Quand Devolver Digital, la société américaine d’édition de jeux vidéo, a contacté Kacper Kwiatkowski pour lui proposer de concevoir un jeu vidéo autour de l’industrie légale du cannabis, le game designer n’a pas eu la moindre hésitation. Cofondateur du studio polonais Vile Monarch, le trentenaire s’est donc mis au défi de créer Weedcraft Inc, un jeu de gestion ancré dans l’industrie de la weed.
Naturellement, le jeu s’accompagne depuis sa sortie d’une vague de controverse. Mais pour Kacper Kwiatkowski, il s’agit pourtant d’un sujet de société fascinant, qui a sa place dans une industrie du jeu vidéo qu’il trouve trop lisse et pas assez ancrée dans le réel.
Les propos ayant servi à réaliser cette story ont été recueillis par Laura Boudoux au cours d’un entretien avec Kacper Kwiatkowski. Les mots qui suivent sont les siens.
À nos risques et périls
Quel est le but d’un jeu de gestion ? C’est très simple : il s’agit de créer de l’ordre à partir du chaos. Et quoi de plus chaotique que l’industrie légale du cannabis aux États-Unis ? Pour la faire courte, la weed n’est pas légale au niveau fédéral, et chacun des 50 États du pays est libre de choisir sa législation. D’un État à l’autre, le cannabis peut être interdit, dépénalisé, autorisé pour un usage médical mais illégal dans un cadre récréatif, ou bien complètement légal. Personne n’est d’accord, c’est le sujet parfait pour un jeu de gestion !
Alors quand Mike Wilson de Devolver Digital m’a contacté pour nous pitcher l’idée de Weedcraft, moi et mon équipe avons tout de suite accroché au concept. Si vous avez joué à Hotline Miami, vous savez que Devolver aime jouer avec les matières explosives, et qu’ils ont un goût artistique irréprochable. Nous nous sommes donc plongés dans le projet sans jamais hésiter, car nous savions que quelle que soit la mauvaise publicité qu’il pourrait s’attirer – on n’a pas été déçus ! –, nous aurions toujours des arguments contre elle.
L’une des critiques les plus répandues est naturellement de dire que nous faisons la promotion de la marijuana, ce qui est faux. Pas une seule fois dans le jeu vous ne trouverez d’approbation directe de la consommation de cannabis – par ailleurs, le protagoniste ne fume jamais. Car ce n’est pas un jeu sur la marijuana, mais sur son commerce. Comme on dit : « Don’t get high on your own supply. »
Les fondateurs de Devolver Digital viennent d’Austin, au Texas – une oasis progressiste dans un désert conservateur. Le cannabis est un sujet dont ils sont très proches. Ils s’intéressent de près à l’évolution de la législation, et aux changements de perception de la plante au sein de la société américaine. Ils ont pensé qu’il s’agissait là d’un sujet très naturel pour un jeu de gestion, et je partage leur avis.
Pour concevoir Weedcraft Inc, nous nous sommes d’ailleurs inspirés de classiques comme Pizza Syndicate, Capitalism, et même Theme Hospital. Il y a encore peu de jeux sur la marijuana, et encore moins de jeux de gestion. Nous avons également vu beaucoup de documentaires sur le sujet, car nous cherchions à représenter l’industrie de façon amusante, certes, mais fidèle et avec toute la profondeur nécessaire à un tel projet.
Notre idée initiale était de rendre Weedcraft Inc plus accessible que la plupart des jeux de business. L’un des moyens de le faire était d’introduire davantage d’interactions directes, afin que le joueur ne se retrouve pas seulement le nez collé à des graphiques et des tableaux de chiffres. Il fallait aussi qu’il ait le sentiment d’être directement impliqué dans le processus. On peut donc arroser les plants en cliquant dessus, ou accélérer leur croissance grâce à une icône.
C’est une mécanique qui n’est pas très appréciée par les vétérans des jeux de gestion, ce que je peux comprendre, mais je crois que ça ouvre la porte à de nouveaux types d’industries, qui ne sont habituellement pas représentés dans le monde des jeux vidéo. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons choisi d’ajouter des visages humains, à la manière de Tropico, afin que le jeu ne soit pas totalement abstrait.
Tous ses aspects sont ainsi représentées à travers des personnages humains : par exemple, la police n’est pas seulement un paramètre du jeu, mais bien des policier·ères auxquel·les on peut s’adresser, et qui ont chacun·e une personnalité et des intérêts propres.
Haters vs. Players
Dans l’équipe, nous avons tous des visions très différentes de la question de la marijuana. Certaines personnes ne fument pas du tout, quand d’autres apprécient énormément la marijuana récréative… et puis, il y a ceux qui pensent qu’elle ne devrait être légalisée que pour une consommation thérapeutique. Tout cela est cohérent avec l’idée que le jeu explore toutes les facettes de l’univers du cannabis. Mon opinion personnelle n’a en rien influencé le jeu, c’est même plutôt l’inverse : en créant Weedcraft Inc, j’ai appris beaucoup de choses sur la marijuana et le fonctionnement de son industrie émergente.
De façon sous-jacente, le jeu amène le joueur à prendre part aux débats qui entourent l’industrie du cannabis, il ne l’invite pas à militer pour sa légalisation ! Il s’agit simplement d’une exploration du sujet, pas de propagande. À titre personnel, j’aimerais voir plus de jeux se pencher sur des problématiques complexes du monde réel. Qu’importe le sujet. L’industrie du jeu vidéo est assez mature pour se positionner sur n’importe lequel d’entre eux.
Les jeux vidéo sont un outil incroyable pour raconter des histoires sur notre monde, nos sociétés et nos préoccupations. D’une certaine manière, Weedcraft Inc le fait : il ouvre le débat sur un sujet issu du monde réel d’une façon mature. J’aimerais voir cela plus souvent, en tant que développeur de jeux, mais aussi en tant que joueur.
Mais à cause des controverses, qui sont devenues un effet secondaire du jeu, nous avons eu des problèmes, principalement avec Facebook et YouTube, et même avec certains de nos partenaires. Avec certains d’entre eux, il est possible d’argumenter et de discuter, mais avec les grosses entreprises, qui automatisent leurs processus de vérification, c’est plus difficile. Facebook nous a refusé la publicité sur leur plateforme, mais après la publication de plusieurs articles de presse dénonçant cela, ils ont fini par régler le problème.
YouTube a refusé de son côté la monétisation des vidéos présentant le jeu, ce qui signifie que si un youtubeur en parle, il ne peut pas gagner d’argent grâce à sa vidéo, ni inclure de publicité. Cela contredit la régulation même de YouTube, puisqu’ils affirment que si les vidéos sont faites à des fins éducatives, et non à des fins de promotion, tous les contenus sont autorisés, et c’est exactement comme cela que nous voyons Weedcraft Inc.
Je peux tout à fait comprendre qu’on pense que la marijuana est une substance nocive, qu’elle ne devrait être dépeinte d’aucune manière et que ce jeu ne devrait donc pas être vendu… En revanche, si la même personne estime que le meurtre est immoral, mais qu’il est acceptable de le montrer dans des jeux vidéo, où est la logique ? Weedcraft Inc est interdit en Chine, mais pas Call of Duty. Ironiquement, les controverses qui ont entouré le jeu ont certainement contribué à sa réussite. Haters gonna hate. Players gonna play.
Couverture : Weedcraft Inc.