Du drive à la Maison-Blanche
Dans la luxueuse salle de réception de la Maison-Blanche, un majordome s’attelle à allumer chaque bougie des chandeliers rococo qui ont été disposés sur une imposante table laquée. Les rideaux lourds, les tapis épais et le portrait d’Abraham Lincoln accroché au mur contribuent à créer une atmosphère feutrée et solennelle, malgré la dizaine de journalistes présents pour l’événement. Anachronisme un brin grossier, des boîtes colorées estampillées McDonald’s jurent avec les plats en argent sur lesquelles elles ont été amoncelées.
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Donald Trump s’apprête ce lundi 14 janvier 2019 à recevoir les champions des Clemson Tigers, une équipe universitaire de football américain originaire de Caroline du Sud. « Ce ne sont que des bonnes choses, de la bonne nourriture américaine. Si c’est américain, j’aime ça ! » clame-t-il aux journalistes qui lui demandent s’il préfère le Filet-O-Fish ou le Big Mac. 300 burgers, des frites par milliers, et quelques pizzas : ce jour-là, le président américain sert sa « nourriture favorite », qu’il a d’ailleurs payée de sa poche. Plus tard, les joueurs défileront devant les sauces Deluxe et les couverts en argent dans leurs élégants costumes, les plateaux en plastique du DoMac ayant été remplacés par des assiettes en porcelaine.
Donald Trump explique avoir fait ce choix de menu à cause du manque d’employés disponibles à la Maison-Blanche, suite au shutdown du gouvernement qui a débuté le 22 décembre. En refusant de signer une loi budgétaire qui n’inclue pas les crédits nécessaires à l’érection d’un mur à la frontière mexicaine, le milliardaire a imposé la fermeture de certaines administrations en attendant qu’un accord soit trouvé. La passion du Président pour McDonald’s était déjà connue. Comme nombre d’Américains, Donald Trump a été nourri par la chaîne de fast-food dès l’enfance.
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Les accros au McDo d’aujourd’hui seraient-ils donc les initiés au Happy Meal d’hier ? Une étude publiée en 2009 souligne le fait que, « contrairement aux substances telles que l’alcool et la nicotine, où la consommation initiale débute souvent à l’adolescence, les aliments riches en matières grasses et en sucre sont initialement ingérés pour la plupart des gens pendant l’enfance ou petite enfance ». Un conditionnement précoce à la malbouffe qui empêcherait l’éducation du palais et le laisserait à son état primaire. « Nous forgeons notre goût en grande partie dans l’enfance. Son éducation commence in utero, puis elle se fait par l’expérience », confirme la diététicienne nutritionniste Magali Walkowicz.
« Les enfants ne doivent pas manger tels ou tels aliments parce qu’ils les aiment, mais apprendre à les aimer parce qu’ils les mangent. S’ils consomment trop souvent des aliments au goût standardisé, cette éducation sera compromise », explique-t-elle, assurant qu’il est « très facile d’entretenir l’appétence des enfants pour de tels aliments ».
Les jeunes sont donc la cible parfaite des Happy Meal, conçus d’après Magali Walkowicz par « des entreprises agro-alimentaires qui dépensent des millions pour créer des aliments qui enchantent les papilles gustatives des enfants, qui les confortent dans leur gourmandise primaire et déclenchent des sensations addictives ».
Steven Witherly, scientifique en alimentation, a ainsi publié en 2007 une étude dans laquelle il détaille ce qui rend certains aliments – telles que les frites – plus addictifs que d’autres. Il explique que l’industrie agro-alimentaire investit avant tout dans « l’orosensation mémorable, qui correspond au ressenti lorsque vous mangez un aliment conçu pour créer une sensation en bouche mémorable pour votre cerveau et générer une envie de reviens-y », résume Magali Walkowicz.
Si l’on ajoute à ces recettes savamment étudiées un marketing d’une redoutable efficacité, il est envisageable que le Happy Meal laisse une trace indélébile dans la vie des consommateurs. « Avoir régulièrement en bouche des aliments étudiés pour leurs plaire conditionne les enfants à en consommer. Ce qui entre ensuite en jeu, c’est le souvenir des expériences alimentaires, et c’est ici que la psychobiologie de la malbouffe joue vraiment contre les enfants, car leur cerveau enregistre ces sensations », explique Magali Walkowicz. Confrontés à une publicité McDonald’s, « leur cerveau déclenchera les souvenirs du moment où ils en ont mangé, et cela peut provoquer des réponses physiques, comme la salivation et la faim de cet aliment ».
Le menu de Ronald sera alors vu à tout jamais comme une comfort food aussi délicieuse et rassurante que la madeleine de Proust ou les coquillettes au jambon.
Cajita feliz
Pour attirer les familles dans ses restaurants, McDonald’s a d’abord cherché à se donner une image de tonton sympa. Mais le Happy Meal n’est pas né chez l’Oncle Sam. Tout a commencé dans les années 1970, au Guatemala, sur les banquettes de la franchise tenue par Yolanda Fernández de Cofiño.
En 1974, son époux achète les droits pour ouvrir le tout premier restaurant McDonald’s du pays. Pour l’aider, madame Fernández de Cofiño décide d’abandonner son rôle de mère au foyer, et les ventes finissent enfin par décoller. Alors qu’elle tient la seule et unique caisse de son restaurant, Yolanda Fernández de Cofiño assiste au ballet des mères de famille, obligées d’acheter en grande quantité pour combler leurs enfants. « Elles gaspillaient beaucoup d’argent. Moi qui ai cinq enfants, j’ai pensé : “Il faut créer un menu spécial pour les petits, avec un hamburger, des pommes de terre, un petit Sundae, et un bonbon ou un petit cadeau, pour que la mère n’ait plus l’impression d’avoir dilapidé son argent” », raconte-t-elle.
Elle invente alors l’ancêtre du Happy Meal, « le menu de Ronald », et finit par le présenter lors d’une convention, devant des responsables américains du marketing. L’idée de Yolanda Fernández de Cofiño remonte jusqu’au siège de McDonald’s à Chicago, et inspire les responsables de la marque, qui font alors appel à Bob Bernstein et à son agence de pub, Bernstein-Rein. « Ils se sont occupés d’ajouter une boîte, des jouets de première classe, et c’est comme ça qu’est née la Cajita Feliz [le nom du Happy Meal en Amérique latine] », résume la femme d’affaires. En 1977, Bob Bernstein collabore ainsi avec des illustrateurs pour concocter le packaging idéal. Une première version du Happy Meal est testée la même année à Kansas City où elle remporte un franc succès. La jolie boîte contient alors un burger, une portion de frites, un soda et des cookies.
Le premier Happy Meal vendu à grande échelle apparaît finalement en 1979. Il décline le thème du cirque. En plus de leur menu, les enfants découvrent dans la boîte un pochoir, un porte-monnaie et une gomme. La même année, McDonald’s trouve le partenaire d’une vie pour sa nouvelle invention : le cinéma. Le Happy Meal revêt alors les couleurs du film Star Trek, offrant aux enfants des images et des puzzles à l’effigie de Spock. Un emblème de la culture pop américaine est né. « C’est simple, je ne me suis pas rendue compte que j’avais inventé quelque chose de si important », déclare aujourd’hui Yolanda Fernández de Cofiño.
En 1987, McDonald’s trouve un nouvel allié et s’associe à Disney pour placer dans ses Happy Meal des figurines Cendrillon, mais le plus gros succès arrive en 1997. Le fast-food place alors les Teenie Beanie, ces peluches à l’effigie d’animaux irrésistibles, dans ses boîtes en carton. McDonald’s en vend 100 millions en un an. Certains magasins, à court de peluches, assistent à des scènes d’émeute, de bagarres et d’interventions policières.
Tamagotchi, Furby, Barbie, Hot Wheels, et autres figurines Space Jam : Ronald est ensuite toujours là où les enfants l’attendent, et sait exactement quels jouets sont au cœur de leurs caprices. Au fil du temps, les collections deviennent cultes, s’imposent comme des emblèmes qui se vendent encore aujourd’hui à prix d’or sur eBay.
Mais après l’excitation des années 1990 vient finalement la prise de conscience, lors de la décennie suivante. L’obésité infantile est au cœur du débat, chaque calorie est comptée, et le gras saturé, le sel et le sucre contenus dans le Happy Meal deviennent le mal incarné. En 2002, dix adolescents déposent plainte contre McDonald’s, estimant que la chaîne et son redoutable marketing sont responsables de leurs problèmes de santé. Premier géant alimentaire accusé d’un tel fait, la firme, empêtrée dans une mauvaise campagne de presse, doit prendre des mesures.
Le siège du palais
Des mesures forcées, mais elles aussi très bien marketées. En 2004, McDonald’s vante ainsi un choix de menu plus large et plus sain pour son Happy Meal, qui comprend des pommes, des portions de frites plus petites, ou encore une brique de lait à 1 % de matière grasse. De la poudre aux yeux, si l’on en croit les diététiciens : « McDonald’s met en avant le nombre de calories idéal de ses menus et ses efforts nutritionnels sur le choix des viandes, poissons, et blé, mais le Happy Meal n’est absolument pas un menu adapté aux besoins nutritionnels d’un enfant », estime ainsi Magali Walkowicz. « Lorsqu’on se penche sur la qualité des calories du Happy Meal, c’est plutôt inquiétant. Le menu tel qu’il est composé par les enfants est très riche en glucides à fort impact sur la glycémie », souligne-t-elle.
Les critiques ne faiblissent donc pas. Et de plus en plus de responsables dénoncent le marketing agressif de la marque. « On est révolté par les marchands de tabac qui font de la publicité auprès des jeunes, mais nous restons les bras croisés lorsque les firmes alimentaires font de même. Pourtant, nous pourrions affirmer que les effets néfastes d’une mauvaise alimentation sur la santé publique sont comparables à ceux du tabac », soulignait en 2013 Kelly Brownell, professeur de psychologie et santé publique à Yale.
Présent dans les écoles américaines, à la télévision, à travers les dessins animés et les jouets, McDonald’s est omniprésent dans la vie des enfants, afin de pouvoir se rappeler à leur bon souvenir lorsqu’ils seront adultes. Dans l’étude McDonald’s and Children’s Health: The Production of New Customers menée en 2007, un scientifique montrait que les enfants de trois à cinq ans issus d’une famille à faibles revenus préféraient ainsi le goût des hamburgers, du poulet, des frites, des carottes ou du lait s’ils pensaient que les produits provenaient de McDonald’s, que cela soit avéré ou non. Une tendance qui prouve que les enfants « associent la marque aux aliments qu’ils aiment, tandis qu’elle crée un potentiel à vie d’obésité et de surconsommation de produits riches en graisses et peu nutritifs », expliquait Corporations and Health Watch dans son rapport.
L’organisation soulignait également que plus de la moitié des enfants de 9 à 10 ans interrogés pensaient que « Ronald McDonald savait très bien ce qu’il y avait de mieux à manger pour eux ». « Le développement de la publicité adressée aux enfants a été motivé par des efforts pour augmenter non seulement la consommation actuelle, mais aussi celle du futur. En misant sur le fait que les souvenirs nostalgiques d’une marque conduisent à toute une vie d’achats, les entreprises prévoient désormais des stratégies de campagnes “du berceau à la tombe” », explique le journaliste d’investigation Eric Schlosser dans son livre Fast Food Nation: The Dark Side of the All-American Meal.
Pour certains, la solution passe notamment par le retrait des jouets des Happy Meal, qui motivent souvent les enfants plus que la nourriture. « Il existe de nombreuses preuves en science sociale sur les effets des jouets gratuits. Cette nourriture est faite pour promouvoir une consommation addictive et compulsive chez les enfants et les adultes », estime ainsi le professeur de droit Joel Bakan dans son livre Childhood Under Siege.
La solution est-elle donc de bannir carrément les Happy Meal de la vie des enfants ? Pas nécessairement, assure Magali Walkowicz. « Trop frustrés, ils pourraient adopter un comportement alimentaire anarchique dès qu’ils seront sans surveillance », explique la diététicienne. « Il faut leur apprendre que le McDonald’s n’est pas là pour nourrir leur organisme mais pour leur faire plaisir, qu’il doit être occasionnel. S’ils ont une vraie éducation nutritionnelle, ils s’en détourneront d’eux mêmes tôt ou tard, car lorsque l’on a un palais éduqué à la vraie nourriture, au véritable goût des aliments, le McDonald’s n’est tout simplement pas possible ! » affirme-t-elle.
Quant à la passion du président américain pour la marque, peut-être vient-elle finalement d’ailleurs que d’une boîte Happy Meal. « Trump et l’industrie de la fast-food sont motivés exactement par la même chose : la cupidité pure », explique Eric Schlosser. « Peut-être que son amour pour la junk food aidera à persuader les enfants à ne jamais s’en approcher… » espère-t-il avec ironie.
Couverture : Gateway drug.