Une épidémie mystérieuse
L’horreur était tapie au creux de son estomac, une douleur épuisante et lancinante. Tout le long du trajet, Rosemond Lorimé pouvait la sentir se répandre hors de lui, semblable à une rivière s’écoulant davantage à chaque tournant de la route montagneuse. Rosemond habitait une cabane faite de boue et de chaume à Meille, un petit village du plateau central d’Haïti qui s’étend le long de la rivière du même nom. Au milieu des plants de haricots et de bananes, les occupations y sont rares pour un homme de 21 ans. On peut nager ou se baigner dans la rivière. On peut aussi aider ses aînés à élever les cochons et les poulets, ou encore à planter du manioc. Rosemond et son cousin avaient aussi l’habitude de vendre du rhum et du kleren – un alcool de contrebande fabriqué à partir de la canne à sucre – aux soldats de la base de l’ONU, ou de leur présenter des filles de la région en échange de quelques dollars. C’était tout. À Meille, même le tremblement de terre avait été ennuyeux. Le sol avait tremblé, grondé, et le silence était revenu.
La maladie est apparue neuf mois après le séisme. Le père de Rosemond est tombé malade le premier. Une douleur sourde et lancinante irradiait dans tout son corps. Puis s’est manifestée la diarrhée, suivie de vomissements, en jets continus, pareils à une averse automnale. Très vite, toute la famille en a été victime : Rosemond, ses quatre frères et sœurs, ainsi que sa mère. La maladie s’est ensuite propagée aux maisons voisines. La famille a rassemblé ses économies pour envoyer le père de Rosemond se faire soigner à l’hôpital voisin de Mirebalais. Mais il est vite apparu évident que Rosemond était le plus durement atteint. La souffrance lui vrillait les entrailles, la fièvre le prenait et son intestin le faisait souffrir comme s’il avait avalé un boisseau d’épines. Son estomac rejetait instantanément tout ce qu’il ingérait. L’eau qu’il buvait était aussitôt vomie ou évacuée. Même chose pour le riz. Même le thé à l’ail et les feuilles de coton que les femmes du village lui avaient donnés pour apaiser ses douleurs avait fini par être vomis ou emportés par les diarrhées. Ces dernières n’en finissaient plus : Rosemond avait de plus en plus soif. Les voisins ont commencé à parler de mauvais sort. La famille de Rosemond s’est alors mise à chercher l’argent nécessaire pour l’envoyer à son tour à l’hôpital, mais il leur a fallu des jours pour en rassembler suffisamment. Le jour où son père est revenu, ébranlé mais vivant, les frères de Rosemond ont hissé le jeune homme comateux sur la selle arrière d’une mobylette, avant de prendre la direction de Mirebalais. Sous un ciel aride, des bras ont porté Rosemond à travers les corridors du petit hôpital aux murs verts. Un cri a résonné dans la pièce. Asphyxié, Rosemond a fermé ses yeux desséchés pour ne plus jamais les rouvrir. C’était le 17 octobre 2010.
Le mercredi 20 octobre marquait pour moi, une fois n’est pas coutume, la fin de la semaine. L’intérêt de la presse internationale pour Haïti avait diminué au fil des jours et j’étais prêt à prendre des vacances. Je cheminais péniblement le long de la route de Delmas en compagnie de mon guide, Evens Sanon, en direction des locaux d’Associated Press. Nous louvoyions entre les camions citernes à eau, les chèvres errantes et les taxis surchargés quand la nouvelle nous est parvenue à la radio : « … à l’hôpital de Saint-Marc. Le ministère de la Santé publique et de la Population signale 41 décès. La plupart sont des enfants. Les patients présentent des vomissements, de la fièvre et d’importantes diarrhées. Le ministère de la Santé publique et de la Population encourage tous les citoyens du département de l’Artibonite à guetter ces symptômes et à les signaler… » Tout à coup, je me suis moi aussi senti malade. Même si les experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les ONG médicales et le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) avaient insisté sur le risque mineur qu’une grave épidémie se propage, ils avaient ensuite conduit des campagnes actives de vaccination contre la diphtérie, le tétanos, la rougeole et d’autres affections contagieuses du même type. Mais là, au vu du nombre de personnes, de la spécificité des symptômes et du caractère très localisé de l’infection, c’était différent.
On a sorti nos téléphones. Evens a contacté le ministère de la Santé pour confirmer l’annonce. Moi, j’ai fait ce que je fais toujours lorsqu’une information capitale arrive d’une région d’Haïti qui ne m’est pas directement accessible. J’ai appelé les Nations Unies. « Oui, c’est exact », m’a affirmé le porte-parole. Une équipe internationale était déjà en route sur le trajet d’une centaine de kilomètres qui sépare Port-au-Prince de Saint-Marc pour enquêter. Et oui, il y avait des morts : 19 confirmés. Saint-Marc se trouve le long de la côte, à une heure de route de Port-au-Prince, juste en dessous du delta de la rivière Artibonite. L’hôpital principal était submergé par les patients : plus d’un millier, originaires de tout le delta de la rivière. Les malades et les mourants gisaient sur des serviettes souillées, à même le parking. Des infirmières affairées mettaient les malades sous intraveineuse. La police avait barricadé l’entrée principale de l’hôpital pour ne laisser passer que les urgences. Les gens regardaient leurs proches mourir, totalement impuissants. Les policiers avaient le nez et la bouche couverts de bandanas et de masques chirurgicaux, au cas où cette mystérieuse maladie se transmettrait par les voies respiratoires. En fin de semaine, plusieurs cas de diarrhées, la plupart en phase terminale, se manifestaient déjà dans les hôpitaux dans toute la vallée de l’Artibonite et sur le Plateau Central voisin. Les enquêteurs sanitaires ont alors prélevé huit échantillons de selles pour les analyser au laboratoire national de Port-au-Prince. Tous ont confirmé la présence de choléra. Les téléphones des responsables de la santé se sont mis à sonner partout dans la capitale, au Centre pour le contrôle et la prévention des maladies à Atlanta au bureau du département chargé des affaires haïtiennes à Washington, ainsi qu’au siège de l’OMS, à Genève. Tout le monde le savait : le choléra est un meurtrier impitoyable à la propagation rapide. D’ici la fin de la semaine suivante, 200 personnes en mourraient. Les caméras étaient à nouveau braquées sur Haïti. Brian Williams donnait le ton sur NBC : « Au-delà des pertes humaines, la propagation inévitable d’une épidémie constituait notre pire crainte en arrivant sur place dans les heures qui ont suivi le séisme à Haïti. À présent, c’est arrivé, le choléra s’est déclaré dans ce pays qui lutte encore chaque jour pour sa survie. » Cependant, un détail clochait. Si le choléra était la conséquence inévitable du tremblement de terre, dont l’épicentre se situait à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de la capitale, comment expliquer que les cas soient apparus à l’intérieur des terres, à 70 kilomètres plus au nord ? Et pourquoi neuf mois plus tard ?
La souche du problème
Après une catastrophe naturelle, journalistes, secouristes et survivants considèrent généralement qu’une épidémie est imminente, soit parce qu’ils supposent que les installations sanitaires seront détruites, soit parce qu’ils ont la conviction qu’un ennui ne vient jamais seul. Juste après le séisme, des milliers de cadavres en décomposition jonchaient les rues d’Haïti, leur puanteur emplissant l’air. La peur des survivants était infondée mais, terrorisés, ils s’imaginaient déjà que l’odeur de putréfaction était porteuse de maladies. C’est en profitant de cette peur qu’un prêcheur est parvenu à convaincre des habitants d’un bidonville de Port-au-Prince de confier leurs enfants à un groupe de missionnaires baptistes américains, qui ont été rapidement arrêtés à la frontière pour trafic d’êtres humains… Si les autochtones craignaient alors les morts, les étrangers, eux, vivaient terrifiés par les vivants. Les camps sordides de réfugiés abritant des millions d’Haïtiens sans abris étaient dépeints par les médias comme des bouillons de culture : la distribution d’eau saine et les campagnes de vaccination sont vite devenues des priorités pour les secours. Sean Penn, acteur et militant le plus célèbres de la campagne humanitaire, a déclenché un vent de panique en parlant d’une épidémie de diphtérie suite à la découverte d’un cas mortel en mai. Une fois l’avertissement démenti, toute peur s’est presque dissipée. Beaucoup d’intervenants ont alors souligné que l’absence d’épidémie était une rare victoire pour les efforts humanitaires. D’autres parlaient même de miracle. En effet, des recherches ont démontré que les risques d’une pandémie post-catastrophe naturelle sont très largement surestimés. Une équipe de chercheurs français a d’ailleurs remarqué que sur plus de six cents catastrophes survenues entre 1985 et 2004, seules trois d’entre elles ont engendré une épidémie. La prévalence est à peine plus élevée qu’en cas de large migration de population. Sachant cela, l’OMS et les autres organisations sanitaires n’ont pas ménagé leurs efforts pour combattre, à la moindre occasion, le catastrophisme engendré par Sean Penn et par les médias.
De plus, si une épidémie devait se déclarer, la maladie était déjà probablement présente avant le séisme. Le choléra se répand via la contamination de la nourriture ou des eaux par les selles humaines, un phénomène révélateur d’une mauvaise hygiène. Il est le plus souvent associé à un faible niveau de vie. Vous pouvez avoir affaire à la population la plus pauvre du monde, frappée par des ouragans, des séismes ou même une pluie de grenouilles : en l’absence de Vibrio cholerae, la bactérie responsable du choléra, il n’y aura pas d’épidémie. La première pandémie de choléra s’est déclarée en 1817 : la maladie, endémique en Inde, a rapidement ravagé toute l’Asie. Cinq pandémies importantes ont alors suivi, la dernière d’entre elles datant de 1923. En 1961, une septième est apparue. Véhiculée par un autre type de bactérie, elle a débuté en Indonésie. Alors que les six premières épidémies étaient le fait du classique Vibrio cholerae, la septième était causée par une souche baptisée « El Tor ».
En 1991, la souche de choléra El Tor est apparue dans des plats de ceviche au Pérou. Elle a sévi dans toute l’Amérique du Sud, sans épargner l’Amérique centrale et le Mexique, avec également des cas signalés dans le nord aussi loin qu’au Canada. Pourtant, El Tor a épargné les Caraïbes. Pas un seul cas ne s’est manifesté dans les îles, y compris à Haïti. À tel point qu’en février 2010, un mois après le tremblement de terre, le CDC déclarait, plein d’assurance : « Le choléra est absent des Caraïbes […], son apparition y est extrêmement improbable. » Le lundi 25 octobre, Jon Andrus, le directeur adjoint de l’organisation panaméricaine de santé (en collaboration avec l’OMS) a signalé pendant une conférence de presse que cette épidémie était la première du genre à Haïti depuis « peut-être plus d’un siècle ». Un murmure de stupeur a parcouru la salle. Un journaliste du British Medical Journal, qui suivait la conférence à distance, a alors demandé pourquoi, « malgré les conditions de vie épouvantables des habitants de la capitale », l’épidémie de choléra ne s’était pas manifestée plus tôt en Haïti. Andrus a ri d’étonnement, avant de répondre : « C’est la question à un million de dollars. »
Le teledjol
Haïti a toujours été un pays où les rumeurs vont bon train. Les nouvelles circulent à la croisée des chemins de montagne, au stand de loterie du coin de la rue et entre voyageurs comprimés, épaule contre épaule, à l’arrière d’un bus bondé. Il y a bien des chaînes de télévision et des stations de radio, qui portent des noms tels que Télé Ginen et Télé Caraïbes, mais aucune d’entre elles ne peut rivaliser avec la célérité, l’exhaustivité et la capacité d’anticipation du teledjol, « la chaîne orale ». Parfois, le teledjol transmet des informations importantes comme les prémisses d’une émeute ou bien la démission d’un politicien de haut rang. D’autres fois, tout le monde jurerait qu’une fermière du sud-ouest a donné naissance à un poisson. On ne peut pas faire son travail de journaliste sérieusement à Haïti si on ignore le teledjol. Et la meilleure façon de juger de la véracité d’une rumeur particulière est d’aller la vérifier soi-même. Le teledjol a battu son plein dès que la nouvelle d’une épidémie de choléra s’est répandue. Certaines personnes avaient entendu dire que la maladie avait commencé lorsqu’un soldat de l’ONU avait vidé des latrines dans un cours d’eau. D’autres affirmaient qu’un hélicoptère blanc de l’ONU avait était aperçu en train de répandre une poudre noire dans l’Artibonite. Il s’agit là d’un classique du folklore haïtien, où le kou d’poud – ou « attaque à la poudre » – provoque la mort ou la zombification. Le 25 octobre 2010, un ami m’a envoyé un lien vers un blog d’épidémiologie. Son courriel s’intitulait : « Épidémie de choléra à Katmandou, au Népal ». Le lien menait à un article de l’Himalayan Times datant du mois précédent. Le Népal est un pays où le choléra est endémique. Néanmoins, des regains d’activité de la maladie avaient été récemment signalés. Les médecins de l’hôpital de Katmandou avaient donc prévu qu’une épidémie était à craindre. Les soldats de l’ONU, stationnés près de la rivière Artibonite, étaient originaires du Népal.
Le lendemain, un communiqué de presse de l’ONU est arrivé dans ma boîte mail. Il était rédigé dans ce français très formel habituellement adopté pour toutes les déclarations de l’ONU concernant Haïti, mais à la lecture, je m’imaginais bien l’accent sautillant de Vincenzo Pugliese, son expéditeur dominico-italien. Le bureau de presse de la MINUSTAH était en plein mouvement : le dernier porte-parole était parti au Darfour et sa remplaçante n’était pas encore arrivée, laissant la responsabilité à Pugliese, l’adjoint. C’était un homme à la carrure d’ours avec un crâne dégarni clairsemé de cheveux bruns, courts et bien coiffés, mais son dynamisme et son affabilité masquaient mal son mépris sans borne pour la presse. Le communiqué N°PIO/PR/423/2010 indiquait : « La mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) entend démentir les rumeurs circulant dans certains médias, selon lesquelles des déjections humaines qui auraient été versées dans une rivière à Mirebalais par la MINUSTAH seraient responsables de l’épidémie de choléra en Haïti. » Pourquoi l’ONU se donnait-elle la peine de démentir des rumeurs ? Avaient-elles un fondement de vérité ? Le communiqué continuait comme suit : la base népalaise comportait « sept réservoirs sceptiques » construits selon les « normes de construction de l’agence pour la protection de l’environnement des États-Unis », vidés « chaque semaine par quatre camions d’une entreprise privée ». Les sept réservoirs étaient situés à « 250 mètres de la rivière […] soit plus de vingt fois la distance requise au niveau international ». La gestion des déchets était « conforme aux standards internationaux ». C’était une tentative de gestion de crise bien médiocre. Avec ce communiqué, l’ONU légitimait les rumeurs, voire les renforçaient en donnant des éléments que tout un chacun pourrait vérifier en se rendant simplement sur place.
Le village de Meille est un regroupement de maisons de béton et de chaumières aux toits de chaume, installé le long de la route nationale n°3. Les habitations s’étendent derrière les talus qui longent la route : on les distingue derrière les arbres. L’ONU, elle, a construit sa base de manière à être bien visible. Dans une clairière, entre l’autoroute et la rivière Meille, des soldats ont érigé une haute porte blanche et une série de tours de guet encore plus hautes, jalonnant un mur d’enceinte coiffé de barbelés. Sur la porte, on pouvait lire : ONU. BATAILLON NÉPALAIS. MINUSTAH HAÏTI. CAMP ANNAPURNA. De jeunes hommes du village se tenaient devant les portes. Ils portaient des sacs à dos et des casquettes de baseball. Evens les a salués en s’approchant d’eux les bras ouverts : « On a entendu dire que quelqu’un versait du kaka dans la rivière. Vous en savez quelque-chose ? » Ils ont acquiescé. « Vous pouvez nous montrer l’endroit ? » Comme un seul homme, ils se sont retournés pour marcher droit vers la base. Nous leur avons emboîté le pas. Des soldats népalais en tenue de camouflage brun et vert, coiffés de casques bleus, nous observaient depuis une tour de garde. Juste avant d’atteindre la porte, les jeunes ont bifurqué à droite pour se diriger à l’arrière de la base, où seule une étroite crête de boue séparait l’enceinte du camp de la rivière. Alors qu’on s’approchait, les hommes se sont couverts le nez et la bouche. Une seconde plus tard, j’ai compris pourquoi. L’odeur d’excréments était abominable. En retenant notre souffle, nous avons traversé un talus de béton qui suivait la rive. Un soldat de l’ONU, une femme avec une queue de cheval blonde sortant de sous son casque bleu, était en faction au bout du talus. Son épaule arborait un drapeau guatémaltèque. Une épaisse valise en plastique noir, scellée par des attaches sécurisées, se trouvait à ses pieds. « — Ça sent pas bon, pas vrai ? lui ai-je demandé en espagnol. — Non », a-t-elle répondu. Elle a ouvert la bouche pour ajouter quelque chose, avant de regarder ailleurs. Au bas de la crête, on pouvait voir à l’air libre un tuyau de PVC cassé. Il semblait provenir de latrines situées dans le périmètre du campement. Un liquide noir s’en déversait directement dans la rivière. Ça empestait d’ici, à plusieurs mètres. Un peu plus bas, un groupe d’officiers de la police militaire guatémaltèque étaient en train de prélever un échantillon du liquide : ils l’ont placé dans un pot, puis scellé avec un couvercle bleu ciel. Ils sont ensuite partis, passant près de nous sans un regard. Les soldats népalais nous scrutaient à travers le grillage de la base. L’un d’entre eux s’est penché pour retirer le couvercle de béton d’un réservoir souterrain, et une odeur atroce s’est répandue d’un seul coup. « Whao ! Kaka ! » s’est écrié un des villageois. Ils ont tous éclaté de rire. Un autre villageois, un peu plus âgé que les autres, a tapé sur l’épaule d’Evens. Il était vêtu d’un polo, d’un short bleu et de galoches toute mouchetées de ce que j’espérais être de la boue. « Toi et le blanc vous devriez venir avec moi de l’autre côté de la route », lui a-t-il lancé. Le fermier nous a alors emmenés à l’arrière de la maison de béton qu’il partageait avec sa femme et ses cinq enfants. Son épouse tenait le plus jeune dans ses bras sous le porche. Au sommet d’une petite colline, après avoir croisé une mule efflanquée et quelques cochons, l’odeur était de retour. Nous avions sous les yeux deux mares luisantes de fèces, reposant dans des fosses d’aisance creusées à même le sol. « C’est là que la MINUSTAH laisse son kaka », nous a confié le fermier.
Était-il possible alors que les fosses d’aisances de la base aient fini par déborder parce qu’elles n’avaient pas été vidées assez régulièrement ?
Il nous a raconté qu’un camion de SANCO, une entreprise haïtienne, passait une fois toutes les quelques semaines : c’était l’entreprise que Pugliese avait citée. Le camion se rendait à la base pour y siphonner les fosses septiques, puis traversait la route pour déposer sa cargaison dans les fosses derrière sa maison. Quand il pleuvait, les fosses débordaient. Parfois, le liquide s’écoulait dans la rivière. D’autre fois, il prenait le chemin inverse, vers la maison du fermier, et l’odeur était si forte que sa famille en perdait le sommeil. Il nous a ensuite menés en bas de la colline, vers ce qui ressemblait à une fosse pleine de déjections humaines. Des canards et des porcs s’y baignaient. Quelques semaines auparavant, un nouveau conducteur de SANCO s’était montré et avait déversé les déchets de la base au mauvais endroit. Une partie de ces déchets avait coulé jusqu’ici. Le fermier ne se souvenait pas du jour exact où cela s’était produit : les journées avaient tendance à toute se ressembler à la campagne. Il n’a pas fallu longtemps pour confirmer ses dires : peu de temps après, un camion-citerne vert avec une inscription SANCO Enterprises S.A a fait son apparition à la base. La vice-présidente de l’entreprise le suivait dans un luxueux pick-up blanc. J’ai vu le conducteur siphonner le contenu des réservoirs souterrains, traverser la route, descendre la colline, s’arrêter devant la fosse, aller ouvrir une valve à l’arrière du véhicule et se reculer en toute hâte alors qu’un torrent de liquide noir jaillissait dans les fosses ouvertes. Sa tâche accomplie, il a aspergé la surface de la nouvelle mare avec de la javel contenue dans un récipient orange équipé d’un vaporisateur. SANCO est une des principales sociétés de traitement des déchets de Port-au-Prince : le département de la Défense des États-Unis a signé des contrats auprès de cette entreprise pour gérer une partie des détritus laissés par le séisme. J’apprendrais plus tard que SANCO avait décroché le contrat de la base népalaise en proposant une offre moins chère que son prédécesseur. Seulement, le conducteur du camion nous a confié que la MINUSTAH ne lui avait pas demandé de venir depuis plus d’un mois.
Était-il possible que les fosses d’aisances de la base aient fini par déborder parce qu’elles n’avaient pas été vidées assez régulièrement ? J’ai essayé de parler à la responsable de la SANCO dans son pick-up, mais elle refusait d’en descendre. Elle a fini par baisser sa vitre juste assez longtemps pour nous dire que la MINUSTAH était « un client très exigent ». J’ai demandé au fermier si des gens étaient tombés malades après avoir bu de l’eau de la rivière. « Certains, oui, il y a quelques jours », nous a-t-il dit. Beaucoup d’habitants de Meille avaient arrêté d’utiliser cette eau. « On ne peut même pas se laver avec », nous a expliqué le fermier – un détail qu’ignoraient des millions de personnes résidant en aval. « Excusez-moi », ai-je appelé en toquant à la porte de la base. « Je suis journaliste à Associated Press. Je voudrais parler au commandant de la base. » Je pouvais voir les soldats népalais à travers les interstices du métal. Evens est revenu à la voiture pour se mettre à klaxonner. Finalement, un judas s’est ouvert et un soldat m’a demandé mes papiers. On a attendu une éternité. L’un des villageois a entonné une chanson, provoquant l’hilarité de ses amis : « Cho-Cho-Choléra. Choléra MI-NU-STAH. » Enfin, une porte s’est ouverte et un soldat nous a faits entrer. Le commandant de la base, un homme légèrement plus âgé, en treillis, les cheveux noirs, nous attendait sous un pavillon. Je lui ai demandé depuis quand son unité était stationné ici. Il a marqué une pause avant de répondre. « Nous sommes arrivés en trois rotations. La première, c’était le 9 octobre. Puis le 12. Enfin, le 16. »
L’unité était là depuis moins d’un mois, ce qui voulait dire que ses membres étaient présents au Népal pendant l’épidémie de choléra. La base devait d’ailleurs être en pleine rotation – avec plus de soldats que d’habitude – juste avant l’arrivée de l’épidémie haïtienne. « — Vous pouvez nous faire visiter la base ? — Ce n’est pas possible aujourd’hui. Vous devez partir, a-t-il lancé en montrant du doigt le magnétophone numérique que je tenais avec mon carnet. Rangez-moi ça. — Il est éteint » lui ai-je dit. Il l’était vraiment. Du coup, je l’ai allumé. Le commandant avait de bonnes raisons d’être nerveux. Le maintien de la paix de l’ONU est une pierre angulaire du budget de la Défense népalaise. L’ONU paie chaque soldat servant sous ses ordres 1 000 dollars le mois, soit huit fois le salaire moyen d’un soldat au Népal. Ils sont si bien payés que le gouvernement népalais exige que le quart de leur salaire soit reversé à un fond social pour les soldats du pays et leurs familles. Evens et moi argumentions à tour de rôle. Le commandant se faisait, lui, de plus en plus pressant. Je lui ai dit que nous avions des photos et une vidéo des fosses sauvages et des tuyaux fuyants, et qu’une équipe anglaise d’Al Jazeera, arrivée après nous, les filmait également. Evens n’y est pas allé par quatre chemins :
« — Vous allez avoir le mauvais rôle dans l’affaire. Dîtes-nous la vérité. Nous la raconterons. — Qu’est-ce que j’y peux ? a marmonné le commandant, après avoir secoué la tête. — Est-ce que vous avez eu des cas dans la base ? lui ai-je demandé. — Non. Vous devez partir. — Est-ce qu’il y a des malades ici ? Y a-t-il eu des cas de choléra dans la base ? » Le commandant s’est levé subitement : « — Jamais entendu parler de choléra. — Vous connaissez le choléra. Il y a le choléra au Népal, pas vrai ? À Katmandou ? » Je ne pourrai jamais vous en apporter la preuve, mais je vous jure qu’il avait les larmes aux yeux. « Non. Il n’y a pas de choléra », nous a-t-il dit. « Seulement la dengue. »
Contamination
Haïti n’ayant jamais été en proie au choléra, sa population n’y présente aucune immunité. Au soir de notre visite à Meille, le 27 octobre, au moins 303 personnes en étaient mortes, et 4 722 autres avaient été hospitalisées. Pour la seconde fois en une année, les corps s’entassaient dans les fosses communes, neuf mois après le tremblement de terre qui avait fait environ 316 000 victimes. La rivière la plus importante du pays était contaminée et, tandis que les gens fuyaient la vallée, l’infection se répandait aux quatre coins du pays. Pendant que l’infection progressait, les ONG se sont lancées dans la bataille, en menant des campagnes de dons et en installant des dispensaires. Cependant, les habitants ne leur faisaient pas confiance. Ces dispensaires avaient été installés juste avant que des familles tombent malades, et nombreux étaient ceux qui les accusaient de répandre la maladie. Des habitants furieux lançaient des pierres et des cocktails Molotov sur ces installations. Ils brûlaient également les pneus des véhicules et lacéraient les tentes. Des soldats de l’ONU ont alors été envoyés pour disperser les foules. Le lendemain de la publication de notre reportage, CCN.com a publié un droit de réponse en citant Pugliese, qui affirmait qu’aucun soldat népalais n’avait été déclaré positif au choléra avant sa prise de poste. Il m’a fallu une journée entière pour joindre Pugliese. « Quand les tests ont-ils eu lieu ? » lui ai-je demandé. « Combien en avez-vous testé ? Comment les résultats ont-ils été vérifiés ? »
Il m’a alors expliqué… que CNN n’avait pas compris ses propos. Il n’avait pas dit que les soldats avaient obtenu un résultat négatif au choléra. Juste qu’aucun d’entre eux n’avait obtenu de résultat positif au test. Car personne n’avait été testé. Ce n’était pas vraiment une surprise. Selon le manuel de soutien sanitaire pour les opérations de maintien de la paix des Nations Unies, être atteint de la dysenterie ou du choléra n’est pas un critère rédhibitoire pour le service. Pire encore, un seul examen médical standard doit avoir lieu dans un délai de trois mois avant le déploiement sur le terrain, ce qui laisse bien assez de temps au soldat pour être contaminé. Le 29 octobre, soit douze jours après le premier décès d’une personne hospitalisée porteuse du choléra, et deux jours après mon premier reportage à la base, des manifestants ont marché sur les installations népalaises. « Les Népalais ont apporté la maladie au centre de Mirebalais ! » hurlait un étudiant dans un mégaphone. « L’ONU, on n’en veut plus ! » scandait la foule. Les cousins de Rosemond Lorimé se trouvaient parmi les manifestants.
Il nous est immédiatement apparu que les soldats avaient dissimulé les preuves les plus incriminantes, à commencer par l’odeur.
L’ONU et ses alliés se sont mis sur la défensive. La mission de maintien de la paix en Haïti se heurtait à une série de scandales : étant arrivée à la suite d’un coup d’État, bon nombre d’Haïtiens la considéraient comme une force d’occupation. Mais malgré tous ses défauts, la MINUSTAH était l’avant-garde de l’aide internationale à Haïti, et un investissement majeur des grandes puissances mondiales. De 2004 à 2012, l’ONU aura déboursé plus de 4,75 milliards de dollars dans cette mission. Plus du quart de cette somme provenait des États-Unis. Le Conseil de sécurité considérait que la mission haïtienne constituait un modèle positif de son travail. Si on découvrait que l’ONU était responsable de l’épidémie, sa crédibilité s’en trouverait compromise de manière irrémédiable : la vie des Haïtiens auraient été détruite par les personnes envoyées précisément pour les protéger. « C’est n’est pas important pour le moment. » Telle a été la réponse d’un porte-parole de l’ONU suite à une question sur l’origine de l’épidémie. Ce n’est pas « une priorité », a rétorqué un autre. Mais si déterminer l’origine d’une épidémie n’est pas une information cruciale pour contenir sa propagation, alors quelle information l’est ? Après la vague de protestations, l’ONU a invité notre équipe à une visite guidée de la base. Nous étions le 31 octobre, deux semaines après l’épidémie. La manœuvre avait pour but de décrédibiliser définitivement les rumeurs, et notre reportage. Pugliese nous a accueillis au portail, accompagné de l’officier de la garnison népalaise. De jeunes soldats fraîchement arrivés de l’Himalaya, en short de polyester et en t-Shirt, faisaient de l’exercice. Aucune trace du commandant Dengue.
Il nous est immédiatement apparu que les soldats avaient dissimulé les preuves les plus incriminantes, à commencer par l’odeur. Ils ont admis avoir procédé à des réparations : le tuyau de PVC cassé à l’arrière de la base avait été changé et le canal de drainage qui se vidait à même la rivière avait disparu. Néanmoins, les réparations demeuraient des plus superficielles. Une série de tuyaux, affleurant au niveau du sol, en provenance des latrines, passait toujours au-dessus du canal de drainage, et ils étaient visiblement fissurés. L’un des tuyaux avait été rafistolé avec du chatterton. Dans la rivière en contrebas, au niveau du relâchement du canal, une mixture brunâtre bouillonnait le long de la berge. Elle était couverte de mouches. « — Qu’est-ce que c’est, ça ? ai-je demandé à Pugliese. — Oh, ça ? Ce n’est rien. » Un villageois se baignait à quelques mètres de là. « Ça… ça ne provient pas forcément de la base », a-t-il affirmé. « Les gens d’ici, ils nagent dans la rivière. Ils s’y baignent. » Il a alors désigné le nageur. « Vous savez comment ils sont ! » Cette remarque a marqué la fin de la visite. L’équipe de l’ONU a refusé de traverser la rue avec nous pour voir les fosses. Le lendemain, moins de deux semaines après la confirmation de l’épidémie, le CDC a livré les résultats des analyses : la souche du choléra présente en Haïti était identique à celle qui sévissait dans le sud de l’Asie, et au Népal. Cependant, l’enquête n’allait pas plus loin. On était passé à plus de 400 victimes.
Impliqués jusqu’au cou
Les autorités ont justifié leur refus d’enquêter sur la source de l’épidémie en soutenant que ces efforts seraient faits au détriment du combat contre l’épidémie. Le 3 novembre, j’ai appelé l’un des experts en santé publique les plus en vue du monde : Paul Farmer, de l’ONG médical Partners of Health. Il avait pris la tête dans la campagne contre le choléra. Je lui ai demandé s’il y avait des raisons, sur le plan sanitaire, de ne pas enquêter. « Sur le plan politique oui, pas sur le plan scientifique », m’a-t-il répondu. Les autorités de santé recherchent systématiquement la source d’une épidémie de choléra. En vérité, la pratique de l’épidémiologie moderne est apparue en 1854, lorsqu’un médecin nommé John Snow s’est évertué à déterminer l’origine d’une des pires épidémies de choléra ayant jamais frappé Londres. Ses méthodes d’investigation sont toujours en vigueur. Dans un guide de 2004, l’OMS recommande d’enquêter sur l’origine de chaque épidémie « afin d’adopter les mesures de confinement appropriées ».
Le directeur de l’ONU, Ban Ki-moon a annoncé qu’une enquête complète sur la source de l’épidémie allait être lancée.
Ceux qui cherchaient à couvrir l’ONU (l’OMS, le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies, les journalistes complaisants, les travailleurs sociaux et les diplomates dépendants des Nations Unis pour assurer leur sécurité sur place) répétaient les trois mêmes mots : « distribution des blâmes ». Le magazine Science remarquera plus tard que l’obsession des experts du choléra pour les bases de l’épidémiologie traditionnelle avait été tempérée par des préoccupations diplomatiques et stratégiques. La majorité des journalistes, surtout ceux basés à Haïti, semblait partager cet avis. Ne se mêlant pas à l’histoire jusqu’à ce qu’il y ait trop de preuves pour qu’on puisse l’ignorer, ils ont ensuite fait de leur mieux pour la démentir. Trois semaines après notre visite de la base népalaise, quand le New York Times a publié un article au sujet de la posture anti-enquête adoptée par les Nations Unies, le journaliste santé Donald G. McNeil Jr. a écrit dans son « bilan de la semaine » un article intitulé : « La deuxième fièvre du choléra : de l’urgence de trouver un coupable ». Il a alors donné plusieurs exemples historiques de distribution du blâme, comme les New-Yorkais accusant les Canadiens et les Irlandais au XIXe siècle. Il en a signalé le danger : « La désignation des boucs émissaires engendre de la violence. » Mais l’ONU n’était pas une minorité menacée, mais plutôt la puissance militaire la plus importante du pays. En refusant de traiter le problème sérieusement, les enquêteurs ouvraient un boulevard aux démagogues et aux xénophobes qu’ils redoutaient tant. Tout le monde a raté l’opportunité d’obtenir une réponse scientifique qui aurait pu apaiser les peurs et renforcer le combat contre la maladie, et les puissantes nations qui œuvraient en Haïti ont laissé passer une chance de démontrer aux Haïtiens qu’ils prenaient leur santé avec autant de sérieux que celle de leurs propres citoyens. Mi-novembre, alors que le nombre des victimes dépassait le millier, le temps était venu de dresser des barricades. Des émeutiers caillassaient les soldats népalais et mettaient le feu à des voitures au Cap-Haïtien. Certains bloquaient les rues avec des cercueils, tandis que l’insurrection s’étendait au centre de l’île et à la capitale. Au moins trois émeutiers ont trouvé la mort.
Discrètement, le président haïtien René Préval a demandé à l’ambassade de France de mandater un épidémiologiste. Pendant vingt jours au mois de novembre, une équipe menée par le docteur Renaud Piarroux de l’université de la Méditerranée à Marseille, a mené l’enquête. L’équipe a conclu que la base de Meille était à l’origine de l’infection. Ce rapport était censé être confidentiel, du moins initialement, mais alors que je finissais mon second article sur le sujet, j’ai appris que Piarroux avait parlé de sa découverte au secrétaire général des Nations Unies, Edmond Mulet. Le 17 décembre, l’affaire est remontée jusqu’au sommet de l’organisation. Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, a annoncé qu’une enquête complète sur la source de l’épidémie allait être lancée. « L’épidémie de choléra à Haïti a beaucoup préoccupé le secrétaire général depuis la découverte des premiers cas », a fait savoir son porte-parole. L’ONU a rendu son rapport en mai 2011, soit sept mois après le début de l’épidémie. Le document écartait la possibilité des courants océaniques, d’un bacille présent dans les sols haïtiens ou de l’épidémie au Pérou de 1991. La maladie provenait du sud de l’Asie : en fait, d’après le rapport, la souche présentait une « correspondance parfaite » avec les échantillons népalais. Les experts confirmaient que les sanitaires de la base n’étaient pas aux normes et que la maladie était apparue dans la rivière, juste à côté de la base de l’ONU. Toutefois, l’organisation humanitaire la plus importante du monde persistait à nier les faits. Plusieurs cadres intermédiaires continuaient également d’affirmer que le rapport n’écartait pas la possibilité d’une correspondance entre la souche haïtienne et celle d’Amérique latine et d’Afrique.
En 2013, face au refus des États membres de fournir une aide financière qui aurait permis de développer les infrastructures sanitaires et hydriques nécessaires à l’éradication de l’épidémie, des milliers de victimes et leurs familles ont lancé un procès contre l’ONU par le biais du tribunal fédéral des États-Unis, pour forcer l’organisation à réparer ses torts. Le gouvernement d’Obama a néanmoins défendu l’ONU et, fin 2014, le juge a classé l’affaire sans suite. Suite à la mort de Rosemond, la famille Lorimé a quitté les environs de la base de l’ONU. Des voisins ont mis le feu à leur maison. Plus de 8 800 Haïtiens sont morts du choléra depuis le début de l’épidémie, et 700 000 personnes au bas mot sont tombées malades. La contagion s’est propagée en République dominicaine et au-delà. Les scientifiques craignent que le choléra ne soit devenu endémique en Haïti. Et il le restera probablement pour toujours.
Traduit de l’anglais par Cédric Stome et adapté du livre de Jonathan M. Katz, The Big Truck That Went By, published by Palgrave Macmillan. Couverture : Une rue de Port-au-Prince, après le séisme de 2010. Crédits.