Fin 1975, Diana Nyad a tenté une première fois de faire le tour de l’île de Manhattan à la nage. Au milieu de la nuit noire, elle a été repêchée dans l’East River après huit heures de nage consécutives. Dans ses mémoires Other shores (« D’autres rives »), publiées en 1978, elle écrit qu’elle était « secouée de tremblements incontrôlables, murmurant des syllabes incompréhensibles ». Elle avait attrapé un virus dans les eaux contaminées du détroit. Il lui a fallu dix jours pour se rétablir. Une fois guérie, elle a replongé pour une seconde tentative. Lors de ce nouvel essai, « l’Hudson était très agité, mais la force de la marée était avec moi et je jouais presque entre les vagues ». Nyad a effectué la boucle en 7 heures et 57 minutes, près d’une heure de moins que le précédent record : « L’île de Manhattan était à moi ! »
Le lendemain matin, sa photo faisait la une des journaux new-yorkais. Elle a été invitée sur le plateau de Saturday Night Live. Woody Allen l’a invitée à sortir avec lui. (Bien qu’elle soit lesbienne, elle a accepté et ils sont devenus amis.) Nyad irradiait de beauté avec ses yeux de biche, son sourire étincelant et ses tâches de rousseur. À seulement 26 ans, son physique et sa confiance en elle la rendaient incroyablement télégénique. Son apparition lors du Tonight Show était éblouissante. Son amie Bonnie Stoll se souvient : « Elle s’est présentée à l’émission de Johnny Carson comme si c’était son propre show, sans la moindre appréhension. » Nyad était déjà une nageuse longue-distance accomplie : elle avait battu le record du monde féminin de la traversée de Capri à Naples (longue de 35 kilomètres) et réalisé la première traversée du lac Ontario, du nord au sud. Mais son tour de l’île de Manhattan l’a littéralement élevée au rang de star. Après cela, elle a décidé de s’attaquer à la traversée de Cuba vers la Floride : 170 kilomètres, l’équivalent de cinq traversées de la Manche. La plus longue traversée de l’histoire. À l’époque, l’exploit qui s’en rapprochait le plus était la traversée du lac Michigan, longue de 96 km, réalisée par deux hommes. Nyad allait devoir se battre contre des courants d’une extrême intensité et les hautes vagues du Gulf Stream, mais aussi faire face aux requins et aux méduses. Lors de sa venue à l’émission Today, Jane Pauley lui a demandé quelles étaient ses motivations. « Pour moi, le plus difficile, d’un point de vue mental et physique, c’est de nager dans ces grands espaces », a répondu Nyad. Mais lorsqu’elle arrivait à destination, elle disait ressentir « un sentiment d’immortalité ».
Sa nage depuis Cuba s’est soldée par un échec cuisant. Nyad est entrée dans l’eau du port de La Havane, protégée par une cage anti-requins en acier. La météo a tourné au cauchemar. Elle a été attaquée par des méduses et ballottée par des vagues hautes de plus de deux mètres, qui la projetaient contre les parois de la cage. Le courant l’a fait drastiquement dévier de sa trajectoire, l’entraînant vers le Texas. Nyad avait déjà parcouru 127 kilomètres en 42 heures quand son équipe l’a sortie de l’eau et lui a expliqué qu’une rafale de vent les avait irrémédiablement écartés de leur trajectoire. Elle était anéantie. « Je n’ai jamais fait preuve d’autant de volonté, je n’ai jamais désiré quelque chose avec autant de force », a-t-elle déclaré à un journaliste à son retour. Elle était au bord des larmes. « Et je ne me suis jamais autant battue », a-t-elle ajouté. L’année suivante, pour son trentième anniversaire, elle a battu les records du monde masculin et féminin de la traversée en haute mer en parcourant les 164 kilomètres qui séparent les Bahamas de la Floride, sans assistance et sans cage anti-requins. Elle a ensuite arrêté de nager pendant trente ans.
Un vieux rêve
Un matin de novembre, Nyad était chez elle, à Los Angeles. À présent âgée de 64 ans, elle vit avec son chien Teddy dans une grande maison située dans un quartier cossu, aux pelouses verdoyantes et aux haies de rosiers soigneusement taillées. Deux drapeaux en lambeaux sont accrochés dans sa cour : le drapeau américain et le drapeau cubain. À l’époque où elle a arrêté de nager, Nyad considérait que l’âge propice à la retraite des athlètes se situait autour de 30 ans. Elle a entrepris une carrière à la télévision en tant que présentatrice pour l’émission Wide World of Sports et sur la chaîne CNBC, ainsi que comme commentatrice radio sur la NPR. Sa voix grave et puissante et ses qualités de conteuse volubile et passionnée lui ont également permis de trouver du travail en tant que conférencière en motivation. Elle s’est maintenue en forme, parcourant 160 kilomètres à vélo chaque vendredi. « Une partie du plaisir qu’on tire lors de ces activités d’endurance vient du fait qu’on est tellement plongé dans ses pensées et dans l’observation de la nature qu’on parvient à échapper à l’agitation du monde », dit-elle. « Mais je rentrais chez moi en me disant : “Oh mon Dieu, je n’ai rien vu. Je n’ai même pas regardé à côté de moi, je n’ai pas vu s’il y avait des dauphins dans l’océan.” » Son esprit était envahi de remords : « Je passais le plus clair de mon temps à ruminer le passé et à me demander pourquoi je n’avais pas fait les choses différemment. »
L’idée de nager depuis Cuba jusqu’en Floride a pris forme dans son esprit dans les années 1970.
Elle a mis fin à sa relation de dix ans (qu’elle considérait comme un mariage) avec une cadre de la télévision américaine du nom de Nina Lederman. Elle reste encore aujourd’hui une de ses amies les plus proches. Elle a réfléchi aux injustices dont elle avait été victime et à la façon dont elle aurait voulu se défendre. Il lui arrivait aussi de songer à la manière si différente qu’elle avait à présent d’envisager sa discipline. « Il y a une expression française qui dit : “Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait” », dit-elle. « J’ai interviewé un nombre incalculable d’athlètes qui m’ont confié : “Ah, si seulement j’avais le même esprit qu’aujourd’hui et que j’étais de retour sur la scène internationale en tant que patineur, golfeur, joueur de tennis…” » L’idée de nager depuis Cuba jusqu’en Floride a pris forme dans son esprit dès les années 1970, alors qu’elle vivait dans l’Upper West Side.
À l’époque, elle aimait les paris sportifs et avait l’habitude de retrouver son bookmaker au rayon fromage du supermarché du coin. « Je suis sortie, je me suis procurée toutes les cartes nautiques de la Terre et je les ai étendues sur mon tapis, en ôtant le cercle polaire de l’Antarctique », raconte-t-elle. Quand ses yeux se sont posés sur Cuba, elle raconte que son cœur s’est mis à battre la chamade. « Je me suis dit : “C’est Cuba. Cuba est magique. Cette terre nous est interdite comme la nôtre leur est défendue.” J’ai pensé aux histoires de centaines de Cubains qui ont tenté de faire la traversée seuls et n’y sont jamais parvenus. On surnomme même cette mer le “cimetière de La Havane”. » Enfant, quand elle vivait à Fort Lauderdale, Nyad avait l’habitude de se rendre au club de la plage de Lago Mar avec sa mère. Elle lui montrait la côte cubaine en disant qu’elle était si proche qu’on devait pouvoir la rejoindre à la nage. « Je ne disais pas ça littéralement, mais je pense que quelque part dans mon imagination, l’idée avait fait son chemin. Je devais me dire : “C’est juste là, c’est tout près.” » Autour du cou, Nyad arbore un pendentif que Lederman lui a offert : une carte de Cuba en scrimshaw avec les mots « En avant » gravés au dos. Sa mère est morte juste avant que Nyad ne fête son soixantième anniversaire et ce moment a marqué un tournant dans sa vie. « Je me fiche de savoir si je suis en bonne santé ou non, ce n’est pas comme si je comptais vivre soixante ans de plus », dit-elle. « Le temps file et je n’arrête pas de me demander : “Qu’est-ce que tu es devenue ? Tu arrives au bout de cette rue à sens unique, il est grand temps que tu deviennes la personne que tu admires le plus au monde.” » Elle en a eu assez de ruminer le passé. « Dans les années 1970, j’étais incroyablement anticonformiste. J’étais une des rares personnes – une femme, qui plus est – à accomplir ce genre de choses, très extrêmes. » Elle voulait ressentir le « plaisir de l’engagement » au travers d’un but magnifique, qui effacerait les doutes qu’elle nourrissait sur ses capacités. « J’ai choisi Cuba car j’en rêvais depuis longtemps et je me suis dit : “Pourquoi ne pas raviver la flamme ?” »
Il semblait pourtant impossible de réaliser à 60 ans ce qu’elle n’était pas parvenue à faire trente ans plus tôt. Le corps se détériore d’année en année et même de minute en minute. Mais elle a choisi Cuba. Si proche qu’on doit pouvoir la rejoindre à la nage. « Généralement, on savait toujours où l’autre se trouvait », se rappelle Bonnie Stoll, la meilleure amie de Nyad depuis plus de trente ans. « Parfois, elle avait la bougeotte et je n’arrivais pas à savoir où elle se trouvait pendant des heures : c’est qu’elle était partie nager. » Une fois que Nyad lui a fait part de son intention de retenter la traversée, Stoll l’a accompagnée à une session d’entraînement au Mexique et l’a vue nager pour la toute première fois. « Au bout d’une heure, j’étais convaincue qu’elle était faite pour ça », se souvient Stoll. « Elle ne faisait qu’un avec l’eau, il n’y avait plus de barrières. Ça a duré entre six et huit heures. Et puis j’ai dit : “Allez, on y va.” » Nyad a annoncé son projet à ses autres amis lors d’une soirée. « Je me sens puissante, j’ai encore beaucoup de “chi” en moi », criait-elle en marchant le long de la piscine dans un maillot de bain blanc. « Quand je marcherai sur cette plage, le monde entier verra qu’avoir 60 ans, c’est comme en avoir 40 ! » s’est-elle exclamée avant de sauter dans l’eau.
La préparation
Nyad a rencontré Stoll en jouant au racquetball (Stoll était jadis parmi les meilleures joueuses professionnelles du pays). Les deux femmes ont eu une courte relation avant d’établir une sorte d’amitié entre athlètes, s’entraînant ensemble inlassablement. Quand Stoll a pris sa retraite, elle est devenue entraîneuse et a aidé Nyad à se préparer pour Cuba. L’âge de Nyad ne l’inquiétait pas particulièrement. « Les sports d’endurance sont très différents des autres : le mental joue une part importante dans l’effort. Et Diana a un mental d’acier », dit-elle. Steven Munatoes, le directeur de la World Open Water Swimming Association, m’a éclairée sur ce point : « Si vous faites de la course, vos articulations finissent par s’user. Au basket, vous pouvez faire un dunk à 22 ans mais ce n’est sûrement plus possible à 42, et encore moins à 62. » Munatoes, qui est consultant en performance pour de nombreux athlètes (il conseillait à ce moment-là des skieurs en partance pour les Jeux olympiques de Sotchi), affirme qu’il en va autrement pour la natation : « Si vous le voulez, vous pouvez nager jusqu’à la fin de vos jours. Les nageurs de marathons ne sont pas comme Michael Phelps. On ne mesure pas leurs performances à leur capacité et leur puissance aérobiques. Si celles de Diana diminuent, elle sera simplement moins rapide. »
Mais plus elle nagerait lentement, plus elle devrait rester éveillée longtemps. Il lui faudrait nager pendant des jours sans s’arrêter pour rejoindre la Floride depuis Cuba. Qu’importe, Nyad était une athlète qui se reposait peu. En primaire, elle a rendu une rédaction intitulée « Ce que je veux faire de ma vie » dans laquelle elle avait écrit : « Je veux jouer de six instruments. Je veux être la meilleure du monde dans deux domaines : je veux être une grande athlète et une grande chirurgienne. Je dois travailler dur tous les jours et dormir le moins possible. » Stoll ajoute : « Diana est la personne la moins fainéante que j’ai rencontrée de toute ma vie. » Après le Mexique, Stoll a commencé à rassembler des infos : « Nous devions déterminer quelle nutrition adopter, consulter des spécialistes. Mais personne n’avait la moindre idée de ce qu’il fallait faire. » Ce qu’elles voulaient accomplir n’avait été réalisé par personne auparavant, homme ou femme, de quelque âge que ce soit. Stoll explique qu’elle pouvait « visualiser le champ de course : dans les sports d’endurance, on doit monter en intensité et ensuite baisser graduellement de régime pour être au maximum au bon moment ». Mais ni l’une ni l’autre ne parvenaient à fixer la date idéale pour commencer la traversée. Elles devaient attendre le moment propice où les courants et le vent n’entraveraient pas le parcours. Même quand ce jour arriverait, il y avait toujours l’éventualité qu’au bout de quarante heures de nage, par exemple, la météo bascule et les empêche de continuer. Elles ont également estimé que l’expédition leur coûterait environ un demi million de dollars. Nyad avait besoin d’un bateau et d’un équipage, comptant un navigateur expérimenté dont elle suivrait la trajectoire. Il fallait aussi qu’elle soit accompagnée d’un médecin, au cas où elle s’évanouirait dans l’eau.
(En 1959, alors qu’il tentait de traverser le canal du Nord de la mer d’Irlande, le nageur grec Jason Zirganos s’est soudainement arrêté après seize heures et demie de nage. Le médecin de son équipe a ouvert sa poitrine à l’aide d’un canif et a réalisé un massage à cœur ouvert, mais Zirganos est mort avant qu’ils n’aient pu regagner la terre.) Nyad aurait également besoin de prestataires qui pourraient rester à ses côtés tout au long de la traversée, interpellant toutes les quatre-vingt-dix minutes pour lui donner à manger depuis le bateau. (Les règles de la nage en eau libre imposent qu’ils ne la touchent à aucun moment, et qu’ils la nourrissent en lui jetant sa nourriture comme on le ferait pour un dauphin.) Enfin, l’ensemble de l’équipe aurait besoin de réserver les billets d’avion et de remplir les formulaires nécessaires pour venir à Cuba. Elles se sont donc attelées à rassembler des fonds. Nyad partageait son temps entre les préparations logistiques et un entraînement physique particulièrement intense. Elle a passé la première moitié de l’année 2010 à nager d’abord pendant douze, puis dix-huit, et enfin vingt-quatre heures d’affilée au large de Saint Martin, où les requins se font rares. Pour la traversée depuis Cuba, Nyad et Stoll ont décidé qu’elles emploieraient des plongeurs et des kayakistes habitués aux requins pour assurer sa protection : Nyad avait de trop mauvais souvenirs des cages anti-requins. De plus, une australienne nommée Susie Maroney avait effectué la traversée dans une cage anti-requins en 1997, et Nyad voulait un exploit sans précédent. Avec Stoll, elle ont déniché une entreprise qui fabriquait une sorte de taser anti-requins : un objet de la taille d’un téléphone muni d’une antenne immergée de deux mètres, émettant un champ magnétique censé les éloigner.
Au début de l’été 2010, Nyad et Stoll se sont rendues en Floride et ont attendu que les conditions idéales soient réunies. « Nous sommes restées sans rien faire à Key West quatre-vingt-dix jours d’affilée. Nous étions entraînées, prêtes, notre expédition était entièrement financée. On observait les vents, on consultait les météorologues », se souvient Nyad en hochant la tête. « Les vents ne s’arrêtaient jamais d’affluer de l’Est. Quand c’est le cas et que le Gulf Stream va lui aussi vers l’Est, ils entrent en collision et cela forme des vagues géantes. Impossible de traverser. Après cela, vers la fin du mois de septembre, l’eau devient trop froide pour traverser. » Début octobre, résignée, elle a envoyé un email à ses amis et donateurs : « Je suis en meilleure forme physique et mentale que je ne l’étais quand j’avais 20 ans. Ce fut un grand vide et un déchirement atroce dans mon esprit que de sentir toute cette entreprise m’échapper. »
« Même aujourd’hui, j’ai du mal à en parler. J’avais tellement le cœur brisé le jour où nous avons quitté Key West, après tant d’heures d’entraînements et tant d’argent récolté », me dit-elle. « Maintenant, on attend juillet prochain pour tout recommencer. » Laisser tomber la traversée n’était pas une option. Quand elle est revenue à Los Angeles, elle s’est trouvée confrontée à l’idée insurmontable qu’elle devait retourner en Floride. «Car je ne vois aucune raison de ne pas réussir cette putain de traversée. » L’attente et l’entraînement constitueraient une épreuve d’endurance en eux-mêmes.
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La majorité des nageurs de longues distances font preuve d’une grande capacité à surmonter la douleur. L’agonie dans le sport est une évidence. Le corps souffre d’être immergé pendant des jours dans l’eau salée : quand un nageur avale de l’eau en respirant, le sel abrase les fines muqueuses de ses lèvres, de sa langue et de sa gorge. Cette dernière enfle et commence à se serrer, et selon Munatones, il est arrivé qu’on « doive littéralement inciser la gorge d’une personne pour y faire entrer l’air ». L’eau salée donne des nausées, et les nageurs, qui sont déjà affectés par le mal de mer à force d’être ballottés entre les vagues, vomissent régulièrement durant la traversée, perdant au passage de précieuses calories. Les eaux du détroit de Floride dans lesquelles Nyad avait l’intention de nager étaient relativement chaudes. Pourtant, même les eaux de mer les plus douces seront toujours à une température inférieure à celle du corps humain : l’hypothermie constitue donc un grand danger. Le sang afflue vers le centre du corps pour protéger les organes vitaux, et plus on avance, plus les extrémités refroidissent et s’engourdissent. Le nageur peut être désorienté et perdre conscience. Dans le pire des cas, le cœur peut s’arrêter. La plupart des nageurs tolèrent un certain degré d’hypothermie. Le problème est qu’avant que le nageur ne soit à un stade d’hypothermie véritablement dangereux, la sensation de froid disparaît totalement. « Chaque année, des gens se retrouvent en difficulté », explique Munatones. « Quand leur équipe les retire de l’eau, ils sont dans un état catatonique, leur tension est faible et leurs yeux roulent vers l’arrière. »
Les nageurs désignent cette phase d’acclimatation au froid et au mal de mer par le terme d’ « endurcissement » : cette capacité à survivre pendant de longues périodes sous l’eau, un milieu qui n’est pas fait pour les hommes. Les personnes qui excellent dans ce domaine sont aussi dotées de prédispositions pour re-focaliser leur esprit lorsqu’ils sont confrontés à la douleur ou au danger. Récemment, Nyad a participé à une expérience avec un psychiatre de l’université de Californie à San Diego. La réserve d’air des sujets qui participaient à l’expérience était restreinte pour des durées tenues secrètes et on a mesuré leur degré de panique, via un IRM. Nyad est demeurée aussi calme que les SEALs (les soldats de la Marine américaine) qui participaient également à l’expérience. Les nageurs en eau libre ont tendance à adopter une « mentalité de survie », affirme Munatones. « En général, on dit aux athlètes : “Il faut que tu ailles jusqu’au bout.” Mais la plupart du temps, cela implique de sauter le plus haut possible ou de courir le plus vite possible ; ce n’est pas une question de vie ou de mort. » « Tous les nageurs en eau libre que je connais font des listes », poursuit-il. « Ils se souviennent du temps exact, à la seconde près, d’une nage qu’ils ont effectuée vingt ans auparavant, et ils comptent le nombre de mouvements qu’ils réalisent. » Quand Nyad embarque pour un vol long courrier, elle achète toujours un paquet familial de M&M’s. Une fois assise, elle les sort tous, les compte et remet dans le paquet le même nombre de chaque couleur. (Elle mange celles qui restent.) Elle divise le temps du vol par le nombre de M&M’s restants, puis les mange à intervalles réguliers, sortant toujours la même couleur du sachet. « Mon objectif est de les finir à l’instant précis où l’avion atterrira. Bien entendu, si l’avion n’atterrit pas à l’heure, tout est fichu et ma personnalité pleine de TOC est totalement déboussolée ! » Lors de ses entraînements pour Cuba, si elle atteignait le point de sortie en moins de temps que prévu, elle continuait de nager jusqu’à ce qu’elle atteigne, à la seconde près, la durée qu’elle avait prévue au départ. Les nageurs en eau libre doivent être capables de contrôler leur esprit : c’est la seule chose qu’ils peuvent réellement contrôler, contrairement la météo, aux requins et aux courants. « S’ils sont malades, s’ils ont froid ou quoi que ce soit d’autre, ils doivent être capables de penser à autre chose et de continuer malgré tout », explique Munatones. « Il faut qu’ils sachent compartimenter leurs pensées. »
La naïade
Lucy Curtis, la mère de Nyad, est née dans une famille riche, qui avait fait fortune grâce à un produit baptisé Soothing Syrup (un sirop utilisé pour calmer les enfants), et vivait « là où est Tiffany’s aujourd’hui », me raconte Nyad. Mais la mère de Lucy ne voulait pas d’elle, et elle l’a envoyée en France pour être élevée par d’autres membres de sa famille, qui « connaissaient Matisse et Gauguin », et vivaient « littéralement à deux pas de chez Gertrude Stein et Alice Toklas ». Elle avait 17 ans quand la guerre a frappé Paris, et elle a quitté le pays, grâce à son passeport américain. « Elle a rejoint un groupe de personnes avec qui ils ont traversé les Pyrénées à vélo et à pieds, avant d’arriver au Portugal, où ils ont embarqué pour Manhattan. »
Lucy a épousé Aristotle Nyad, un Égyptien d’origine grecque qui ressemblait à Omar Sharif. C’était aussi un danseur hors-pair. Diana l’imite souvent dans ses discours. Elle a déclaré au cours d’une conférence TED (Technology, Entertainment and Design) : « Quand j’avais cinq ans, il m’a fait venir vers lui et m’a soufflé : “Ma chérie, j’ai attendu cinq ans que tu sois prête à entendre ce que je vais te dire.” » Il lui a montré du doigt le mot “naïade” et lui a expliqué que, dans la mythologie grecque, « les naïades étaient les nymphes qui nageaient dans les lacs, les rivières et les mers et qui protégeaient ces endroits pour les dieux. Selon la définition moderne, c’est une “fillette ou une femme championne de natation.” C’est ton destin, ma chérie ! » Elle a alors commencé à se lever à 4 h 30 ou à 5 h tous les jours pour nager pendant deux heures avant d’aller à l’école. Elle faisait aussi une heure de sprints à l’heure du déjeuner, et revenait à la piscine après l’école pour deux heures supplémentaires. « Le soir, j’étais si fatiguée que je n’avais pas la force de manger », dit-elle. Aristotle Nyad était un escroc et sa famille (Lucy, Diana, sa sœur Liza et son frère William, qui était schizophrène) devaient déménager régulièrement pour éviter de se faire rattraper par les personnes à qui il avait menti ou volé. « J’ai toujours vu mon père comme un homme à la fois effrayant et drôle, vous savez », confie Nyad. « Quelqu’un d’attirant et de terrifiant à la fois. »
Elle adorait sa mère, mais la décrivait comme une femme faible. Aris, comme on le surnommait, était d’un tempérament violent, et Lucy avait du se rendre plusieurs fois à l’hôpital suite à ses coups. Diana est devenue de plus en plus douée pour détourner sa propre attention, se focalisant plutôt sur les objectifs qu’elle s’était fixés à l’école ou à la piscine. Ses parents se sont séparés quand elle était adolescente et elle n’a pas vu Aris pendant vingt ans. Un jour, à l’époque où elle vivait avec Nina Lederman sur la 86e rue du côté Ouest, il s’est présenté à leur appartement à 4 heures du matin. « Il m’a dit : “Ma chérie, s’il te plaît, je veux te voir. Je t’aime tellement.” Il portait une veste de soirée blanche, il avait un seau rempli de bouteilles d’un champagne extrêmement coûteux et du jus d’orange fraîchement pressé. Il m’a dit : “Ma chérie, j’ai pensé à toi tous les jours pendant ces vingt dernières années.” » Il est resté cette nuit-là, et la nuit suivante, à l’occasion d’un dîner organisé par Nyad et Lederman, « il a cuisiné du saumon et du risotto, s’est procuré des vins grecs hors de prix, il a acheté des fleurs pour toutes les femmes présentes, a montré aux hommes des tours de magie avec des cartes, et il a dansé… Cela a duré jusqu’à l’aube. Mes amis m’ont appelée le jour suivant pour me dire : “Ton père est l’homme le plus fascinant au monde, et son travail aux Nation Unies est tout bonnement incroyable !” Une autre personne m’a dit : “Être professeur de lettres classiques à la Sorbonne et venir jusqu’ici pour cette fête, c’est extraordinaire !” Ils n’apprirent la vérité qu’une fois qu’il fut parti. Et maintenant, il est parti. Je ne l’ai plus jamais revu. Pouf. Parti. »
Tout au long de l’enfance de Nyad, Aris n’en finissait pas de disparaître puis de revenir, et quand elle est arrivée à la puberté, il était préférable qu’il ne soit plus là. À l’âge de 11 ans, il l’a emmenée à la plage un après-midi et, après être sortis de l’eau pour les débarrasser du sable, il a mis sa main entre ses jambes. « Comme s’il voulait tenir mon entrejambe dans sa main et me regarder, l’air de dire : “Je t’ai eue. Je t’ai bien eue. Je sais à quel point tu te sens humiliée et je trouve cela drôle.” » Après cela, Nyad a mis en place une stratégie pour rentrer dans sa chambre sans croiser son chemin quand elle rentrait de l’école. Elle se sentait plus en sécurité et plus libre quand elle était sous l’eau. Dans son collège de Floride (la Pine Crest School), Nyad a rencontré un mentor : Jack Nelson. Il était son professeur de natation, un ancien champion olympique qui a réussi à la persuader qu’avec son aide elle pourrait devenir célèbre. « J’ai pensé que j’avais enfin trouvé quelqu’un qui était un vrai meneur, qui se souciait réellement de moi et qui croyait en mes capacités », me confie Nyad.
En l’espace d’un an, elle a remporté les championnats régionaux du 100 mètres et du 200 mètres dos crawlé. « Je l’avais mis sur un piédestal, il était tout pour moi. Je mourais d’envie d’avoir un entraîneur et je l’avais choisi. Je lui ai même raconté beaucoup de choses sur mes parents. » Cela a été un véritable choc quand il a tenté d’abuser d’elle. C’est arrivé quand elle avait 14 ans, un après-midi où elle se reposait chez lui avant une compétition. Tout au long de ses années de collège, il l’avait persuadée de le rejoindre dans des chambres d’hôtel, dans son bureau, sa voiture, et l’avait agressée. Il disait qu’elle ne serait jamais une grande nageuse sans son aide, et qu’en retour il avait besoin de ça. Il lui avait fait croire qu’elle était à l’origine de tout cela car elle avait écrit sur la couverture d’un cahier « J’aime le Coach Nelson ».
Des années plus tard, Nyad a confessé ces agressions auprès d’une ancienne co-équipière qui lui a avoué qu’elle avait eu la même expérience. Elles l’ont dénoncé au principal, et Nelson est parti à la fin de l’année scolaire. Il a poursuivi sa carrière en tant qu’entraîneur au lycée de Fort Lauderdale, et a été nommé « Homme de l’année » par l’école en 1993. En 2007, Nelson a déclaré à la police de Fort Lauderdale qu’il n’avait jamais agressé qui que ce soit. Il a prétendu que Nyad lui avait un jour dit qu’elle « voulait devenir écrivain pour pouvoir dire des mensonges et faire en sorte que les gens la croient ». Nyad s’est confiée à moi : « De nombreux enfants qui ont grandi dans l’inceste disent : “Oh, j’aime mon père, bien sûr – mais c’est compliqué.” Pour moi, avec le coach, ce n’est pas compliqué. Combien de fois j’ai rêvé de me retrouver avec lui dans les bois, de me promener avec une hachette et de le regarder pleurer et me supplier ? Au bout d’un moment, je lui aurais dit : “Alors, vous vous souvenez de moi ? Vous vous souvenez que je pleurais ? Cela ne semblait pas trop vous déranger à l’époque, ce que je ressentais.” Et le laisser là pour qu’il se vide de son sang. » Quand Nyad est entrée à l’université, sa mère lui a appris qu’Aris était en fait son beau-père. Son père biologique était parti quand elle avait 3 ans. Quand Aris est mort en 1998, Nyad avait eu le temps de faire la paix avec les souvenirs qu’elle gardait de lui. « Les gens me demandent : “Où trouves-tu tant de volonté ?” Très tôt, je me suis dit que je devais gérer cela toute seule et que j’allais prendre soin de moi-même. »
Recommencer
Le soir du 7 août 2011, au terme d’une deuxième année d’entraînement intensif, Nyad, Stoll et leur équipage ont quitté le port de La Havane. « Dans nos esprits, cela ne faisait aucun doute : nous irions jusqu’au bout », assure Nyad.
Les nageurs de longues distances passent la majeure partie de leur temps à regarder fixement les eaux troubles, plongés dans un isolement dû à la perte de sensations. « Quand on nage, on est principalement aveugle et sourd », m’explique Munatones. « Imaginez que vous courez le marathon de New York sans voir ce qu’il y a autour de vous. La plupart des gens finiraient la course complètement fous ou ne seraient même pas capables d’aller au bout. » Nyad fait passer le temps en chantant des chansons dans sa tête : Neil Young, les Beatles. Elle compte jusqu’à cent, d’abord en anglais, puis en allemand, en espagnol et enfin, en français. Elle réfléchit à un one-woman show qu’elle voudrait faire et s’imagine faire une apparition dans Danse avec les stars. Pour Cuba, Nyad a suivi un chemin balisé par des lumières placées sur l’eau : son équipe avait réalisé une banderole couverte de diodes électroluminescentes dans le sillage d’un bateau de soutien, afin qu’elle nage au-dessus de cette ligne. Ils ne pouvaient pas éclairer l’eau pour la localiser (la lumière attire les animaux), aussi a-t-elle nagé avec une petite lampe rouge fixée sur son bonnet de bain. Au bout de la première nuit, elle a ressenti une douleur insoutenable à l’épaule droite : « J’ai l’impression qu’elle va se détacher », a-t-elle dit à Stoll, alors que le courant les poussait en arrière.
Quelques heures plus tard, Nyad a subi une violente crise d’asthme, la première de toute sa carrière de nageuse, qui la contraignait à se tourner sur le dos au bout de quelques mouvements pour reprendre sa respiration. Son médecin est entré dans l’eau pour lui donner quelques bouffées d’inhalateur et elle a poursuivi son effort, nageant si doucement qu’elle était parcourue de frissons. « Je suis morte, répétait-elle à Stoll. Complètement morte. » Après vingt-neuf heures, elle est sortie de l’eau, déshydratée et nauséeuse. « Je ne me vois pas m’entraîner encore et entraîner tout le monde dans cette aventure une année de plus », a-t-elle dit à ses supporters quand ils sont arrivés sur la côte du Key West. Elle a versé quelques larmes en disant : « Je pense que j’irai dans la tombe avant d’avoir rejoint la Floride à la nage depuis Cuba. »
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Six semaines plus tard, elle a fait une nouvelle tentative. La météo et l’eau étaient impeccables. « On aurait dit du verre du début à la fin », dit-elle. Elle avait récemment lu Stephen Hawking et, au crépuscule, tandis que l’obscurité de la mer et du ciel l’entouraient, elle a réfléchi aux limites du temps et de l’espace. Tout à coup, vers 20 heures, elle a fait l’expérience d’une douleur qu’elle n’avait jamais ressentie. C’était comme« se retrouver plongée dans de l’huile bouillante et avoir le corps en feu ».
« La nuit dernière, je t’ai vu à deux doigts de mourir. Je ne pense pas pouvoir vivre cela une deuxième fois. » — Bonnie Stoll
Elle venait de se faire piquer par un essaim de méduses-boîtes, les plus venimeuses de tout l’océan, créatures quasi-mythologiques qui comptent vingt-quatre yeux et des tentacules longs de 90 centimètres, qui injectent un poison pouvant causer un effondrement cardiovasculaire et une hémorragie cérébrale. « Je l’ai senti dans mon dos, puis dans mes poumons », se souvient-elle. « Totalement paralysés. » Un technicien d’urgence médicale a sauté dans l’eau pour écarter les tentacules gélatineux et s’est également fait piquer. Il a rejoint le bateau, s’est injecté de l’adrénaline et s’est effondré sur le pont, ne pouvant inspirer que trois fois par minute. Nyad demeurait à la verticale dans l’eau, criant et tentant par tous les moyens de respirer. Mais quand le pire est passé, elle a repris la nage. À 5 heures du matin, une équipe médicale de l’université de Miami est arrivée pour s’occuper d’elle. « On se serait cru aux soins intensifs, mais dans l’eau », commente-t-elle. On lui a administré de la prednisone (un anti-inflammatoire) et de l’oxygène, avant qu’elle ne se remette à nager. Au crépuscule, elle s’est de nouveau faite piquer. Timothy Wheeler, le neveu de Nyad, travaillait sur un documentaire sur sa traversée et l’a filmée au moment où on l’a sortie de l’eau. On voit son visage frappé de terreur, puis elle ferme les yeux et perd toute expression tandis que l’équipe médicale lui donne de l’oxygène. Stoll lui crie de continuer de respirer et de ne pas s’endormir. Enfin, de l’air s’échappe de son nez, formant de la buée sur la paroi du masque à oxygène. Nyad s’est entêtée à continuer après quelques heures de traitement : si elle rejoignait les coordonnées exactes de l’endroit où elle s’était arrêtée, elle pourrait au moins tenter une nage « fragmentée ». Mais, pendant la moitié du temps qu’elle a passé dans l’eau, elle était trop faible pour nager et son équipe dérivait. Après trente-sept heures d’effort, les navigateurs lui ont transmis une mauvaise nouvelle : « Ils m’ont demandé : “Tu veux aller aux Bahamas ?” Je leur ai répondu : “J’en ai rien à foutre d’aller aux Bahamas !” Alors, ils m’ont dit : “Dans ce cas, c’est fini. Tout est fini.” » Stoll a confié à Nyad : « La nuit dernière, je t’ai vu à deux doigts de mourir. Vraiment à deux doigts. Et je ne pense pas pouvoir vivre cela une deuxième fois. » Toujours en train de nager, Nyad a répondu : « D’autres personnes peuvent peut-être surmonter cela, mais elles sont plus jeunes et elles auront l’occasion de faire d’autres traversées. » Elle avait l’air totalement dévastée et désemparée. « C’est la fin. Tout est fini. »
Plus d’erreur
Un après-midi durant l’une de mes visites, Nyad a rencontré un comptable qu’elle avait l’intention d’engager. « Toute ma vie, que j’aie eu de l’argent ou non, j’ai toujours été particulièrement désorganisée et incapable de gérer mes finances. Je ne me suis pas très bien débrouillée », lui expliquait-elle. (Quelques minutes auparavant, elle avait oublié son portefeuille sur le comptoir de Jamba Juice, un bar à jus.) Quand elle a commencé à travailler comme présentatrice de Wide World of Sports, elle gagnait 350 000 dollars par an. « Dans les années 1970, c’était une somme considérable », dit-elle. « J’ai tout dépensé, j’ai fait plaisir à mes amis. On a fait des voyages de dingue en Afrique. » Nyad est capable de faire preuve d’une discipline hors du commun, mais elle peut aussi se montrer incroyablement insouciante : elle n’ouvre jamais son courrier, et son réfrigérateur est presque toujours vide. Jusqu’en 2006, elle avait un agent, mais les choses se sont mal terminées. Un jour, elle a dû se rendre à l’hôpital pour une opération de l’épaule, et on l’a informée qu’elle n’avait plus d’assurance maladie depuis des années. Même aujourd’hui, elle ne semblait pas comprendre grand chose à ses propres finances. Elle a demandé au comptable : « Si on me paie 50 000 dollars pour prononcer un discours, dans quelle tranche d’imposition est-ce que je me trouve ? » Il lui a expliqué que cela dépendait du nombre de discours qu’elle donnait chaque année. Elle disait qu’elle gagnerait bientôt de l’argent en écrivant un livre basé sur sa vie, qui serait une source d’inspiration pour les gens. « Tous les plus grands éditeurs et maisons d’édition sont intéressés. Ils disent tous que ce pourrait être les mémoires les plus importantes de la décennie ! » assure-t-elle avec un émerveillement plein de candeur. « J’ai 64 ans. Je veux prendre soin de moi et ne pas me planter cette fois-ci. » Le comptable demande si elle a une épouse ou une compagne. « Pas en ce moment », répond-elle avant d’ajouter qu’elle a des amis et qu’elle veut prendre soin d’eux pour qu’ils puissent, plus tard, « avoir un toit et un peu d’argent pour voyager ».
Nyad n’a pas eu de relation sérieuse depuis de nombreuses années. (Elle a eu une aventure vers la fin de sa relation avec Lederman. « Je pense que l’une des raisons pour lesquelles je ne suis sortie avec personne d’autre pendant toutes ces années est que je voulais me punir de ce que j’avais fait. ») Pourtant, Bonnie Stoll et elle forment une sacrée équipe. Elles arborent le même tatouage : « Un seul cœur et un seul esprit », écrit en japonais. Elles se parlent sans arrêt, en vrai ou par sms, et se voient tous les jours : Stoll habite à dix minutes de chez Nyad, dans une maison moderne. Dans son salon trône une photographie de Jesse Owens par Leni Riefenstahl, que Nyad lui a offerte. « Elle en fait autant pour moi que moi pour elle », explique Stoll. « Je ne veux pas profiter de la célébrité de Diana, ce n’est pas mon rôle. » Après la traversée presque fatale de 2011, Stoll et Nyad ont eu un profond désaccord. Stoll était convaincue qu’il y avait quelque chose de quasi-suicidaire à s’obstiner dans ce projet. Elle me confie : « Il arrive que Diana pense de façon très primitive, et cela me met hors de moi ! Ses actions sont parfois guidées par le désespoir. Il lui arrive d’être totalement désespérée. »
L’acharnement
« Aujourd’hui, je tente de trouver une sorte de bénédiction à cette défaite », a déclaré Nyad devant un public, un mois après sa troisième tentative. « Parfois, quand le cancer nous a vaincus, si la mort arrive et que nous n’avons plus le choix, nous sommes obligés de l’accepter et de trouver une grâce à tout cela. Mais cet océan est toujours là. Je ne veux pas être une folle qui passe des années et des années à essayer sans jamais réussir. Le fait est que je peux nager de Cuba à la Floride et que je le ferai. » Nyad a toujours pensé qu’un champion était quelqu’un qui n’abandonne jamais. (Au lycée, elle avait un poster accroché à son mur sur lequel on pouvait lire : « Un diamant est un morceau de charbon qui a tenu bon. ») Mais il existe d’autres personnes qui n’abandonnent jamais : les fous. « Je me suis dit : “Elle est folle, folle à lier !” » m’a avoué Karen Sauvigne, l’une des amies de Nyad. Sauvigne, une ancienne triathlète qui a réalisé un trajet de 644 km à vélo quand elle avait 60 ans, a déclaré que « sur certains points, je commençais à la comprendre ». Mais, une fois que les amis de Nyad ont vu les photos de son visage enflé et défiguré par les piqûres de méduses, Sauvigne a déchanté : « On lui disait tous de laisser tomber. » Candace Lyle Hogan, une ancienne petite-amie qui a accompagné Nyad sur toutes ses tentatives de traversée depuis 1978, m’a révélé : « Depuis le premier jour, j’ai peur qu’elle meure. Cette étendue d’eau est encore complètement sauvage. C’est un endroit vraiment étrange. »
Le 18 août 2012, Nyad a fait une quatrième tentative. Elle a nagé pendant quarante et une heures et s’est faite piquer par des méduses à de nombreuses reprises. (La nuit, elle portait un masque qui protégeait son visage et ne laissait apparaître que son nez et sa bouche : une méduse l’a piquée sur les lèvres.) Quand son équipe l’a enfin retirée de l’eau, des requins s’étaient approchés et une tempête tropicale faisait rage. Nyad a résisté « en secouant vigoureusement la tête », selon le journal de bord que Hogan réalisait dans le bateau, et ce malgré « les éclairs, le tonnerre et les vents violents qui ballottaient le frêle navire d’escorte entre les hautes vagues ». Elle n’a cédé que lorsqu’ils lui ont dit que les éclairs risquaient de frapper l’un des kayakistes. Stoll a dit à Nyad qu’elle ne l’accompagnerait pas lors de sa cinquième tentative : l’incapacité de son amie à accepter la défaite la perturbait de plus en plus. « Peu importait le nombre de gens – des experts ! – qui lui disaient que cette traversée était impossible », affirme Stoll. Munatones a fait part de ses doutes à Nyad : « Je ne pense pas que ce soit physiquement ou humainement réalisable. Il y a beaucoup trop de variables. » « Tout le monde – les scientifiques, les experts de l’endurance, les neurologues, ma propre équipe et même Bonnie – pensait que c’était impossible à réaliser avant cet été », me confie Nyad. Mais elle est convaincue que chaque tentative manquée lui a appris quelque chose. Elle a embauché Angel Yanagihara, l’une des plus grandes spécialistes au monde des méduses-boîtes, et collaboré avec un expert en prothèses pour réaliser un masque en silicone comportant des trous pour ses lunettes et des plaques occlusales qui maintiennent le masque en place autour de ses lèvres tout en lui permettant de respirer. Munatones a dit que nager avec ces protections reviendrait à « porter des chaussures de plomb pour gravir le Mont Everest ». Sur son site Internet, Nyad a reconnu : « le masque me ralentit d’environ 0,4 km/h. Et cela m’oblige à avaler bien plus d’eau de mer qu’il n’est recommandé pour l’estomac. Mais tandis que j’endure les difficultés provoquées par le masque, je dois simplement me souvenir qu’il me protège des piqûres… Il n’y a pas d’autre moyen. » Elle avait un plan particulièrement simple pour faire face au mauvais temps cette fois-ci. Elle a envoyé un mail à son équipe, disant : « Cette année, quelles que soient les circonstances, nous n’arrêterons pas la nage pour cause de tempête, si sévère soit-elle. » Stoll pensait que même une préparation intensive ne suffirait pas : « Il y a toujours un risque que quelque chose tourne mal, et cela arrive toujours. » Pourtant, à la dernière minute, elle a décidé de partir avec Nyad. « Je ne voulais pas avoir de regrets. Si Diana veut le faire, alors je le ferai avec elle. »
« Je me suis juste dit : “Tu n’as pas abandonné. Putain, tu n’as pas abandonné.” » — Diana Nyad
À La Havane, la nuit précédant leur départ, Nyad s’est sentie prise d’un rhume. Hogan l’a massée avant qu’elle n’aille dormir, et elle m’a affirmé s’être réveillée « en pleine forme » dix heures plus tard. Avant une traversée, elle se force à contenir son adrénaline, dans le but de garder des forces en cas de problème. « Quand j’ai quelque chose à cœur, je ne veux pas disperser mon énergie, je tiens à la garder en moi. » Pendant sa première nuit dans l’eau, le masque la faisait atrocement souffrir, écorchant sa bouche et la forçant à avaler tant d’eau qu’elle ne cessait de vomir. La deuxième nuit, une tempête est arrivée et les bateaux de soutien ont dû s’éloigner pour ne pas la percuter. Pendant deux heures, Nyad s’est maintenue à la verticale dans l’eau, grelottant de plus en plus. « Je commençais vraiment à avoir des hallucinations », dit-elle. « J’ai cru voir le Taj Mahal. Je voyais son architecture et j’ai commencé à en parler aux gars qui s’occupaient des requins. Je pensais qu’on s’était trompé de route et qu’on arrivait en Inde. » Stoll lui a dit que si elle se trouvait face au Taj Mahal, elle devait simplement le contourner. « La mer était un peu agitée, mais qui s’en souciait ? » raconte Stoll. « Tout allait en notre faveur – vraiment tout. Pas de requins, des courants et des vents favorables qui nous poussaient dans la bonne direction. » « J’étais bien en marche », se souvient Nyad. « Et même dans les eaux plus agitées, on était portés par un bon courant et je me sentais bien. Quand le moment d’enfiler le masque est arrivé ce soir-là, Bonnie m’a dit : “Je dois te dire quelque chose. Tu n’auras plus jamais besoin de porter ce masque.” » L’équipe de navigation avait calculé que la traversée prendrait trois ou quatre nuits, mais le courant et les conditions météo indiquaient qu’ils arriveraient en Floride avant le coucher du soleil du troisième jour. Stoll raconte : « C’était comme si Dame Nature venait de nous dire : “Vous savez quoi ? Laissez-la partir, putain !” » Nyad se souvient : « Dans l’eau, je commençais à me dire : “Oh mon dieu, je vais y arriver !” Avant cet instant, on n’a aucune idée de quand on va finir la traversée. On ne sait pas si cela prendra quatre jours, s’il faudra passer une nuit ou une autre encore. » Quand elle a sorti la tête de l’eau pour respirer, elle a vu de la lumière le long de l’horizon, et un frisson de joie l’a parcourue : « J’ai vu le soleil se lever. La lumière était très blanche. » Mais en réalité, c’était bien mieux qu’un lever de soleil : « Bonnie m’a corrigé, il s’agissait des lumières de Key West. Je me suis mise à pleurer. Il me restait encore quatorze ou quinze heures à nager, mais ça, c’est juste un échauffement pour moi… »
L’équipe a vu le rivage avant Nyad. « Je voyais vraiment mal à ce moment-là, avec ma vision troublée par la nage et les hallucinations », se souvient-elle. « Mais j’ai vu tous les plongeurs et Angel Yanagihara plonger dans l’eau, et j’ai senti qu’il y avait beaucoup de monde autour de moi dans l’eau tout à coup. » Ils approchaient du récif juste au large de Key West. « J’ai commencé à penser aux endroits où je m’étais entraînée et à toutes les personnes qui m’avaient aidée, tous ceux qui avaient rassemblé les fonds », se remémore-t-elle avec émotion. « Je me suis souvenue de ma première tentative, et de la déception que j’avais ressentie quand on m’a annoncé que je m’étais tellement écartée de ma trajectoire que je ne pourrais pas revenir. Pourtant, une fois le récif passé, je ne me suis pas sentie euphorique, je me suis juste dit : “Tu n’as pas abandonné. Putain, tu n’as pas abandonné.” » À 14 heures, Nyad a titubé sur le sable, où des centaines de personnes s’étaient rassemblées pour l’acclamer. Ses lèvres étaient aussi enflées que celles d’un clown. Elle chancelait comme un bébé qui apprend à marcher. Stoll se tenait à quelques pas devant elle sur la plage, lui faisant signe de s’avancer, jusqu’à ce que Nyad sorte enfin de l’eau et tombe dans ses bras. Elle a réussi à déclarer à la foule : « On n’est jamais trop vieux pour réaliser son rêve. »
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À la fin de l’automne, en vue de collecter de l’argent pour une association le jour de l’anniversaire de l’ouragan Sandy, Nyad a fait installer une piscine à deux couloirs sur Herald Square et a nagé pendant quarante-huit heures dans l’eau calme et chlorée. Toutes les quinze minutes, une autre personne la rejoignait et nageait dans le deuxième couloir : un lycéen membre d’un club de natation, son amie Jacki venu de Los Angeles, Richard Simmons et bien d’autres. Toute la journée, la foule se tenait là pour la regarder, mais vers 4 heures du matin, il faisait noir et froid et l’assistance s’était réduite à une dizaine de spectateurs n’en croyant pas leurs yeux. « Depuis combien de temps elle-est là-dedans ? » a demandé une serveuse qui venait de finir son travail.
C’était la deuxième nuit que Nyad passait dans l’eau, et Stoll est venue lui donner du beurre de cacahuètes depuis le bord de la piscine, car elle commençait à dire des choses incohérentes. (À un moment donné, elle a demandé quand est-ce qu’ils commenceraient à utiliser « l’autre bassin ».) « Quand elle reste longtemps dans l’eau, elle devient comme sa mère, comme ma grand-mère », affirme Timothy Wheeler. Lucy était atteinte d’Alzheimer à la fin de sa vie, et elle avait la même désorientation et la même vulnérabilité. « Dans sa voix, dans les expressions de son visage, tout. » Au bord de la piscine, Nyad n’avait pas l’air aussi forte et sûre d’elle qu’elle ne l’était dans l’eau. Elle semblait exténuée, amère et frêle. À l’aide de la paille que Stoll a placé doucement dans sa bouche, elle a bu quelques gorgées d’eau. Puis elle a été prise d’un haut le cœur et a vomi dans un sac en plastique que Stoll tenait devant elle. Quand elle s’arrêtait pour vomir, elle avait froid et commençait à frissonner dans l’eau. On ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’elle s’arrêterait de nager et qu’elle irait se coucher. D’autres personnes sont passées par la piscine, nageant à ses côtés, synchronisés avec elle ou non, pour partager une partie de son périple. Le soleil a commencé à se lever et le ciel s’est teinté de violet l’espace d’un instant, avant de devenir nuageux et menaçant. Par moments, de nombreuses personnes l’encourageaient, alors on aurait dit que Nyad était au cœur d’une expérience exaltante. Puis le calme revenait, et la valeur de son entreprise semblait remise en question, totalement isolée. Ces périodes monotones se faisaient plus longues à mesure que le temps ralentissait, puis tout s’est enchaîné rapidement jusqu’à la fin. Diana Nyad ne s’est arrêtée de nager qu’au bout du temps fixé.
Traduit de l’anglais par Sophie Ginolin d’après l’article « Breaking the Waves », paru dans le New Yorker. Couverture : The Other Shore, par Timothy Wheeler.