au milieu des blockbusters américains. « J’aurais préféré qu’on sorte l’été, ç’aurait été plus simple », estime Baffie. « Là, on se retrouve avec peu de spectateurs restants ! » Autre son de cloche du côté de Jean-Michel Rey. « Némo, je m’en fous quand je sors Les Clefs de bagnole. Ce n’est pas du tout le même public. Kill Bill, à la rigueur… De toute façon, la sortie d’un film, ce n’est pas une science exacte. On fait un calcul, qui peut être le bon, mais rien n’est jamais acquis. » Et puis, avec ces affiches, pas très réussies de l’aveu même de Baffie, difficile de convaincre les foules. « L’affiche, ce n’est pas le principal, ça sert à créer de la notoriété, mais est-ce que cela pousse les gens à acheter un billet ? Mystère », tempère Rey. « Je pense que j’aurais dû faire comme j’ai fait pour la jaquette du DVD : mettre une photo de Daniel et moi, avec l’orque. Ç’aurait été moins violent. » Et le slogan ? « Ah non, ça je l’aurais gardé. »
En fin de course, le film totalise un peu plus de 180 000 entrées. « À 300 000, j’étais refait… Du coup, j’ai mis des années à repayer mes dettes », explique Laurent Baffie. Dans la presse, on se partage entre la reconnaissance d’un geste et la consternation. Les Cahiers du Cinéma, à qui Baffie fait un clin d’œil dans son film – le bar dans lequel se retrouvent son personnage et celui de Daniel se nommant L’écailler du cinéma –, descend le film en flèche, raillant l’ambition de Baffie de « faireducinéma ». Ailleurs on rit, comme dans Première, qui trouve le film « très drôle ». Philippe Rouyer, pour Positif, salue le passage de l’amuseur du petit au grand écran. « Contre toute attente, on a une presse qui n’est pas si mal, vraiment ! Après, qu’aurait-il fallu faire pour que le film marche mieux ? Je n’en sais rien… Baffie s’attendait à de meilleurs chiffres, évidemment, c’est son bébé qu’il a porté jusqu’au bout. Mais je ne trouve pas le score déshonorant », résume Jean-Michel Rey, qui a récupéré, lui, sa mise de départ. Lors de la « soirée chiffres », grand-messe du mercredi après 20 heures où l’on se réunit chez le distributeur ou le producteur pour commenter les chiffres du premier jour de sortie, les mines ne sont pas réjouies, mais l’ambiance n’est pas non plus mortifère. Jean-Michel Rey commente : « Il y a deux façons de vivre une soirée chiffres qui ne se passe pas aussi bien que prévu. Il y a la méthode Muriel Robin, qui devant les chiffres de Marie-Line [son premier rôle dramatique, dans un film de Mehdi Charef sorti en 2001, NDA], accuse la terre entière de l’échec du film sans jamais se remettre en question – le propre des humoristes ou des amuseurs de télé qui pensent qu’il y a un tunnel sans péage entre leur métier et le cinéma. Et ceux qui disent “attendons le week-end” et qui passent la soirée à picoler. Baffie était plutôt à ranger dans la seconde catégorie. » Le sale gosse a de la suite dans les idées. « Je voulais continuer. Creuser ce sillon. Je voulais même faire Les Clefs de bagnole 3, avec en sous-titre “le 2 était tellement nul qu’on l’a jeté”. » Sous la vanne se cache néanmoins une poignée de projets qu’il n’a jamais pu tourner, dont un avec son camarade Pascal Sellem, intitulé La queue entre les jambes. Slogan, cette fois-ci : « En passant par le bois, ils pensaient prendre un raccourci. » « C’est l’histoire de deux mecs qui s’arrêtent au bois pour se faire sucer. Et là s’enclenche toute une série de péripéties. Et ça continue en road-movie avec deux travelos sur la banquette arrière. Canal a trouvé ça trop barré… » Pourtant, l’homme ne désespère pas de repasser un jour derrière la caméra. Mais cette fois-ci, il pense plutôt opter pour un matériel plus léger, plus propice à son style fait d’impros, de changements de dernière minute et d’incessant va-et-vient entre ce qui a été fait la veille et ce qui est prévu pour le jour même. Il a aussi suivi avec attention ce qu’il s’est passé autour de la sortie du dernier film d’Abel Ferrara, Welcome to New York, et envisage clairement ce genre de distribution – uniquement sur les réseaux numériques via des boutiques de vidéo à la demande – pour un éventuel nouveau projet. Ce qui l’attire, c’est la possibilité de maîtriser de bout en bout la chaîne de production du long-métrage. « Pour pouvoir faire exactement ce que je veux », conclut-il. Lorsqu’il raccroche, Laurent Baffie laisse une impression d’inachevé. Lui qui semblait avoir coché toutes les cases de sa Sainte Trinité, « écrire une pièce, jouer un one man show et réaliser un film », laisse entendre que le troisième but n’est pas encore tout à fait atteint. Son esprit fourmille encore d’idées – « Ça fourmille », disait déjà son personnage dans le film. C’est comme si, du cinéma, il n’avait pas encore réussi à pirater totalement le logiciel, comme il a pu le faire avec la télévision, la radio et la scène, où son insolence et sa repartie déboulonnent les cadres et secouent les lambris. Scénar sous le bras, comme à l’époque où il cherchait des financements pour son long-métrage, c’est seul qu’il a aujourd’hui envie de s’atteler à la tâche. Sourire en coin, évidemment.
Couverture : Les Clefs de bagnole, de Laurent Baffie, 2003.