Il est bientôt minuit dans le Pacifique Nord, à environ 230 milles au sud des îles Aléoutiennes, au large de l’Alaska. Un brouillard épais recouvre la mer. Seul le vent tourbillonne dans la brume. Dans les ténèbres, un grondement retentit. L’eau commence à s’agiter. Soudain, la proue d’un énorme navire crève le brouillard. Sa coque en acier s’élève au-dessus de l’eau, haute comme un immeuble de sept étages, et se déploie dans la nuit, aussi vaste que deux terrains de football. Un moteur de 15 683 chevaux rugit à travers les cales, supportant 55 328 tonnes d’acier. Inscrit en majuscules blanches, le nom du bateau se dessine par-dessus l’écume océanique : COUGAR ACE. Transporteur maritime de voitures, ses quatorze ponts sont chargés de 4 703 Mazda en partance pour l’Amérique du Nord. Sur les ponts supérieurs et inférieurs, le capitaine et son équipage entreprennent le processus délicat qui consiste à libérer l’eau des ballasts, en vue d’entrer dans les eaux territoriales américaines. L’eau qui maintenait le navire en équilibre provenait du Japon, mais le règlement américain exige qu’elle soit évacuée ici, pour empêcher toute contamination des environnements maritimes du pays. Une procédure épineuse. Afin de maintenir l’équilibre du vaisseau, les ballasts doivent être vidés de l’eau de source étrangère et simultanément remplis avec l’eau d’origine locale. Le pont donne le feu vert pour commencer l’opération et un ingénieur naval se sert des installations hydrauliques pour ouvrir la vanne du réservoir tribord. L’eau jaillit du flanc du navire pour se déverser dans l’océan. Nous sommes le 23 juillet 2006.
Dans les quartiers de l’équipage situés sous le pont, Saw « Lucky » Kyin, le commissaire de bord birman âgé de 41 ans, se lave dans la douche commune. Le navire tangue sous ses pieds. L’homme a longtemps navigué au cours des six dernières années. Il peut se fier à son expérience : lorsqu’un navire tangue d’un bord, il est censé faire de même de l’autre bord. Mais pas cette fois. Au lieu de cela, il s’incline de plus en plus dangereusement. Pour une raison inconnue, les ballasts tribord n’ont pas réussi à se remplir correctement, faisant brusquement perdre son équilibre au navire. Au moment le plus inopportun, une forte houle frappe le Cougar Ace et ballotte le vaisseau encore un peu plus à bâbord. Les objets commencent à glisser le long du pont. Ils gagnent de l’élan et s’écrasent contre les murs, tandis que le navire s’immerge davantage. Nu et coincé dans la cabine de douche, Kyin se rend à l’évidence : le Cougar Ace est en train de chavirer. Il se jette sur une serviette et avance en chancelant dans le couloir, tandis que l’hélice du navire, aussi grosse qu’un moulin, émerge de l’eau. Partout sur le bateau, les vingt-deux autres membres de l’équipage commencent à perdre l’équilibre à mesure que le pont se cabre. Des cris s’élèvent. Kyin surgit d’une porte dans l’air humide de la nuit. Il est pieds nus et trempé, et le pont s’est changé en une piste de métal terriblement glissante. En quelques secondes, il tombe et dérape le long de la pente, filant droit vers le Pacifique. Il se heurte à la balustrade et sa jambe se brise net, son os perforant sa chair. Le voilà désormais étendu, nu sous sa serviette, son sang se déversant sur la rampe plongée à quelques pieds de profondeur dans l’océan glacial. Les tours juchées sur le pont s’élèvent à 105 pieds au-dessus de lui, menaçantes comme des vagues géantes prêtes à s’écraser. Kyin commence à prier.
Les Titans
Quatre heures du matin. Un téléphone sonne. Rich Habib ouvre les yeux et bat des paupières dans le noir. Il se penche pour attraper le téléphone, contrariant deux chiens blottis contre lui. Il devait les emmener se baigner à la rivière aujourd’hui. Mais alors que retentit la sonnerie, il sait que, quelque part, un navire est en train de couler, et qu’il va devoir s’extirper de ses draps pour le sauver. Les choses commencent toujours ainsi. À Noël dernier, un porte-conteneurs de 835 pieds s’est échoué sur les rives d’Ensenada, au Mexique. Le téléphone a sonné, Rich a embarqué dans un avion et, bientôt, il bravait les vagues de Baja sur un jet ski. Le navire s’était échoué sur une plage alors qu’il était chargé d’environ 1 800 conteneurs. Il lui a fallu dénicher un Sikorsky Skycrane – un des plus puissants hélicoptères du monde – en vitesse pour décharger la cargaison.
Les capitaines de navires passent leur vie à essayer d’éviter de telles collisions. Mais pour Habib, chaque mois apporte son lot de désastres. Pendant que les gens crient : « Abandonnez le navire ! », lui se précipite à l’intérieur. Il avait 18 ans lorsqu’il a commencé à prendre le large. Désormais âgé de 51 ans, le visage brun et tanné, sa mâchoire carrée et son regard intimidant imposent une autorité naturelle. Il détient un brevet de capitaine au long cours : autrement dit, il fait partie de la poignée de gens qualifiés pour piloter des navires de toute taille, partout dans le monde. Il fut au départ capitaine d’immenses vaisseaux capables de transporter d’autres navires à travers les océans. Il a par ailleurs assisté la Navy dans le transport d’une installation nucléaire de la Californie jusqu’à Hawaï. Aujourd’hui, il est le commandant des opérations de sauvetage de Titan Salvage, une équipe très spécialisée d’hommes sillonnant le monde à la rescousse des navires en détresse. Le mélange est hétéroclite : un Américain, un Anglais, un Suédois, un Panaméen. Chacun est spécialiste dans son domaine – plongée sous-marine, modélisation informatique, soudage sous-marin, réparation de moteurs. Et puis il y a Habib, qui descend régulièrement en hélicoptère sur le pont d’un navire naufragé, salue l’équipage restant et prend les commandes du vaisseau sinistré. Les missions de sauvetage ont longtemps été considérées comme une forme de piraterie légale. Les assureurs d’un navire hors-service dont la cargaison est précieuse offriront 10 à 70 % de la valeur du navire et de son chargement à quiconque pourra le sauver. Si l’opération de sauvetage échoue, ils ne déboursent pas le moindre centime. C’est un commerce précaire : puisque les navires sont de plus en plus gros et les cargaisons de plus en plus précieuses, l’expertise et les ressources requises pour organiser une intervention ne cessent de s’intensifier. En 2004, après un échec, le Titan a hérité de la cloche du navire comme seul récompense. Aux alentours du quartier général de l’entreprise, à Fort Lauderdale en Floride, on la surnomme la cloche à 11,6 millions. Mais les récompenses ont elles aussi pris de l’ampleur. Lorsque l’équipe de Titan a remis à flot un porte-conteneurs à Mexico, l’entreprise s’est vu offrir 30 millions de dollars, et parfois davantage. Cet argent sert à financer d’ostentatoires propriétés dans le sud de la Floride, en Angleterre et à Singapour, ainsi qu’à payer le salaire de 45 employés roulant dans des Lotus, des BMW et d’autres belles voitures parées de systèmes d’échappement bruyants de chez DynoMax. Un mur du QG de Titan est également dédié aux photos des hommes ayant perdu la vie durant les opérations. Trois ces trois dernières années.
De toute évidence, les chiens veulent être de la partie, mais leur aide ne lui suffira pas. L’heure est venue de mobiliser la Titan A-team.
Les plus gros concurrents de Titan sont des entreprises hollandaises, leaders des affaires depuis au moins un siècle, en partie grâce à l’expérience qu’elles ont développé dans le domaine du pompage hydraulique pour éviter l’inondation de leurs terres de basse altitude. Mais il y a vingt ans, deux courtiers en bateaux du sud de la Floride – David Parrot et Dick Fairbanks – en ont eu assez de s’occuper de leurs clients, riches et capricieux, et ont décrété qu’il serait plus amusant de sauver des navires en détresse. Ils ne connaissaient pas grand-chose aux opérations de sauvetage, mais ils étaient d’avis que les entreprises hollandaises avaient fini par trop dépendre de la machinerie lourde. Pour sauver un navire en détresse, les entreprises hollandaises se reposaient systématiquement sur leurs impressionnantes flottes de remorqueurs et autres grues à haute capacité de levage. La nouvelle équipe, en revanche, achèterait des jets pour transporter les pompes et les générateurs, et lorsqu’un navire appellerait à l’aide, elle affréterait tout depuis le Learjet dans un 747, l’enverrait dans l’aéroport le plus proche de l’accident, puis louerait un hors-bord ou un hélicoptère pour acheminer une équipe à bord. Au cas où ils nécessiteraient l’aide d’un remorqueur, ils n’auraient qu’à en louer un. La stratégie commerciale de Titan s’articulait autour de l’idée que l’ingéniosité humaine suffit à sauver un navire, sans nécessiter d’artillerie lourde. Et l’approche non-conventionnelle de l’entreprise a fait ses preuves. Lorsqu’un porte-conteneurs s’est échoué dans un endroit retiré d’Islande au milieu des années 1990, les Hollandais ont voulu amener leurs remorqueurs. Titan a improvisé en exploitant les remorqueurs de 198 tonnes du navire en détresse, au lieu d’exiger un transport longue-distance. En 1992, un cargo a sombré le long d’un dock de Dunkerque, en France. Les Hollandais, encore une fois, ont proposé l’intervention de leurs remorqueurs, mais Titan a remporté le contrat en suggérant une approche novatrice : embaucher un architecte naval pour recréer un modèle en 3D du navire. D’après le modèle, le navire pourrait de nouveau flotter en pompant l’eau des cales selon une séquence déterminée. Au moyen de pompes relativement peu coûteuses, Titan mit son plan en action. Et le navire remonta à la surface comme par magie. Depuis, la clé de leurs opérations repose sur un architecte naval capable de réaliser rapidement un modèle numérique en 3D du bateau à sauver. Réveillé en sursaut dans le Wyoming, Habib saute hors de son lit. Ses chiens se pressent autour de lui. Il caresse Beauregard derrière l’oreille. De toute évidence, les chiens veulent être de la partie, mais leur aide ne lui suffira pas. L’heure est venue de mobiliser la Titan A-team.
Parés à embarquer
Seattle, dans l’État de Washington. Une légère brise, l’air est chaud. Marty Johnson file à travers la circulation dans sa BMW Z3 décapotable. Il porte des lunettes de soleil, et bien qu’il ait récemment fêté ses 40 ans, il arbore un air enfantin qui s’accorde avec sa voiture. Mais son flegme a ses limites. Il vient tout juste d’apprendre à conduire en manuel et préfère contourner la ville pour éviter les collines. C’est en réalité un timide architecte naval dont les sujets de conversation tournent autour des débuts de l’histoire de la Terre du Milieu de J. R. R. Tolkien et de certains aspects de la physique des particules. Mais il possède un goût prononcé pour les voitures rapides et jouit de l’argent nécessaire à leur acquisition, grâce à une capacité peu commune d’élaborer des modèles numériques de navires.
Il veut être l’un de ces types qui débarquent sur le pont d’un navire en perdition et sauvent la situation.
Depuis l’obtention de son diplôme au Webb Institute de New York, une école supérieure de premier cycle d’architecture navale, Johnson a fait le tour du monde avec son ordinateur portable, construisant des modèles en 3D qui aident à remettre à flot des navires immergés. Il faisait partie de l’équipe qui a retrouvé le chalutier de pêche japonais coulé par un sous-marin américain au large d’Hawaï, en 2001, et il a supervisé en 2004 le système mis en place pour extraire d’une profondeur de 220 pieds un F-14 immergé près de San Diego. Durant son temps libre, il remporte des courses de bateaux où les capitaines doivent construire leurs navires ex nihilo, en six heures maximum. Mais jusqu’ici, Johnson a toujours remis à flot des vaisseaux déjà coulés. La plupart du temps, il reste cloîtré dans un bureau sur le port, en attendant que quelque chose d’excitant arrive. Ses talents ne sont pas gâchés : il est particulièrement reconnu pour avoir conçu un remorqueur de 76 pieds de long, capable de naviguer dans des fleuves de trois pieds de profondeur. Mais Johnson aspire à davantage. Il veut être l’un de ces types qui débarquent sur le pont d’un navire en perdition et sauvent la situation. Voilà sa chance. Son bureau appelle : Rich Habib le veut pour un sauvetage historique qu’il aurait manqué sans des vacances providentielles : le modéliste 3D habituel de Habib, Phil Reed, rend visite à ses beaux-parents à Chicago et sa femme refuse de le laisser partir en Alaska. Il lui a recommandé Johnson, qui avait travaillé avec Habib une fois auparavant. L’entreprise fait peur : faire embarquer l’équipe sur le Cougar Ace et construire à la volée une réplique numérique du navire. Le transporteur de voitures dispose de 33 réservoirs contenant du carburant, de l’eau fraîche et du ballast. La quantité de fluide contenue dans chaque réservoir affecte la mobilité du navire, à l’instar du poids et du positionnement de la cargaison. C’est un système complexe lorsque le navire est droit et intact. Mais lorsque les cales sont inondées ou que le navire est désaxé – en l’occurrence les deux – le vaisseau devient un délicat puzzle flottant. La tâche de Johnson sera de démêler cette écheveau complexe. Il disposera de diagrammes et de ses propres mesures du navire pour le recréer en utilisant un logiciel de modélisation obscur du nom de GHS – General HydroStatics. Le modèle lui permettra par la suite d’effectuer des simulations et des tests, afin de pouvoir déterminer la quantité d’eau à transférer d’un réservoir à l’autre. Ainsi, il sera possible de manipuler le poids du liquide de sorte que le navire retrouve sa position initiale. Si le modèle n’est pas précis, l’opération peut amener le navire à couler. Habib est convaincu que Johnson est à la hauteur de la tâche. En 2004, ils ont travaillé ensemble sur un ferry partiellement immergé près de Sitka, en Alaska. La coque s’était éventrée sur un rocher et l’eau s’était infiltrée de toutes parts. L’agent de sécurité de la US Coast Guard (la Garde côtière américaine) avait ordonné à Habib et Johnson de quitter le navire, alors sur le point de couler complètement. C’était trop dangereux. Habib a refusé. De son point de vue, le navire était désormais le sien et la décision lui revenait. L’agent l’a réprimandé, arguant qu’aucun bateau ne valait « ne serait-ce que le bout de son petit doigt ». Habib a alors souri. Les avocats en droit des assurances avaient estimé la valeur d’un petit doigt – 14 000 dollars tout au plus –, et c’était bien moins que la valeur d’un navire commercial moderne. Johnson a certifié au garde-côte qu’il n’avait pas à s’inquiéter : le ferry flotterait de nouveau dans trois jours, à exactement 10 h 36. Le garde côte est resté sceptique mais, trois jours plus tard, alors que la marée était à son plus haut niveau, à précisément 10 h 36, le ferry est remonté pour flotter tranquillement près du rocher. Johnson avait dû déployer des efforts surhumains pour réussir son effet. Lorsqu’il reçoit le message l’invitant à rejoindre l’équipe chargée du Cougar Ace, Johnson ne se pose qu’une seule question : « Quand est-ce qu’on part ? »
~
« And if I say you tomorrow, take my hand child come with me… » Le son indolent de What Is and What Should Never Be de Led Zeppelin dérive au large des Caraïbes. Un bateau de pêche de 24 pieds de long se prélasse dans les eaux bleues, la radio battant son plein dans la timonerie. « It’s to a castle I will take you, where what’s to be they say will be ! » L’île de Trinité-et-Tobago – luxuriante, verte, accidentée – se dessine à bâbord avant. Quelques bières reposent au fond de la glacière du bateau, et une bouteille de rhum guyanais est renversée sur le plancher. À l’arrière du pont, une canne à pêche plie paresseusement au bout du bras généreusement tatoué de Colin Trepte : propriétaire du bateau, amateur de rhum et plongeur au sourire espiègle toujours en bonnes dispositions pour les femmes.
Trepte adore les journées de ce genre – 25 degrés, quelques vivaneaux dans son seau de pêche et le soleil cognant sur son visage. Une pancarte dans la timonerie affiche : « C’est mon bateau et je fais ce que je veux. » Une tête de mort en argent pend à son oreille gauche. La jeunesse de Trepte, dans l’est londonien, paraît bien lointaine aujourd’hui. Ses tatouages racontent son histoire : la femme nue à la poitrine généreuse sur son avant-bras dévisage un démon gravé à Porto Rico, où s’échoue un cargo. Le dragon sur son épaule vient d’Islande, où il a lacéré un deuxième cargo. Certains dessins n’ont de tracés que leurs contours – une boule de cristal dans son dos reste intentionnellement vide. Elle représente son incapacité, en tant que plongeur du Titan Salvage, à savoir quand le téléphone va sonner. Et lorsqu’il sonnera enfin, il pourrait aussi bien être envoyé en Érythrée qu’à la Terre de Feu, si bien que la seule question qu’il se pose est de savoir quel sac emporter – chaud ou froid. Les deux sont déjà prêts, attendant patiemment leur heure dans son pavillon, sur le rivage de Port d’Espagne à Trinité-et-Tobago. Son téléphone sonne. C’est Habib. Trepte soupire. Toutes les bonnes choses ont une fin. « Il fait chaud ou froid, mon pote ? », demande-t-il.
Affronter l’abîme
Alaska, Pacifique Nord, le 25 juillet 2006. Dans les heures qui ont suivi le naufrage du Cougar Ace, la Garde côtière et la Garde nationale aérienne ont rapidement déployé trois hélicoptères depuis Anchorage et, dans une audacieuse tentative de sauvetage, ont évacué l’intégralité des 23 hommes de l’équipage. Nyi Nyi Tun, le capitaine du navire, a ordonné à son équipage de taire la raison de l’accident, et Mitsui O.S.K Lines – les propriétaires du navire – ont refusé de donner une explication détaillée. Comme l’accident avait eu lieu dans les eaux internationales, la Garde côtière a décidé de ne pas poursuivre l’enquête. Seul Lucky Kyin a parlé ce soir-là. Il a été prestement conduit à l’hôpital d’Anchorage, où un reporter du Anchorage Daily News lui a demandé comment il se sentait. « Mon corps tout entier me fait mal », a-t-il simplement répondu. Quant à la cause de l’accident, tout ce que Kyin a accepté de dire est qu’il a dû interrompre sa douche.
Dans un cas comme dans l’autre, les voitures seront perdues, et les 176 366 gallons de carburant contenus dans les réservoirs du navire menaceraient la faune environnante.
À l’heure qu’il est, les circonstances de l’accident importent peu. Ce qui importe, c’est que le Cougar Ace est en passe de devenir un vaisseau fantôme d’une valeur de plusieurs millions de dollars, dérivant vers le récif des îles Aléoutiennes. Le pire, selon l’équipage, étant que le navire prend l’eau. La Garde côtière, à elle seule, n’a ni les compétences ni l’expertise pour affronter une telle urgence, et les agents craignent que le navire ne coule ou ne se fracasse sur le rivage. Dans un cas comme dans l’autre, les voitures seront perdues, et les 176 366 gallons de carburant contenus dans les réservoirs du navire menaceraient la faune environnante et les lieux de pêche. Mazda, Mitsui et leurs assureurs en prendraient un sacré coup. Au départ, les cadres de Mitsui semblent penser que le navire est une cause perdue. Ils contactent Titan puis attendent 24 heures, considérant a priori que le vaisseau coulera avant que quiconque ne puisse le sauver. Lorsqu’ils réalisent qu’il restera à flot assez longtemps pour se rompre sur les côtes des îles Aléoutiennes, ils acceptent de signer ce qu’on appelle un Lloyd’s Open Form Agreement. Une disposition de type no-cure no-pay (pas de résultat, pas de paiement) : si Titan ne sauve pas le navire, il n’est pas rétribué. Mais s’il y parvient, la compensation est basée sur la valeur du navire ainsi que celle de la cargaison – en l’occurrence une fortune encore non évaluée. Une fois le contrat signé, Titan affrète un turbopropulseur Conquest à Anchorage. Les hélices se réveillent dans un crépitement. L’équipe de Titan embarque pour un voyage de trois heures et demi jusqu’à Dutch Harbor, un petit village de pêcheurs à 800 milles à l’ouest d’Anchorage, dans la chaîne aléoutienne. Mais avant qu’ils ne décollent, un dernier membre se hisse dans l’engin. C’est le mécanicien de l’équipe, Hank Bergman, le cowboy suédois. Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune homme vivant dans un petit village en Suède, Bergman a développé une attirance inexplicable pour Hank Williams, et il rêvait de l’ouest américain. Il a accepté un poste d’ingénieur naval pour s’échapper de la Suède et s’est rapidement forgé une réputation d’homme capable de réparer toute chose, de toute taille. Depuis ses débuts avec Titan, il a considérablement évolué, si bien qu’il a pu récolter assez d’argent pour acheter un terrain à Durango, dans le Colorado, pour remplir son garage de 80 m² avec deux Jeep et une Mercedes Benz 560 SL classique, et pour jouer au cowboy quand bon lui semble. À présent, il embarque dans le petit avion, chaussé de ses éternelles santiags en cuir noir en saluant tout le monde avec son fort accent suédois.
L’équipe – Habib, Johnson, Trepte et Bergman – arrive à Dutch Harbor et met les voiles à toute vitesse à bord du Makushin Bay, un bateau de 130 pieds de long paré au sauvetage. Des générateurs, un équipement de découpage de l’acier, de l’outillage et des pompes de sauvetage capables de soustraire l’eau infiltrée ou de la déplacer d’une cale à l’autre sont entassés à bord. L’ordinateur de Johnson est équipé de GHS et il ébauche un modèle approximatif à partir de photos et de diagrammes envoyés par les propriétaires. Après plus d’un jour passé à naviguer à pleine vitesse sur l’océan Pacifique Nord, le Titan découvre le Cougar Ace. Au premier abord, ce n’est qu’une masse qui se dessine nettement sur l’horizon. Mais à mesure que le Makushin Bay s’approche, il paraît minuscule à côté du navire. Au loin, une vedette de la Garde côtière, du haut de ses 378 pieds – équipée d’un hélicoptère et d’un canon de 76 mm – avance à piètre allure comparée au transporteur. Comme si les hommes avaient traversé un trou noir pour émerger, minuscules, dans un monde dévasté. Le Cougar Ace est couché sur le flanc, son énorme ventre rouge exposé aux petits bateaux disposés autour de lui. L’hélice flotte sinistrement au-dessus de l’eau, le gouvernail s’effondre dans l’air à bâbord. « Putain de merde », bredouille Trepte. Six heures plus tard, un hélicoptère HH-65 de la Garde côtière achemine l’équipe jusqu’au navire et descend les membres sur le pont, un par un, dans un panier en acier. Dan Magone, le propriétaire du Makushin Bay, les accompagne. Il est lui aussi sauveteur et expert des courants de la région, des marées, de la météo et des récifs. Depuis plus de 27 ans, il a sauvé des bateaux de pêche dans les environs, et s’il est là c’est, selon ses mots, pour conseiller « les gros bonnets ». Le navire est instable mais la mer est calme, et d’après Habib il se maintiendrait selon un angle d’environ 60 degrés. La première mission de Titan : chasser l’eau à bord. Johnson doit savoir exactement la quantité d’eau renversée dans les cales pour pouvoir saisir les données dans le modèle numérique qu’il élabore. Habib sort des glènes de son sac à dos. Descendre le long du navire penché demandera de véritables talents d’alpiniste. Heureusement, Habib sait ce qu’il fait : il a escaladé un jour une cascade gelée de 2 300 pieds d’altitude, et se remémore avec nostalgie avoir gravi un sommet reconnu périlleux dans les Rocheuses canadiennes. Sur le chemin du retour, il avait été attaqué par un loup. La cicatrice à présent lisse le fait doucement rire. Peut-être que les aventures alpines aident à relativiser les choses. Après tout, ce n’est rien d’autre qu’un navire géant flottant sagement sur son flanc, au cœur du Pacifique. Pas un loup affamé perché sur son dos. Les hommes allument leurs lampes frontales. Les générateurs sont morts et l’obscurité sera totale en-dessous. Les épais murs en acier du navire bloquent la réception radio, si bien qu’une fois à l’intérieur, ils ne pourront plus communiquer avec le monde extérieur. Ils ne pourront compter que sur eux-mêmes.
Au fond du navire, les hommes sont suspendus à des cordes dans un escalier penché et observent le pont de cargaison numéro neuf. Leurs lumières illuminent partiellement des centaines de voitures couchées sur le côté, noyées dans les ténèbres. Chacune est attachée au pont avec quatre sangles de fixation en nylon. De temps à autre, une forte houle fait tanguer le navire, fatiguant les sangles. Des grincements résonnent en chœur à travers la cale. Puis, lorsque le navire se stabilise à nouveau, le silence retombe. L’huile de moteur et le liquide de transmission dégoulinent pour parfaire ce tableau cauchemardesque, glacé et claustrophobe. Trepte descend une corde et glisse dans les ombres. Tous sont équipés d’un baudrier et de deux mousquetons fixés à de petites sangles. Ils ont fait des boucles sur leurs cordes, tous les quelques mètres, créant ainsi des appuis pour descendre. Tels des grimpeurs en rappel, ils longent le pont incliné au ralenti, nœud après nœud. Habib leur conseille de toujours garder un mousqueton attaché à une boucle de la corde. Ainsi, s’ils venaient à tomber, la corde les retiendrait. Ils atteignent le centre du pont. À ce niveau, une rampe est dessinée sur le flanc de la coque, pour faire entrer et sortir les voitures. Désormais, une bonne partie de l’extérieur de la rampe est plongée dans l’eau, à environ 25 pieds de profondeur. Le joint d’étanchéité est en caoutchouc épais, mais il n’a pas été conçu pour résister à la pression de l’immersion. Il y aurait une fuite, d’après Habib. Et en effet, lorsqu’ils s’aventurent plus en profondeur, Trepte aperçoit de l’eau verte aux reflets huileux. La profondeur est d’environ 8 pieds et l’eau s’étend dans tout le compartiment – on devine des dizaines de Mazda neuves sous la surface trouble, telles des victimes noyées. Le joint est ruiné. L’eau s’infiltre lentement et, à tout moment, pourrait le faire se rompre. Si cela devait arriver, l’eau de mer remplirait le pont en l’espace de quelques minutes et les submergerait tous. Mais puisqu’il a tenu tout ce temps, Habib considère que tout va bien pour le moment. À l’aide d’un cordon et d’un poids en métal, Trepte mesure l’infiltration d’eau dans la cale, avant de crier tout haut ses résultats. Tandis que Johnson entreprend des calculs de trigonométrie sur un petit bloc-notes, Habib marche accidentellement sur une des sangles de fixation d’une voiture. Dans un crissement, la Mazda fait une embardée vers le bas. Sursautant, Trepte lève les yeux et remarque alors qu’il est au pied d’une avalanche d’automobiles suspendues. Des dizaines de voitures flottent au-dessus de sa tête. Si une des sangles lâche, elle entraînera un effet domino, expédiant sur lui un éboulement de Mazda. « — Hé mon vieux, évite de me tuer tu veux bien ? lance-t-il à Habib. — Bien reçu », répond une voix dans les ténèbres. Johnson termine ses calculs – l’infiltration d’eau pèse 1 026 tonnes, une partie du poids qui retient le navire dans cette position. Il leur faudra pomper l’eau et la rejeter par-dessus bord, puis remplir les réservoirs perchés avec assez de ballast pour redresser la barre. À en croire les premières simulations informatiques de Johnson, envoyer 160,9 tonnes d’eau dans les réservoirs tribord fera l’affaire. Mais le modèle montre aussi qu’un excédent pourrait les faire chavirer dans l’autre sens. « — Tu parles d’un désastre ! observe Habib. — Exactement », répond Johnson. La situation est plus précaire qu’Habib ne l’avait imaginé. S’ils remplissent trop les réservoirs tribord, le Cougar Ace reviendra dans sa position initiale avant de continuer à basculer, certainement en quelques secondes. Tous les hommes présents à bord seraient catapultés d’un bord à l’autre du navire, et les sangles de fixation pourraient se rompre. Si les voitures devaient s’entasser d’un côté, le surplus de poids ajouterait encore davantage d’élan, entraînant le basculement total du navire et sa perdition. Afin d’éviter cette catastrophe, ils doivent pomper une quantité d’eau précise. C’est le travail de Johnson d’en déterminer l’exact volume. Idéalement, il lui faudrait connaître la position et le poids de toutes les voitures, ainsi que la quantité d’eau présente dans chacun des 33 réservoirs et 14 ponts du navire. Malheureusement, le temps leur manque pour collecter toutes ces informations. Il devra faire des déductions et prier pour que son instinct ne le trompe pas. Au moment où ils émergent du navire, la nuit commence à tomber – la descente avait duré plus de trois heures –, aussi Habib décide-t-il de ne pas solliciter la Garde côtière pour les évacuer en hélicoptère. Le risque serait trop grand au crépuscule. La mer étant clémente, il estime qu’ils peuvent se frayer un chemin jusqu’à l’arrière du pont et s’élancer vers le Makushin Bay depuis le flanc affaissé du navire, à bâbord.
Johnson tombe sans être attaché à quoi que ce soit. Son corps ricoche sur un poteau en acier, le projetant dans un tourbillon incontrôlable.
Mais lorsqu’ils atteignent la poupe et font le point sur la situation, la tâche n’a pas l’air si facile. Si le pont était plat, ils n’auraient qu’à marcher tout du long. Mais désormais, c’est une falaise de métal de 105 pieds de haut, parsemée de bollards en acier aussi gros que des tonnelets. Si un membre de l’équipe était amené à glisser sans être attaché à une corde, il aurait beau griffer la surface lisse du navire que rien ne pourrait arrêter sa chute. Il serait propulsé en bas de la pente de 60°, seul l’acier émoussé des bollards pouvant retenir sa chute. Pire encore, l’aération du système automatique anti-incendie souffle sur le pont. Puisque les générateurs sont hors-service depuis des jours, le gaz carbonique froid et liquide qui s’en échappe se réchauffe et se dilate. À quelques minutes d’intervalle, la substance chimique absorbant l’oxygène explose de l’aération dans un nuage intense d’une température de -110 degrés. Une exposition directe provoquerait des gelures voire l’asphyxie. Habib a fait le tour de la zone avec un moniteur d’oxygène. Il assure que, malgré le nuage de gaz assourdissant qui explose à intervalles réguliers le long du pont, il y a suffisamment d’air frais et respirable. Malgré tout, Johnson est angoissé par la situation. Il se tient près d’un treuil géant, 25 pieds au-dessus de l’aération. Il devra grimper à travers la zone d’explosion pour se sortir du navire, avec 13 kilos de matériel sur le dos. Difficile de descendre le long de la corde avec ce poids encombrant en prime. Une fois la nuit tombée, Magone craint qu’il ne soit trop difficile de s’échapper du navire en sautant dans le Makushin Bay. Il entreprend donc la descente du pont, suivi par Trepte et Bergman. Le gaz carbonique explose de l’aération, faisant retomber des éclats de glace. Ils stoppent leur avancée pour protéger leurs visages avant de continuer à descendre. Johnson est de plus en plus nerveux et se fige. Il annonce à Habib que son sac le dérange. Habib lui propose de remonter vers la zone de largage de l’hélicoptère – il reste des cordes là-bas qu’il pourrait utiliser pour faire descendre son sac. Tandis que Johnson se tortille pour enlever son sac, Habib retourne en haut, vers la zone de largage. Lorsqu’il atteint l’extrémité la plus basse du pont, Magone lève les yeux et constate que Johnson n’a toujours pas commencé à descendre. « Pourquoi il est aussi long ? », se demande-t-il. « Au suivant ! » Un battement de cil, et soudain Johnson apparaît. Il passe indistinctement devant Bergman en hurlant. Johnson tombe sans être attaché à quoi que ce soit. Son corps ricoche sur un poteau en acier, le projetant dans un tourbillon incontrôlable. Il plonge la tête en bas devant Trepte. Personne n’a le temps de réagir – en moins d’une seconde, il a dévalé 80 pieds et sa tête percute un treuil dans un bruit écœurant. Son visage claque contre le métal, déchirant profondément la chair de son front. L’eau éclabousse à côté de lui. Du sang ruisselle à la surface. « Merde, merde, merde ! », hurle Trepte. Il se fige un moment, avant d’appeler Habib par radio : « Marty est tombé. » Sur le pont supérieur, Habib love une corde. « Tombé ? », pense-t-il. Il poursuit son geste quelques secondes encore. Tomber, ce n’est pas si grave. C’est comme glisser et se tordre la cheville. Il réalise par la suite que, pour un homme comme Trepte, tomber peut signifier sauter d’un avion sans parachute. Trepte ne l’appellerait pas si la situation était sans gravité, si Johnson ne s’était pas grièvement blessé ou n’avait pas perdu connaissance. « Il est conscient ? » demande-t-il à son tour par radio, sa voix teintée d’une inquiétude grandissante. « Non… » répond la voix de Trepte dans un braillement perçant le haut-parleur. Habib balance la corde en bas et se précipite le long du navire incliné. Le plus rapidement possible, il longe la corde et traverse la zone où souffle le gaz carbonique. Magone s’est balancé vers le treuil, au centre du pont, et lutte pour se stabiliser au-dessus de Johnson. « Est-ce qu’il respire ? » demande Habib dans un cri. Magone l’ignore. Johnson lui tourne le dos, et il a peur de le retourner vers lui. Habib s’élance sur sa corde et ensemble ils retournent son corps. Ses yeux sont ouverts, le regard fixe et vide. Aucun clignement. Aucun mouvement. Il y a du sang partout et il ne semble pas respirer. Mais il a du pouls. Johnson est vivant.
Le cœur d’Habib s’emballe. Il reste une chance. Il entreprend du bouche-à-bouche au moment où un bateau percute le Cougar Ace, à quelques pas d’Habib et Magone. Il s’agit du Emma Foss, un remorqueur de 101 pieds qui, alerté par l’échange radio, a décidé de leur venir en aide. Mais la collision arrache une partie de la rampe à laquelle Habib était attaché. Il bascule dans l’eau froide, sous le treuil. En quelques secondes, il se hisse à nouveau prêt de Johnson. « Sortons-le de là », crie-t-il. Au fond de lui, il se répète : « Il peut s’en sortir. Il a du pouls. » Le Emma Foss fait passer un brancard. Les hommes y attachent Johnson avant de le transférer sur le remorqueur, qui l’emmène à son tour sur une vedette de la Garde côtière. Là-bas, ils pourront le garder en vie grâce à leurs équipements médicaux. Il n’est pas encore trop tard. Johnson est transféré à bord de la vedette, avant que les aides-soignants n’établissent une connexion radio avec leur chirurgien situé à terre. Les médecins de la Garde côtière prennent la relève pendant qu’Habib et son équipe enjambent le Makushin Bay et patientent nerveusement pendant une heure. À 23 heures, le capitaine de la vedette appelle Habib. Marty Johnson est mort.
Baisser pavillon
L’aube est morne. Le lendemain matin, la Garde côtière envoie un lieutenant sur le Makushin Bay, pour prendre connaissance des événements et jauger l’état de l’équipe. Trepte et Bergman ont apparemment l’air d’aller. Trepte a déjà investi la couchette de Johnson : « Il n’en aura pas besoin », dit-il. Habib est comme pris de torpeur. Peut-être devrait-il renvoyer son équipe chez elle avant que d’autres vies ne soient perdues. Peut-être est-il temps d’abandonner le Cougar Ace. Le lieutenant écoute Habib raconter l’origine de l’accident : Johnson était perché sur le treuil du haut. D’une manière ou d’une autre, il a glissé et n’était attaché à aucune corde. En parlant de sa tentative d’aider son coéquipier, de son regard vide, Habib sent se former dans sa gorge une boule compacte. Il sent les larmes affleurer. Johnson était un de ses hommes, et l’un des meilleurs architectes navals du pays. Il détourne le regard.
La rampe s’abaisse et des hommes équipés pour le froid se précipitent sur le tarmac. Ils jettent un coup d’œil au sac mortuaire avant de continuer leur chemin. Les renforts sont arrivés.
La vision n’est pas réconfortante. Le Cougar Ace se dresse au-dessus du Makushin Bay comme une vague solitaire immobile. Impossible de l’ignorer – le navire n’est plus qu’à 140 milles de la rive, et la météo devrait se détériorer. Des vents de 26 milles par heure devraient souffler à la prochaine aurore, et le centre météorologique prévoit des vagues hautes de 16 pieds dans les jours à venir. L’équipe doit retourner à bord et attacher un câble de remorquage au Cougar Ace, au risque de le voir couler ou rejoindre le rivage. La Garde côtière, les pêcheurs du coin, les propriétaires navire, les Mazda : tous dépendent d’eux. Mais ils sont éreintés, en sous-effectif et, sans Johnson, ils avancent à l’aveuglette. Habib prend une décision : il restera. Mais pour terminer sa mission, il aura besoin de bras en plus. Il appelle le quartier général en Floride. Un navire de la Garde côtière conduit le corps de Johnson à Adak, une île Aléoutienne accidentée dotée d’une piste d’atterrissage. Sans attendre, un avion à deux hélices descend du ciel et se pose à l’autre bout de la piste. La rampe s’abaisse et des hommes équipés pour le froid se précipitent sur le tarmac. Ils jettent un coup d’œil au sac mortuaire avant de continuer leur chemin. Les renforts sont arrivés. Phil Reed – architecte naval en chef de Titan –, que sa femme a consenti à laisser partir, mène la troupe. Au début des années 1990, Reed était l’un des premiers à redéfinir les logiciels d’architecture navale dans le cadre des missions de sauvetage. Désormais âgé de 48 ans, il est le modéliste 3D le plus ancien de Titan, une sorte de geek bien installé. Mais Reed n’est pas un geek comme les autres. Certes, il est le seul à gambader le long des ponts, quelle que soit l’opération, avec un ordinateur sous le bras, et il se tapote distraitement le crâne avec la pointe de son surligneur, laissant des traces jaunes sur sa casquette de Titan. Mais il est aussi celui qui s’est rendu à Banda Aceh en 2004, après le tsunami survenu dans l’Océan Indien, et qui a persuadé l’armée indonésienne de protéger l’équipe pendant qu’elle remorquait un navire en ferrociment haut de 684 pieds qui s’était retourné. Il est aussi dégourdi que n’importe quel autre membre de l’équipe. Deux plongeurs – Yuri Mayani et Billy Stender – sont dans le sillage de Reed. On dirait une version chamailleuse de Laurel et Hardy. Mayani est un Panaméen grossier d’1 m 57, au sang chaud et à la musculature saillante. Stender est un homme taciturne d’1 m 88, originaire du Michigan, qui, autant qu’il le peut, vit retiré dans sa caravane nichée dans les bois proches de la frontière canadienne. D’une certaine façon, les deux hommes sont devenus de bons amis. Quand ils ne sont pas en mission, Mayani traîne dans le Michigan, se plaignant du froid dans un langage fleuri jusqu’à ce que Stender ne le gave assez de Pabst Blue Ribbon. Lorsque Mayani est avec lui, Stender peut se murer dans sa troublante réserve naturelle. Tout ce qu’il peut bien penser – qu’il s’agisse de reprendre un verre ou d’évoquer les seins de la blonde à l’autre bout du bar –, Mayani a tendance à l’exprimer avant lui et cinq fois plus fort. « On se comprend », explique Mayani. Stender appelle son ami « le Panamaniaque ».
Le Sycamore, le navire qui a conduit le corps de Johnson jusqu’à la rive, accueille les nouveaux membres de l’équipe à son bord avant de les mener rapidement au rendez-vous avec le Cougar Ace. Quelqu’un du QG de Titan, en Floride, prévient Habib par téléphone que Mayani, Stender et Reed sont en chemin. Habib espère qu’ils arriveront avant que la météo ne se gâte. La mer commence déjà à s’agiter, et cela ne peut être que synonyme de problèmes. À 00 h 45, une pluie effrénée et une eau dangereusement mouvementée réveillent Habib à bord du Makushin Bay. Il demande au capitaine du Emma Foss d’utiliser son projecteur pour surveiller les conduits d’aération des cales à bâbord du Cougar Ace. Normalement, ces aérations servent à évacuer les gaz d’échappements à l’embarquement et au débarquement des véhicules. Lorsque le navire est droit, les conduits se situent à 70 pieds au-dessus de l’eau et disposent de rabats pour empêcher la pluie d’entrer. Ils n’étaient pas censés être immergés, mais le Emma Foss retransmet par radio que les vagues grimpent jusqu’à trois pieds en-dessous d’eux. S’ils se retrouvent sous l’eau, cette dernière risque de repousser les battants et de s’infiltrer dans les cales du Cougar Ace jusqu’à ce que le navire coule. À midi, Habib craint que le navire ne soit perdu. La houle grandissante s’abat à bâbord, soulevant les vagues jusqu’aux conduits d’aération. Au même moment, les remous ont aggravé l’inclinaison du navire, abaissant les conduits plus proche encore des vagues. Le seul espoir d’Habib est de remorquer le navire jusqu’à la mer de Béring, du côté sous le vent des Îles Aléoutiennes – une solution que la Garde côtière préfère éviter à cause des risques potentiels pour l’environnement. Le Sea Victory, un remorqueur de 150 pieds, s’est rendu sur les lieux avant de parvenir à attraper au lasso la cornemuse à l’arrière du Cougar Ace. Son moteur de 7 200 chevaux a la force nécessaire pour tracter le navire à travers les courants rapides du passage de Samalga, et l’amener du côté sous le vent des îles. Si Habib y parvient, le relief servira de bouclier contre le vent et les vagues. Il n’a pas le choix. Il est temps de relever le défi.
Le ballet aquatique
« Enfoiré de manipulateur », vocifère Mayani. Il a beaucoup de respect pour Habib mais l’appelle « enfoiré de manipulateur » parce qu’il l’entraîne toujours à faire des choses absurdes. Et, du point de vue de Mayani, ce coup-là risque d’être la pire enfoirée de manipulation de l’histoire. C’est sans doute la chose la plus incroyable que Reed ait jamais vue en mer. Il monte à bord du Makushin Bay et Habib lui tend d’un air grave l’ordinateur de Johnson. Reed confirme l’affirmation du défunt architecte : le navire pourrait facilement sombrer. Si elle espère diminuer ce risque, l’équipe devra s’assurer que le plus gros réservoir bâbord soit rempli afin de compenser tout mouvement brusque. L’équipage avait rapporté l’avoir laissé à moitié rempli. La première mission importante de Titan est donc toute trouvée : s’aventurer au plus profond du navire pour percer un trou dans le réservoir et le remplir entièrement.
C’est leur seule opportunité de s’exercer avant d’embarquer dans le navire. Avec un peu de chance, personne d’autre ne mourra.
Pour ce faire, ils devront descendre comme des spéléologues. Habib envoie donc ses hommes sur le Redeemer, un remorqueur de 132 pieds qui s’est joint à l’opération. Il les salue brièvement et s’agrippe à une corde pendue à une rampe du pont supérieur avant de commencer son ascension, au moyen d’un grigri appelé ascendeur. Ils sont à l’embouchure du passage Samalga, il n’y a pas le temps de bavarder. Du coin de l’œil, Mayani regarde Stender et lui demande ce qui prend à Habib : « C’est un putain de singe, maintenant ? » « Ta gueule ! » s’écrie Habib. Il explique par la suite que le Cougar Ace est devenu un labyrinthe. Puisqu’il est couché sur le flanc, il leur faudra apprendre à marcher sur ses murs et escalader ses ponts glissants et périlleux. Malheureusement, ils devront faire cet apprentissage au beau milieu de l’océan. C’est leur seule opportunité de s’exercer avant d’embarquer dans le navire. Avec un peu de chance, personne d’autre ne mourra. Pendant que l’équipe s’entraîne sur les cordes, les remorqueurs traînent prudemment le Cougar Ace à travers le passage jusqu’aux eaux calmes de la mer de Béring. Les conduits d’aération sont perchés au-dessus de la surface – un danger en moins, pour le moment. Ils doivent maintenant remonter à bord. Le Emma Foss dépose l’équipe nouvellement composée du côté le plus affaissé de l’arrière-pont du Cougar Ace, à quelques pieds de la chute fatale de Johnson. Reed fait office de guide à travers les enchevêtrements des cales du navire – il a passé les dernières 24 heures à mémoriser la complexité du plan du Cougar Ace. Mais c’est une chose de retenir les lignes ordonnées d’un plan, c’en est une autre de traverser les confins obscurs d’un navire qui a chaviré. C’est pourquoi Reed n’est pas toujours certain de leur emplacement et que le flot constant d’insultes bien pensées de Mayani résonne dans l’obscurité. Personne ne veut se perdre ici. Il leur faut presque trois heures de rappel et d’escalade pour atteindre le 13e pont et, lorsqu’ils y parviennent, personne n’a l’air enchanté. À cette profondeur, ils sont bien en-dessous du niveau de la mer. La mer de Béring fait pression sur la coque en acier. Ils ont l’impression d’être à l’intérieur d’un sous-marin abandonné.
Reed et Habib rampent le long du pont incliné, jetant un œil de temps à autre aux dessins des compartiments internes du navire. Ils cognent contre un morceau d’acier : c’est le sommet du réservoir bâbord. Trepte sort une perceuse et commence à forer. De l’eau se met soudainement à gicler. Le réservoir est déjà plein et sous pression – l’eau doit s’écouler depuis un conduit d’aération endommagé du côté immergé du navire. Elle jaillit violemment. Sans le savoir, ils ont provoqué la pire des éventualités : la cale inférieure s’inonde. Ni une ni deux, Trepte recouvre le trou du bout d’un doigt et appuie fermement. Le bruit de jet d’eau s’arrête brusquement, et les échos des cris et des jurons invoqués sur le moment ricochent dans la cale. De l’eau salée ruisselle sur les Mazda, et bientôt la panique se transforme en un rire contagieux. Avec un seul doigt, Trepte garde le navire entier à flot. « — Eh bien, on dirait que le réservoir est déjà rempli, remarque Reed, amusé. — Très drôle, répond Trepte. Et maintenant, si l’un de vous allait trouver comment réparer ce bordel ? » Tandis qu’Habib se hâte vers le Makushin Bay, en quête d’une solution, Mayani bouche le trou avec son doigt pour laisser du répit à Trepte. Ils se relaient pendant une heure et demie avant qu’Habib ne revienne avec un boulon en métal fuselé pour obstruer le trou. Leurs doigts en ont pris un coup, mais ils savent désormais que le réservoir est plein. Reed entre les données dans son modèle informatique, effectue le calcul et communique à Habib la quantité d’eau à verser dans les réservoirs du haut. C’est l’heure de remettre le navire en place. L’idée est de disposer de grandes pompes dans tout le navire et de commencer à déplacer les fluides dans une sorte de ballet aquatique minutieusement orchestré. Reed a déjà chorégraphié la danse dans son modèle GHS mais n’a toujours pas été en mesure de trouver une solution qui garantirait la bonne marche de l’opération. En effectuant la simulation, GHS prévoit parfois la remise à flot du navire, sauf qu’il arrive que ce dernier continue à chavirer jusqu’à se retrouver la tête sous l’eau. Avant de couler. Habib préfère ne pas s’en inquiéter pour le moment et ordonne à Mayani et Stender de positionner les pompes près de l’eau qui a submergé le pont n°9. Bien qu’ils soient des plongeurs hautement entrainés, ils sont polyvalents lors des missions de sauvetage. Ils sont capables de faire fonctionner des grues, conduire des bulldozers, et découper le métal à l’aide de torches à plasma. Stender peut même piloter un hélicoptère. En l’occurrence, leur rôle consiste à trimballer des pompes de 45 kilos à leur place. Puisque aucun treuil ne fonctionne sur le navire, les deux hommes portent les pompes manuellement, alliant, comme aime le dire Mayani, leurs prédispositions pour « les tractions et les grues ». Mayani est le prédisposé à la pompe. Stender noue une corde autour de con collègue, une deuxième autour de la pompe puis, grâce à un dispositif d’assurage, les descend tous les deux au fond du pont n°9. Pour éviter qu’elle ne se balance lors de la descente, Mayani étreint la pompe. Les malheurs de Mayani sont une autre histoire. « J’suis pas une putain de balle de flipper, putain de merde ! » beugle-t-il alors qu’il ricoche sur les murs et les voitures. Appréciant la référenc, Stender s’autoproclame gourou du flipper. Les cris alertent Habib, qui décide de descendre en rappel. Il allume sa lampe frontale devant Mayani qui, enlaçant toujours la pompe, se balance en avant et en arrière dans l’espoir de prendre assez d’élan pour sauter sur une colonne de voiture.
Une chance, le Cougar Ace est un vaisseau fantôme – personne pour venir se mettre en travers de leur route. Stender et Mayani se frayent un chemin jusqu’au pont.
« — Vous faites quoi tous les deux ? demande-t-il. — Qu’est-ce qu’on a l’air d’être en train de foutre ? rétorque Mayani. Voler des voitures ? — Écoute, je veux pas de dégâts, dit Habib. Même pas une trace de doigt. » Prenant plus d’élan que prévu, Mayani s’élance à l’opposé des voitures avant de revenir à son point de départ. Il heurte le pare-brise d’une CX-7 et fracasser le rétroviseur d’une autre. « Toi tu viens avec moi, saloperie ! » crie-t-il à l’encontre du rétroviseur, avant de l’arracher net. Habib hoche la tête. « Désolé ! » hurle Mayani. « C’était moi ou le putain de rétro. » Une fois les pompes installées, Stender et Mayani s’aventurent dans le navire. Mayani est en quête de jumelles – il aime collecter des souvenirs de ses expéditions. Il avait ramené une radiobalise en plastique jaune du dernier sauvetage auquel il avait contribué, et l’affiche fièrement à côté de son écran plat dans son appartement de Floride. Parfois, l’équipage désapprouve et les traite de pirates. « Vous croyez qu’on est quoi, putain ? » aime répondre Mayani. « On a l’air de yuppies ? » Une chance, le Cougar Ace est un vaisseau fantôme – personne pour venir se mettre en travers de leur route. Stender et Mayani se frayent un chemin jusqu’au pont. Il n’y a pas de cordes ici, ils ne sont donc plus assurés. Ils trouvent une porte en haut du pont, mais lorsque Mayani l’attrape, elle s’ouvre avec fracas et lui fait perdre l’équilibre. Stender se jette sur lui, mais Mayani bascule et tombe à l’intérieur, glissant le long du pont incliné. Tandis qu’il gagne de la vitesse, il essaye de s’agripper à n’importe quoi et parvient à envelopper son bras autour de la chaise du capitaine, 40 pieds plus bas, arrêtant sa chute. Incroyable mais vrai, il aperçoit une paire de jumelles suspendue à la chaise. « — Ça va ? s’écrie Stender, au bord de la panique. — J’ai trouvé les putains de jumelles, répond Mayani, oubliant l’espace d’un instant qu’il est accroché à la chaise comme à un arbre saillant d’une falaise. — Bien joué, rétorque Stender. Tu t’en es bien sorti. Maintenant, comment tu comptes faire pour te sortir de là ? » Mayani n’a aucune bonne réponse à fournir. Scrutant l’obscurité autour de lui, Stender trouve un tuyau d’incendie. Il empoigne le jet et le glisse en bas, avant que Mayani ne s’en serve pour remonter. Sa chute est semblable à celle qui a tué Johnson, mais Mayani n’a pas l’air trop préoccupé. Au lieu de cela, il inspecte les jumelles. Une des lentilles est fissurée. « Merde ! » dit-il, avant de les jeter dans le vide. « Ok tout le monde », annonce Habib dans son micro. Les radios crépitent dans tout le Cougar Ace. Bergman, Trepte, Mayani et Stender sont prêts à redescendre dans les cales et enclencher les pompes. Quatre autres membres de l’équipe sont arrivés pour les assister. « C’est parti pour remettre ce navire à flot ! » lance Habib.
Les pompes se réveillent dans un rugissement. Le modèle de Reed n’indique pas la durée de l’opération. Si le navire regagne sa position aussi vite qu’il a chaviré, elle ne risque pas de durer bien longtemps. Comme un dangereux tour de montagnes russes. Dans la mesure où les radios ne sont pas assez puissantes pour atteindre les cales inférieures, Habib joue à la fois le rôle de chef de mission et de relayeur. Placé au centre, sa radio peut donc communiquer avec l’équipe du haut et celle du bas. Suivant le plan de Reed, il crie ses ordres : « Pompez l’eau du pont n°9 par-dessus bord. Commencez à remplir le cinquième ballast tribord maintenant ! » Il a l’air du chef d’orchestre d’une symphonie marine. Les calculs de Reed montrent que le cinquième ballast tribord doit être rempli à 20 % de sa capacité pour que le Cougar Ace se redresse. À mesure que l’eau se verse dans le réservoir, l’inclinaison du navire s’éloigne des 60°. « Elle bouge », annonce Habib par radio, calmement. Toute l’équipe attend avec anxiété que le navire se retourne en un instant, mais il se redresse lentement, comme un boxeur sonné après un méchant coup. De l’eau se déverse en cascade sur ses flancs. Aucun mouvement brusque n’est à déplorer – c’est comme si le navire lui-même doutait de sa capacité à se relever, comme s’il doutait de pouvoir retourner parmi les vivants. Tandis que le Titan amadoue le Cougar Ace pour le voir se rétablir, Habib accroche une bouteille d’eau à l’extrémité d’une corde et attache l’autre extrémité à un tuyau, formant ainsi un fil à plomb de fortune. À l’aide de trigonométrie de base, il calcule leurs avancées : 56,5 degrés… 51 degrés… 40 degrés. Le Cougar Ace se relève. D’heure en heure, il a de plus en plus l’air d’un navire comme les autres. Stender et Mayani restent à bord, dormant sur des voitures, fumant des cigarettes et s’occupant de garder les pompes. Pour déjeuner, ils lancent doucement le bout d’une corde par une porte à mi-chemin de la coque tribord. Elle atteint le Makushin Bay, 50 pieds plus bas, et l’équipage du bateau y attache quelques provisions. Mais lorsque Stender et Mayani ramènent la corde et découvrent que leur repas se résume à du chou bouilli et du maïs grillé, ils partent au quart de tour. « On mange pas de chou, bande d’enfoirés de merde ! », vocifère Mayani, jetant violemment le chou sur l’équipage. Les hommes évitent le projectile fumant et humide, qui s’écrase alors sur le pont et la timonerie du Makushin Bay. Alors que le chou est propulsé loin du Cougar Ace, Habib vérifie encore une fois son balancier. Il continue à se déplacer : 34 degrés, 28 degrés… et ainsi de suite.
~
À la fin du deuxième jour de pompe, le Cougar Ace se tient de nouveau à la verticale. Quelques jours plus tard, les propriétaires montent à bord pour réclamer le navire. Ce qui, au départ, semblait être une cause perdue, flotte désormais fièrement à la surface. Le navire n’a pas coulé. 99 % de sa cargaison est intacte. Aucun désastre environnemental n’est à signaler. Bien vite, le compte de Titan se voit crédité de plus de 10 millions de dollars. Pendant plus d’un an, les 4 703 Mazda transportées par le Cougar Ace sont entreposées dans un énorme parking de Portland, dans l’Oregon. Finalement, en février 2008, les voitures sont chargées une par une sur un convoyeur à courroie de huit pieds. Il les soulève en hauteur avant qu’elles ne s’écrasent dans un broyeur haut de 50 pieds, machine imposante de couleur jaune et bleue, perchée sur une plateforme en béton de 2,5 hectares. À l’intérieur de la machine, 26 marteaux – pesant chacun 453 kilos – écrasent les voitures en deux secondes pour les réduire à des morceaux pas plus gros qu’un poing. Les gros morceaux sont par la suite recrachés à l’arrière. Même si la plupart des voitures semblaient indemnes, elles ont tout de même passé deux semaines couchées à un angle de 60°. Rien ne peut assurer Mazda qu’elles ne seront pas défaillantes. Les airbags fonctionneront-ils correctement ? Les moteurs tourneront-ils parfaitement au cours de la période de garantie ? Plutôt que de risquer des poursuites, Mazda a préféré détruire l’intégralité de la cargaison. Habib et les autres s’en fichent éperdument. Dans les seize mois qui ont suivi le sauvetage du Cougar Ace, l’équipe a fait le tour du monde. Ils ont dégagé un derrick échoué sur l’île la plus isolée de la planète, à 1 700 milles au sud de l’Afrique. Puis ils ont bataillé pour débarrasser une plage du Mexique d’un porte-conteneur de 1 000 pieds, et ils ont sauvé un bateau transportant du propane au beau milieu d’une tempête caribéenne.
Mais aucun d’entre eux n’oubliera le Cougar Ace. Quand Mayani descend des shots de Bacardi dans des boîtes de nuit de Miami, il lui arrive de repenser à la première fois où il a vu l’énorme transporteur flotter de travers sur la mer. Cette vision le fait frissonner, avant que le rhum ne fasse son effet. Même chose pour Stender. Trepte est le seul qui n’a pas l’air affecté. « Écoute, mon pote, je ne fais que des trucs de dingue », dit-il au téléphone, dans son pavillon de Trinité. « On s’y fait. » Mais Habib ne s’y fait pas. La mort de Johnson lui pèse toujours sur les épaules. Lorsque l’équipe lui propose d’assister à une remise à niveau en réanimation cardio-respiratoire, c’est solennellement qu’il arrive dans la salle de conférence de l’hôtel, près de l’aéroport de Fort Lauderdale. L’instructeur dispose quelques mannequins en plastique sur le sol tapissé et demande à Habib de montrer comment il s’y prend. Deux autres employés de Titan, eux aussi de la partie, s’amusent des visages émaciés des mannequins, qui ressembleraient à ceux de prostituées rencontrées lors d’une récente mission en Russie. Habib n’est pas amusé. Il ne se joint pas à leurs rires. Il s’agenouille près d’une des masses décolorées, souffle dans sa bouche, et tente de la ramener à la vie.
Traduit de l’anglais par Mehdi Chauvot d’après l’article « Deep Sea Cowboys », paru dans Epic Magazine. Couverture : le Cougar Ace, par Joshua Davis.