Ascania-Nova, Ukraine. Victor Gavrilenko fonce dans la steppe ukrainienne à près de 100 km/h. Sa frêle Lada verte galope sauvagement sur l’herbe desséchée et soulève des nuages de poussière en doublant des troupeaux affolés de buffles, de zèbres, de gnous et d’antilopes. Deux douzaines de grues passent au-dessus de nos têtes. Leurs ombres contrastant avec la pâleur du ciel bleu, elles volent en V tel un escadron de bombardiers sur le chemin de la guerre. Au moment où nous apercevons enfin une horde de chevaux de Przewalski, Gavrilenko écrase le frein comme s’il tirait sur des rênes imaginaires. Le moteur toujours en marche, il bondit hors de la voiture et colle d’énormes jumelles à ses yeux. « Bonjour, mesdames », dit-il aux juments brunes à la crinière sombre, tapies au loin. « Quelles beautés, quelles beautés ! »
À 59 ans, Gavrilenko a des cheveux poivre et sel en bataille, et ses petits yeux vifs surplombent un nez crochu qui sort de sa moustache épaisse comme un oiseau de son nid. Gavrilenko est le directeur d’Ascania-Nova, la plus vieille réserve steppique du monde. Située dans le sud de l’Ukraine, non loin de la frontière avec la Crimée, elle s’étend sur plus de 33 000 hectares et renferme l’un des derniers arpents de steppe vierge du monde. Sur ce territoire, des hordes d’animaux sauvages venus d’Afrique, d’Asie Centrale et des Amériques vivent et errent librement. C’est la réserve naturelle la plus connue et la plus populaire de tout le pays, une sorte de Serengeti ukrainien aussi appelé zapovednik.
La steppe
La steppe eurasienne est une gigantesque bande herbeuse semi-aride qui s’étend depuis le nord de la Chine et de la Mongolie jusqu’en Ukraine et en Hongrie, en passant par la Russie. Depuis plus de deux millénaires, cette région représente une sorte d’autoroute des civilisations, une route grande ouverte empruntée par la marche de l’histoire. À l’instar des prairies américaines, la steppe est un lieu mythique, un paysage infini d’herbes ondoyantes. « On avance, on avance, et on ne peut distinguer, ni où ce plateau commence, ni où il finit », écrivit Anton Tchekhov à la fin du XIXe dans l’une de mes nouvelles préférées, intitulée « La steppe ». L’extrémité occidentale de la steppe ukrainienne marque la frontière avec l’Europe et reste l’une de ses régions les plus contestées. Autrefois, elle était connue sous le nom de dikoe pole, « les plaines sauvages », et ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que l’Empire russe a réussi à la soumettre et à contrôler ses groupes nomades et semi-nomades. Le terme « Ukraine » veut lui-même dire « région limitrophe ». Aujourd’hui, l’histoire semble se répéter : la steppe représente à nouveau une frontière. Lorsque j’ai visité Ascania-Nova à la fin du mois de septembre, les emblématiques fétuques et autres cheveux d’anges, les tulipes rouges et les iris violets étaient montés en graine depuis bien longtemps sous les assauts du soleil estival. Néanmoins, l’immensité de la steppe, s’étendant dans toutes les directions possibles, donnait encore le vertige. La monotonie dégage une certaine splendeur.
« Il faudrait de la pluie, encore et encore. La steppe se transforme totalement avec la pluie », insiste Gavrilenko, comme s’il avait honte que je ne puisse pas admirer la pleine magnificence de la steppe. Il ajoute que de toutes ces années passées à parcourir la réserve, il n’a jamais vécu une saison aussi sèche. Ici, le changement climatique est bien réel. Dans les années 1990, la moyenne des précipitations était d’environ 450 millimètres, alors qu’elle atteint péniblement les 190 cette année. « Au printemps, si tu écoutes attentivement, tu peux entendre l’herbe pousser : puk, puk, puk », m’assure-t-il. « Tu devrais revenir l’année prochaine. » Je ne sais pas si je pourrai revenir un jour, car il n’est pas simple de rejoindre Ascania-Nova. Avec le conflit violent qui sévit toujours à l’est de l’Ukraine, et la Crimée récemment annexée par la Russie, j’ai dû passer par une série de postes de contrôle militaires où des hommes bourrus en tenue de camouflage creusaient des tranchées, armés d’une kalachnikov, tandis que des véhicules blindés et des chars d’assaut étaient garés sur les bas-côtés. Sur un panneau routier, on pouvait lire « Putler, stop ! » écrit à la main, en référence aux ambitions de Poutine que de nombreux habitants de la région comparent à celles d’Hitler. Des batteries anti-aériennes et des radars étaient stationnés tout près d’Ascania-Nova, prêts à répondre à une éventuelle invasion russe depuis la Crimée. Tout le monde se préparait pour la guerre. « Même dans mes pires cauchemars, je n’aurais jamais imaginé que la Russie puisse attaquer l’Ukraine », me confie Gavrilenko lorsque nous retournons à son bureau situé dans la zone administrative d’Ascania-Nova. Son cabinet de travail est vaste et rempli de livres, des papiers s’empilent un peu partout, et sur son bureau trônent des photos encadrées d’un faucon hobereau et d’une pie-grièche. « Si Pierre le Grand avait ouvert une fenêtre sur l’Europe, Poutine est en train de la refermer. »
Gavrilenko marque une pause et sort un mouchoir en coton de sa poche afin d’essuyer la chassie de son œil droit, atteint d’une sorte d’infection oculaire. Il serait la dernière personne à verser une larme, mais son geste est assez symbolique. « Le pire, c’est que ce plan pour déclencher un conflit au beau milieu d’une nation semble fonctionner », me dit Gavrilenko. « En tant que biologiste, je connais bien ces conflits intra-espèces, et ce sont les pires qui existent dans la nature. Nous sommes une espèce agressive, très agressive, de véritables chimpanzés qui s’entre-tuent. On détruit tout sur notre passage. » La majeure partie de sa carrière a été consacrée à prévenir les tendances destructrices de l’homme. En véritable héritier des cosaques du Don, les fameux gardiens des frontières dans les steppes, il a grandi dans une ferme sans électricité et s’est passionné pour la nature dès son plus jeune âge. Après des études dans la zoologie et la protection de l’environnement, il est devenu rapidement l’un des principaux écologistes de l’Union soviétique.
En reconnaissance des projets qu’il a accomplis, il s’est vu confier la direction d’Ascania-Nova en 1990, un travail dans lequel il excelle et qui a fait de lui une petite célébrité dans son pays natal. Si vous travaillez dans la préservation de la nature en Ukraine ou en Russie, vous connaissez sans doute Viktor Gavrilenko et son dévouement presque fanatique à son travail. « On nous a confié ce patrimoine historique et il serait criminel de l’abandonner », dit-il à ce propos. « Nous devons le conserver pour la prochaine génération, c’est notre devoir. Si nous ne réussissons pas à prendre soin du présent, nous n’aurons pas d’avenir. »
La réserve
L’histoire d’Ascania-Nova est longue et bigarrée (« C’est comme une peau de zèbre : les bandes claires alternent avec des noires », commente Gavrilenko). La réserve, privée au départ, fut fondée à la fin du XIXe siècle par un riche et ambitieux propriétaire terrien, Friedrich Falz-Fein, un descendant de colons germaniques installés dans cette région. La famille Falz-Fein possédait l’un des plus grands élevages de moutons de Russie, une compagnie maritime, un port privé en mer Noire, d’immenses vergers ainsi qu’une conserverie (le logo représentait un poisson rouge enfourchant une bicyclette).
Gentleman aux idées progressistes et quelque part écolo amateur, Falz-Fein décida de clôturer une partie de la steppe vierge de sa propriété afin de protéger la flore des labours et des moutons qui mettaient inévitablement en danger les paysages au sud de l’Ukraine. Néanmoins, son ambition ne s’arrêtait pas là : il souhaitait y introduire des animaux sauvages, tant locaux que d’ailleurs, vivant dans les environnements steppiques. D’une certaine manière, Flaz-Fein était un des précurseurs de ce que les biologistes appellent aujourd’hui le « réensauvagement ». Rapidement, Ascania-Nova hébergea des meutes d’antilopes saïga en danger d’extinction (autrefois nombreuses dans les steppes eurasiennes), des buffles, des zèbres, des chameaux, des autruches, des gnous et même des kangourous. Beaucoup de ces animaux vivaient dans des conditions de semi-liberté. En 1899, Falz-Fein finança une expédition en Mongolie : il importa alors dans la réserve des chevaux de Przewalski, les derniers chevaux réellement sauvages. L’entreprise permit de sauver cette espèce de l’extinction. Il créa également un zoo et un énorme parc dendrologique irrigué grâce à des puits artésiens au milieu de cet environnement aride, ce qui valut à Ascania-Nova le surnom d’ « oasis des steppes ». Lorsque le tsar Nicolas II visita ce parc en 1914, il fut tellement impressionné qu’il anoblit Falz-Fein. « C’est très impressionnant », écrivit-il à sa mère, « on dirait une scène de la Bible, comme si tous les animaux sortaient de l’arche de Noé. » Toutefois, la tragédie l’attendait. Située aux portes de la Crimée, aux premières loges des combats les plus intenses de la guerre civile russe, Ascania-Nova fut rapidement dévastée, et Falz-Fein dut fuir en Allemagne. Vladimir, le frère de Falz-Fein, révèle dans ses mémoires que lorsque les bolcheviques prirent possession de la réserve, ils massacrèrent plusieurs animaux pour se nourrir et utilisèrent l’artillerie contre les hordes de chevaux sauvages et d’antilopes, les prenant pour la cavalerie ennemie. Dans un élan de cruauté et d’ennui, l’un des soldats commença à décapiter au sabre de rares espèces d’oies. « À bas les têtes, comme avec la bourgeoisie ! » criait-il en assénant ses coups de lame intempestifs.
Malgré les dommages qu’elle subit et sa nationalisation future par l’État soviétique, Ascania-Nova survécut, et d’importants travaux scientifiques sur l’écologie continuèrent dans la période relativement libérale des années 1920. C’est avec la montée de Staline et de son « Grand Plan pour la Transformation de la nature », dont le but était d’assujettir complètement l’environnement naturel au profit de l’industrialisation et de l’agriculture à grande échelle, que le gros de la réserve fut transformé en projet d’élevage de bétail. Des expériences douteuses d’hybridations animales (des croisements entre des zèbres et des chevaux, ou des buffles et des vaches domestiques) visant à créer des espèces et à accroître la production, en devinrent ainsi l’activité principale. On tenta même de commercialiser du lait d’élan. Le véritable travail de restauration d’Ascania-Nova commença seulement dans les années 1980, pendant la chute du régime soviétique. L’endroit entra dans la liste des réserves de biosphère de l’UNESCO et, sous la direction de Gavrilenko, il fut enfin séparé de ce qui était appelé jusque-là l’Institut ukrainien de recherche sur l’élevage de steppe. En 2008, avec sa popularité croissante, dépassant joliment chaque année les 100 000 visiteurs, Ascania-Nova a été inclue dans les sept merveilles naturelles d’Ukraine, représentant le pays dans une initiative internationale baptisée les « sept nouvelles merveilles de la nature ». Elle n’a pas gagné, mais l’honneur de la reconnaissance suffisait amplement.
Du plomb dans l’aile
Pourtant, peu de touristes osent s’aventurer par ici ces derniers temps. Quand votre pays est en guerre, que l’économie s’effondre et que la peur alourdit l’air, comme une couverture épaisse, un voyage dans la nature des steppes n’est pas vraiment une priorité. Pour ma part, je suis le seul client du Kanna (« L’élan »), un immeuble de l’époque soviétique reconverti en hôtel, dont l’entrée est décorée de bois et de tableaux représentant des cerfs, comme dans un pavillon de chasse. « Les affaires vont très mal en ce moment », commente le réceptionniste de l’hôtel avec un soupir. « Les derniers événements ont fait fuir tout le monde. »
« Tout est de la faute de la junte fasciste à Kiev ! C’est eux qui ont commencé la guerre les premiers. » — Nikolaï Lobanov
Les rues de la ville d’Ascania-Nova, avec sa population de 3 500 habitants, sont sinistrement désertes, mais les gens du coin vaquent toujours à leurs occupations. S’il n’y avait pas la réserve de la steppe, le zoo et le parc dendrologique, qui regroupent trois cents employés, le lieu ressemblerait à n’importe quelle autre petite ville ukrainienne : de charmantes maisons de plain-pied, certaines recouvertes du bleu typique de la région, avec de sales immeubles blancs et hideux dressés ici et là. De longues cordes chargées de linge coloré sont étirées entre les habitations. Quelques personnes âgées sont assises sur des blancs en bois, tandis que de jeunes enfants jouent à la guerre avec des bâtons et des branches. Dans une maison en bordure de ville vit Nikolaï Lobanov, 90 ans. Ce vétéran de la bataille de Stalingrad, installé à Ascania-Nova depuis 1952, a fini par devenir une autorité importante dans l’élevage des chevaux de Przewalski et dans la sauvegarde de l’environnement. S’il a un problème d’éloquence, ses souvenirs eux sont très clairs et il se rappelle encore la plupart des détails de sa vie : la famine en Ukraine dans les années 1930, pendant laquelle il chassait les moineaux et les écureuils terrestres dans la steppe ; sa survie miraculeuse durant la Seconde Guerre mondiale ; ses cours du soir passés à étudier la zoologie ; sa rencontre à Ascania-Nova avec Joy Adamson, le célèbre naturaliste et auteur, tué ensuite au Kenya ; son amitié avec le défunt Gerald Durrell, un écologiste anglais. Lobanov est aussi un artiste accompli et sa maison regorge de peintures de zèbres, d’antilopes et de flamants roses superbes, dessinés dans le style primitif d’Henri Rousseau. Véritable enfant des steppes, son amour pour la vie sauvage semble sans limite. Toutefois, lorsque je fais mention de la guerre actuelle en Ukraine, il se met brusquement en colère.
« Tout est de la faute de la junte fasciste à Kiev ! Ce sont eux qui ont commencé la guerre les premiers ! » lance-t-il rouge de fureur. « Les Russes sont nos chers frères, nous avons combattu contre les nazis ensemble, défendu l’Union soviétique. Cette terre n’a connu que trop de sang et cela suffit ! » Ensuite, comme pour apaiser ses pensées, il me demande : « Vous avez vu les grues ? Elles sont magnifiques. » Pour mon dernier jour à Ascania-Nova, je décide de suivre le conseil de Lobanov et d’aller observer les grues. Des dizaines de milliers de grues cendrées (Grus grus) se rassemblent ici en début d’automne pour se nourrir et se reposer de leur voyage migratoire annuel, de la Scandinavie et de l’ouest de la Sibérie vers le Moyen-Orient et l’Afrique de l’Est. Avec leur plumage gris ardoise et leurs longues pattes, leur cou noir majestueux se terminant sur une bande blanche qui s’étale derrière les yeux, et leur couronne rouge sur la tête, ces oiseaux sont les rois de la steppe.
Observation
Aux heures matinales qui précèdent l’aube, quand les constellations ponctuent encore le ciel noir dégagé, je rencontre Alexandre Mezinov, ornithologue et directeur de la partie zoo de l’Ascania-Nova. Avec son équipe, nous nous apprêtons à rejoindre une section basse et marécageuse de la steppe appelée bolchoï tchapelskï pod, ou « Grande dépression des hérons », afin de compter les grues. Ce suivi permet de déterminer la santé d’une population en particulier et ses tendances migratoires.
Dans la rue Lénine, juste en face du zoo, nous montons tous dans une UAZ-452 grise, une fourgonnette soviétique tout-terrain communément appelée boukhanka, ou « miche de pain », et nous dirigeons vers la steppe. Tout le monde à part moi est vêtu d’une sorte de treillis et tient une paire de jumelles, un bloc-notes et un stylo. Nous roulons sur une route cahoteuse, quand Mezinov raconte l’histoire d’un groupe de pêcheurs du village voisin qui est récemment allé pêcher sur un bateau près de la côte de Crimée. Une fois ivres, ils ont commencé à hurler : « Poutine est un connard ! » et les gardes-frontières russes ont alors cru à une invasion ukrainienne et failli ouvrir le feu. Les ornithologues dans la fourgonnette éclatent tous de rire. Chemin faisant, nous nous arrêtons à plusieurs points placés à égale distance les uns des autres. Les gens sortent chacun leur tour pour prendre place dans un poste d’observation : il faut couvrir l’ensemble du périmètre de la steppe pour parvenir à un compte aussi précis que possible. Mezinov et moi finissons par sortir de la fourgonnette.
Au début des années 1990, il y avait quelque 35 000 couples d’oies grises en Ukraine, mais leur nombre a aussi chuté de manière significative.
Dehors, il gèle et il fait encore nuit, mais de pâles lueurs de rose et d’orange éclairent déjà l’horizon. Au loin, on peut entendre les cris irréguliers des grues, comme les trompettes d’un jazz expérimental, alors qu’elles se regroupent et s’envolent pour faire leurs provisions quotidiennes. En attendant, nous nous frottons les mains et tapons des pieds pour nous tenir chaud. « Il faut aller dehors, dans la nature, pour voir les changements subtils », m’annonce Mezinov le regard fixé sur l’horizon. « De nombreux scientifiques restent assis sur leur chaise dans un bureau en ville et prétendent comprendre la nature. Ils feuillettent des livres et reçoivent des subventions, mais ils ne savent rien. Ici, on peut prouver les faits par l’observation. » Mezimov m’explique que ces dernières années, certaines populations d’oiseaux sont en chute libre, avec la disparition de zones humides et d’estuaires, et avec l’augmentation du braconnage ainsi que de la pollution. D’après lui, en 2004, on aurait compté 14 500 couples nicheurs pour les Grandes Outardes, mais seulement 4 500 en 2012. Au début des années 1990, il y avait quelque 35 000 couples d’oies grises en Ukraine, mais leur nombre a aussi chuté de manière significative. Les tendances migratoires ont également changé : avec le réchauffement climatique, plusieurs espèces d’oiseaux, dont des grues, ont choisi de passer l’hiver à Ascania-Nova, plutôt que de voler au sud. Le disque du soleil émerge lentement à l’horizon, et je distingue alors au loin de petites silhouettes en pâture : des hordes de bisons d’Amérique du Nord et de chevaux de Przewalski. Une pluie fine quelques jours auparavant a tiré l’herbe de son sommeil léger. À présent, sous la lumière matinale, les reflets cuivrés se transforment peu à peu en émeraude, embellis par de délicates gouttes de rosée.
Les cris des grues augmentent doucement en volume et en fréquence, comme des morceaux de musique superposés, jusqu’à se transformer en bruit de fond incessant et assourdissant. Les oiseaux prennent un à un leur envol : nous voyons des formations de dix, puis de vingt, de cinquante, de cents individus. Avec ses yeux entraînés, Mezinov n’a guère besoin que d’y jeter un œil pour en déterminer le nombre, avant de noter rapidement l’information dans son bloc-notes. « Les grues sont comme des bateaux qui flottent dans le ciel », dit une réplique de Quand passent les cigognes (la traduction littérale du titre russe étant « Les grues volent », ndt), un vieux film soviétique sur la Seconde Guerre mondiale dont je me souviens à présent. Les grues sont comme des bateaux qui flottent dans le ciel. Lorsqu’au-dessus de nos têtes passe enfin la dernière armada, Mezinov et moi la suivons longuement du regard, en silence. Quelle que soit leur provenance, quelle que soit leur destination, nous leur souhaitons bon voyage, loin de nos armes de guerre.
Traduit de l’anglais par Anastasiya Reznik d’après l’article « The Ukrainian Serengeti », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Les bisons d’Ascania-Nova, par Dimiter Kenarov.