Le dernier des cow-boys
Le soleil couchant éclaire les étendues sablonneuses de Camargue, alors que le mistral soulève un peu de cette terre encore sauvage. Chapeau vissé sur la tête, banderille sous le bras, Frédéric Bon chevauche Iberico, élancé à toute vitesse en direction du troupeau. Cette scène, tournée en 2017 par la BBC, est sensée dépeindre le quotidien du gardian, l’un des derniers de France. Ces versions provençales du cow-boy, à la frontière entre l’aventurier et l’agriculteur, sont les fiers gardiens des manades camarguaises, ces troupeaux de bêtes semi-sauvages.
Iberico se cabre dans une posture majestueuse, l’eau jaillit du sol sous les coups violents de ses puissants sabots, tandis que les taureaux courent, dans une panique générale qui n’atteint jamais Frédéric. Fier sur sa monture blanche maculée de boue, il dirige son bétail d’une main experte, serrant fermement ses cuisses, tirant d’un coup sec sur les rênes à une seule main, et ne quittant jamais des yeux son objectif : isoler l’animal élu.
Ces taureaux castrés, on les appelle ici des biòus (« bœuf » en provençal). Nerveux et rapides, ils sont conditionnés à courser les raseteurs, lors des courses camarguaises pratiquées en arènes, au cours desquelles il n’y a pas de mise à mort. Le but du jeu ? Décrocher les attributs fixés sur le haut de leur tête, sans se faire encorner. En fonction du nombre d’éléments attrapés, certains raseteurs peuvent gagner jusqu’à 500 000 euros en une saison.
C’est de son père, qui a eu ses premiers chevaux à 14 ans, que Frédéric Bon a hérité de la tradition des cow-boys à la française. Ensemble, ils gèrent une manade composée de 40 chevaux en liberté et de près de 200 taureaux semi-sauvages. Des gardians de Camargue comme eux, il n’en reste plus qu’une quarantaine dans la région, entre Sainte-Marie-de-la-Mer et Aigues-Mortes. « Lorsque je suis sur mon cheval, je pense aux gens qui travaillent en ville et je me dis que nous avons beaucoup de chance », estime Frédéric Bon.
Pour lui, les cow-boys camarguais, véritables icônes régionales, sont tout aussi uniques que les étalons qu’ils montent. « Ces chevaux, on ne les trouve qu’ici. Ils sont très adaptés à cette région, à son climat et à ce genre de vie », explique le gardian, pour qui l’animal « est le collègue le plus important ».
Si l’on est loin des attaques de trains et des interminables traversées du désert des westerns, être cow-boy des temps modernes est un métier éprouvant, qui se pratique sept jours sur sept. « Certains jours, il fait très froid et un vent fort souffle à plus de 100 km/h. Il faut alors commencer très tôt le matin pour nourrir tout le monde, car les chevaux et les taureaux, eux, n’ont pas de week-ends, ni de vacances », raconte Frédéric Bon. Un métier de passion et de traditions, qui ne s’étudie pas à l’école, mais sur le terrain. « L’apprentissage, c’est celui de la vie de la manade, le travail de tous les jours », confirme Marie-Pierre Lavergne-Albaric, adjointe au maire de St-Laurent d’Aigouze et cavalière depuis son enfance.
Bien souvent, les gardians sont issus de familles camarguaises propriétaires d’un élevage, ou connaissent des manadiers depuis toujours. Ils ont généralement monté leurs premiers chevaux à moins de 10 ans et ont l’habitude de passer leurs temps entourés de taureaux. Par ailleurs, lorsqu’ils recrutent de nouveaux gardians, les manadiers leur réclament généralement de posséder leur propre cheval, et tout le matériel nécessaire au tri des taureaux. « C’est un métier qui est ouvert à tous, à partir du moment où on a « la fe di biou » (la passion du taureau) chevillée au corps, où l’on est disponible et où l’on ne compte pas ses heures », assure Marie-Pierre Lavergne-Albaric. D’après elle, « ce n’est pas un travail exclusivement réservé aux personnes qui vivent en Camargue, mais il faut tout de même connaître le territoire, les traditions… »
Malgré tout, rares sont donc les personnes étrangères à la Camargue qui sont parvenues à s’intégrer dans ce milieu fermé. Pourtant, il fut un temps où des scènes dignes d’Il était une fois dans l’Ouest se déroulaient dans ces contrées sauvages.
Western-Bouillabaisse
C’était le temps de l’acteur Joë Hamman et du marquis Folco de Baroncelli, passionné de westerns. « C’est un hasard que le cinéma soit arrivé là. Tout est parti de la volonté de Folco de Baroncelli de venir vivre une vie d’aventures en Camargue, où il s’est installé en 1897 », raconte Estelle Rouquette, docteure en histoire de l’art et directrice adjointe du Parc naturel régional de Camargue. « Folco de Baroncelli était un noble plutôt ruiné, qui cherchait l’isolement. Il est venu se mettre hors du temps – comme il le disait : il cherchait “un refuge contre l’hideuse modernité” », poursuit-elle. Des mots qu’on croirait empruntés à la bande de hors-la-loi de Red Dead Redemption 2.
En 1905, le marquis originaire d’Avignon monte à la capitale pour assister à un Wild West Show, le spectacle du mythique Buffalo Bill, alors en tournée dans toute l’Europe. Il ne parvient pas à rencontrer son héros mais fait la connaissance de Joë Hamman, un jeune Français qui a rejoint la troupe du Wild West Show après avoir travaillé dans un ranch du Montana. Fils d’un riche marchant d’art, il avait eu l’occasion l’année précédente, alors tout juste âgé de 20 ans, de voyager aux États-Unis, et notamment dans la réserve indienne de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud. Une visite qui l’a profondément impressionné.
« L’idée de Folco de Baroncelli était de faire intégrer dans le show des gardians de Camargue. Il rencontre alors Joë Hamman au restaurant, va le voir et lui vante la Camargue, les chevaux, les vastes paysages, qui pour lui sont l’équivalent de ce qu’il a pu lire dans les romans d’aventures », explique Estelle Rouquette. L’acteur accepte de venir voir la terre promise, avec Jean Durand, un réalisateur avec qui il a déjà tourné. Un voyage qui va changer le destin de toute une région, puisque l’équipe commence à tourner des films dans le delta dès 1909. À l’époque, la Camargue est désertée, et même fuie par les Français. Le climat y est très rude, l’eau douce inexistante, contrairement aux moustiques qui apportent le paludisme, et aux inondations, synonymes d’épidémies de fièvres et de typhoïde. « L’espérance de vie y est de 25 ans jusqu’en 1860 », souligne l’historienne.
Mais le marquis, le cascadeur et le réalisateur voient du potentiel et tournent une quinzaine de films, qui durent de 5 à 10 minutes. « La troupe s’installait pendant trois mois, en hiver pour éviter les moustiques. Les “Pouittes”, des comiques venant de Paris, avaient été formés par Joë Hamman aux cascades à cheval, à renverser un taureau, traverser une rivière avec les bêtes : bref, tous les ressorts dont le cinéma était fan à cette époque-là », relate Estelle Rouquette.
Mais la joyeuse troupe doit bientôt abandonner les plaines camarguaises pour rejoindre les tranchées boueuses du front. Après la Première Guerre mondiale, rien n’est plus pareil et la Camargue n’a plus la tête à jouer au Far West. « Les tournages ont repris, mais à partir de 1920, les sujets étaient les gardians et la vie traditionnelle dans la région. On ne maquillait plus la Camargue, ni les acteurs en cow-boys et en indiens », explique Estelle Rouquette. La conquête de l’Ouest n’est plus d’actualité, d’autant que « pendant la guerre, une grande partie des Pouittes a été décimée au combat », ajoute l’historienne.
Mais ce qui a raison du western à la française, c’est aussi le rejet de la culture américaine qui émerge dans le pays. « On ne voulait plus montrer l’Amérique, mais la France. Il se crée alors une valorisation des identités locales, qui passe par le cinéma », analyse Estelle Rouquette. Le marquis Folco de Baroncelli devient alors « l’artisan de la folklorisation de la Camargue, qui s’appuie sur le gardian, sa monture et ses taureaux », selon Estelle Rouquette. Le mythe du cow-boy à la française est né.
« Notre Camargue rappelle certains coins de l’Ouest lointain… Sans la pénurie de cactus, on prendrait cette région pour une contrée d’Amérique… », flatte ainsi Joë Hamman en 1925 dans la revue Cinémagazine. « Les gardians, montés sur leurs petits chevaux camarguais, ne sont-ils pas, en quelque sorte, les frères des rudes cow-boys du Far West ? Leur existence n’est-elle pas identique ? Comme eux, ne doivent-ils pas se montrer cavaliers intrépides ? » s’interroge l’acteur.
Une pointe de chauvinisme qui permet de « faire découvrir le gardian, qui n’était ni plus ni moins qu’un berger à cheval, sans les lettres de noblesse qui lui seront ensuite données grâce au cinéma », fait remarquer Estelle Rouquette.
En Camargue, Folco de Baroncelli est alors perçu par certains comme « un original, entouré d’artistes un peu marginaux ». Il parvient, surtout aux Saintes-Marie-de-la-Mer où il est installé, à s’attirer « une certaine affection de la population », d’après l’historienne. Les habitants se cotisent même pour reconstruire les cabanes du marquis, détruites pendant la Première Guerre mondiale. Une intégration qui traduit bien la manière dont a été reçu la folklorisation orchestrée par le marquis.
La chercheuse raconte qu’après 1945, les gardians ne portent pas le costume que Folco de Baroncelli a imaginé pour eux. Ce sont les propriétaires terriens un peu aisés, qui venaient du Languedoc, qui ont d’abord adhéré au mouvement Baroncellien. À partir des années 1960-70, lorsqu’ils ont vu qu’il mettait en valeur leur région, les gardians se le sont appropriés.
Le fantasme hollywoodien
C’est donc en grande partie d’une légende inventée pour le cinéma que sont nés ces cow-boys camarguais. Coincés dans un mythe qui les a depuis dépassés, les gardians d’aujourd’hui sont obligés de s’ouvrir à d’autres activités et de jouer sur l’imaginaire collectif. « Ce n’est pas un métier qui nous permet de gagner beaucoup d’argent, mais mon objectif est là, en Camargue », confie Frédéric Bon. C’est ainsi que les manades se transforment peu à peu en hôtels de luxe, ou en salles de spectacles à ciel ouvert pour touristes passionnés de westerns.
Cette après-midi-là, Marie Pagès, manadière de 25 ans, reçoit petits et grands pour un tour organisé de sa propriété, une manade abritant 150 taureaux. Depuis leur calèche ouverte, une dizaine de touristes sont ébahis d’être les témoins privilégiés de la capture d’un taureau. Plus tard, il retiendront des frémissements angoissés lorsque la gardianne marquera l’une de ses bêtes au fer rouge. De shows équestres en réceptions de mariage : les manades jouent le jeu à la sauce western. « Le métier de gardian a changé. Nous devons gérer beaucoup de paperasse, être souvent au bureau, donc lorsque je suis sur mon cheval, je me débarrasse de tout, je ne pense plus qu’à mes bêtes et à la Camargue », avoue Frédéric Bon.
Une croix que les Camarguais se doivent aujourd’hui de porter, dans cette région qui ne compte que 10 habitants au kilomètre carré. D’autant que les fêtes votives sont soumises à de plus en plus de restrictions par les préfets, suite à quelques débordements. « S’il y a moins de fêtes votives, il y a moins de taureaux, et les manadiers ne seront plus autant payés. Ils devront vendre leurs bêtes, leurs champs… », explique Thomas Pagnon, de l’Union des Jeunes de Provence et du Languedoc, une association créée pour préserver ces traditions régionales.
« Il y a des gens qui viennent ici voir les chevaux sauvages, les Camarguais, les gardians, les Arlésiennes, alors qu’au quotidien, on ne voit pas tout ça… et puis les chevaux, ils ne sont pas sauvages ! La Camargue souffre de tous ces clichés », analyse Estelle Rouquette.
Tiraillés entre la volonté de se défaire des stéréotypes et celle de faire perdurer les traditions à travers le tourisme, les gardians « ont du mal à se défaire » de ces mises en scène hyperboliques. « Je vois que les premiers à se plaindre du tourisme de masse, ce sont ceux qui jouent le jeu de la folklorisation. Ceux qui ne voulaient pas ouvrir leur domaine au tourisme dans les années 1970 ont presque tous aménagé des gîtes », raconte l’historienne.
Une bonne chose d’après Thomas Pagnon, qui déplore que les touristes « différencient mal la corrida de la course camarguaise, alors qu’en Camargue, le taureau est roi. Le tourisme permet de leur inculquer de quelle manière ils sont élevés tout au long de l’année », assure-t-il.
De son côté, Estelle Rouquette reconnaît tout de même entrevoir « une évolution plutôt positive, dans un tourisme qui se sert encore de cette image fantasmée, mais qui se dévoile tout de même à travers une histoire plus véridique, tout aussi intéressante que la mise en scène baroncellienne ». Devenir gardian, ou l’art de savoir dompter les chevaux aussi bien que les touristes.
Couverture : Un gardian au coucher du soleil. (Mas de Peint)