Phénomènes

Il est environ 23 heures, par une nuit de février froide et venteuse, et Gaurav Tiwari, accompagné de trois de ses enquêteurs, se trouve à l’extérieur de la frontière nord de Delhi, aux environs de Sant Nagar. Le lieu abrite de petites maisons en béton et des parcelles de terre vides bordant une autoroute chargée. L’équipe installe son équipement dans la maison de plain-pied d’Anurag Sharma. Sharma, 33 ans, dirige un commerce de proximité et vit avec ses parents, sa femme et son enfant dans cette petite maison exiguë pourvue d’une seule chambre à coucher.

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Minuit en Inde
Crédits

À l’intérieur, une odeur d’égouts flotte densément dans l’air et de la peinture turquoise s’écaille des murs du séjour, laissant apparaître le béton qu’elle recouvre. L’unique chambre à coucher n’a pas de fenêtres, il y a de la moisissure dans un coin de la pièce et de misérables jouets pour enfants sont éparpillés un peu partout. Rattaché à cette chambre se trouve un entrepôt où sont empilés de vieux matelas, ainsi qu’une poupée en plastique qui fixe quiconque entre dans la pièce. Sharma affirme être persécuté par un fantôme : des boîtes d’œufs tombent mystérieusement du plan de travail, sa mère affirme avoir été poussée dans les escaliers menant à la terrasse, les lumières vacillent et des objets disparaissent prétendument sous ses yeux – le dernier en date étant son diplôme d’études.

Ce soir, Tiwari, un grand homme de 28 ans avec une coupe au bol, de grands yeux et une allure de cowboy, est ici pour voir s’il peut trouver la moindre preuve d’activité paranormale. En tant que responsable du Ghost Research & Investigators of Paranormal (« Recherche de fantômes et enquêteurs du paranormal », le G.R.I.P.), il guide son équipe alors qu’ils installent des caméras infrarouges sur six emplacements dans la maison et sur la terrasse. Les caméras sont reliées à une petite télévision, à côté du séjour, qui diffuse des images floues en noir et blanc. Des mesures de base concernant la température, l’humidité et les champs électromagnétiques (CEM) ont déjà été effectuées. L’apparition d’un élément contraire à ces données pourrait prouver la présence d’un esprit. Des orbes apparaissent furtivement sur l’écran de la télévision. Tiwari ne les prend pas en compte. Il explique que c’est généralement ce qui enthousiasme les chasseurs de fantômes amateurs, mais qu’il ne s’agit probablement que de particules de poussières. L’équipe place d’autres accessoires dans la chambre. Il y a deux caméscopes : l’un est doté d’un objectif de vision nocturne et l’autre est un appareil à spectre complet. Selon Tiwari, étant donné que les esprits se manifestent la nuit, il est possible de les filmer. Du lit, un pointeur laser projette une grille de points verts sur le mur, réfractée par tout ce qui passe devant, qu’il s’agisse d’une entité humaine ou non. Ils ont aussi d’autres outils sous la main, comme un K-II meter qui mesure les CEM et ressemble à une télécommande bas de gamme ornée de cinq petites LED colorées. De plus, un enregistreur de PVE (phénomènes de voix électronique) enregistre les voix trop aiguës pour qu’une oreille humaine puisse les entendre. La plupart de leurs gadgets viennent des États-Unis. Ils passeront toute la nuit à mesurer la température. Tiwari explique qu’un esprit puise son énergie dans l’environnement qu’il quitte ou dans lequel il pénètre, ce qui crée une chute ou une montée soudaine de la température. Pendant que les enquêteurs s’installent, Sharma écoute attentivement Tiwari parler des esprits (qu’il appelle la « conscience d’une personne défunte ») et des deux principaux types d’apparitions : celles des esprits « résiduels », qui ne sont visibles que par certaines personnes et constituent des plis dans le temps, comme une « cassette qui tourne en boucle », et les « apparitions intelligentes », lorsqu’un esprit entre en contact avec les vivants en faisant du bruit, en touchant ou en déplaçant des objets.

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Gaurav Tiwari en pleine opération
Crédits : Facebook

Sharma semble lui-même quelque peu habitué aux phénomènes étranges dont, explique-t-il, le voisinage a été témoin à de nombreuses reprises. Une de ses proches voisines affirme avoir vu un vieil homme disparaître sous ses yeux en pleine rue, et une autre déclare avoir ouvert sa porte après avoir entendu une voix d’enfant, pour se retrouver devant une vache qui se serait transformée en chien… Il est temps de commencer et tout le monde s’assoit silencieusement dans le séjour. Les portes et les fenêtres sont fermées. Dehors, des chiens aboient. Tiwari et Ayesha Mohan, une actrice de Bombay qui a rejoint l’équipe d’enquête pour la nuit, sont dans la chambre à coucher. Tiwari se met à parler en hindi, demandant à l’esprit – s’il y en a un – de se manifester de quelque manière que ce soit. Peu après, la caméra située dans la chambre tombe de sa perche, et la porte donnant sur l’entrepôt attenant se ferme. Mohan quitte précipitamment la pièce (elle dit être effrayée par ce qui s’y passe). Les enquêteurs, eux, sont enthousiasmés à l’idée que ces incidents puissent être liés à l’existence d’une présence fantomatique. Tiwari continue à parler seul dans l’obscurité de la chambre.

« Notre mission est d’éduquer les gens, de faire disparaître leurs peurs. »

Environ une heure plus tard, deux enquêteurs descendent du toit et déclarent qu’ils sont entrés en contact avec un esprit à l’aide du K-II meter. Ils disent que l’esprit a répondu par deux lumières ou trois à des questions concernant son sexe (masculin) et s’il était amical (oui). Après avoir exploré tous les recoins et fissures de l’endroit, aux environs de 4 h du matin, l’équipe commence à remballer. Plus tard, dans leur bureau, ils analyseront toutes les images et les données qu’ils ont collectées pour trouver la cause de ces apparitions présumées.

Énergies

Chaque mois, Tiwari et ses enquêteurs mènent deux à vingt enquêtes sur le terrain. En moyenne, ils reçoivent quarante demandes par mois, parfois beaucoup plus, de la part de personnes signalant des phénomènes étranges dans leur maison. La plupart des problèmes sont résolus au téléphone ou par e-mail.

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L’attirail des enquêteurs paranormaux
Crédits : Facebook

Lui et son équipe ne sont peut-être pas les premiers en Inde à explorer le domaine paranormal, mais Tiwari se considère comme résolument moderne, grâce à ses techniques reposant sur des gadgets dernier cri, et son approche didactique des fantômes. Dans un pays pétri de mythes et de superstitions, il affirme être là pour enseigner au public ce que sont les « véritables phénomènes d’apparition » et diffuser l’idée selon laquelle les fantômes sont aussi nuisibles qu’une « abeille ». « Notre mission », précise-t-il, « est d’éduquer les gens, de faire disparaître leurs peurs. » Tiwari préfère être qualifié de « chercheur en paranormal », par opposition à chasseur de fantômes. Il explique : « Nous n’aimons pas l’appellation “chasseurs de fantômes”, car nous pensons que les fantômes ont un jour été humains, eux aussi. Et nous ne voulons pas pourchasser d’autres êtres humains. » Depuis le lancement de son entreprise en 2009, Tiwari a travaillé dur pour obtenir une certaine reconnaissance de la part du public. Par l’intermédiaire d’une utilisation massive des réseaux sociaux et de déclarations qui, en cassant certains mythes relatifs aux fantômes, ont fait parler d’elles – comme ce fut le cas à Bhangarh (leur enquête a été retransmise à la télévision par Aaj Tak, la chaîne hindi d’informations la plus regardée en Inde) –, Tiwari a réussi à se forger une identité en tant qu’enquêteur paranormal des temps modernes dans son pays.

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Originaire de Lucknow, Tiwari dit avoir rencontré son premier fantôme en 2007. Il vivait à cette époque à DeLand, en Floride, et suivait un entraînement pour devenir pilote professionnel lorsqu’un soir, alors qu’il était seul dans sa maison en collocation, il a entendu des pas, et une voix murmurer son nom au creux de son oreille. Ce n’était que le début d’une semaine effrayante : ses colocataires et lui ont entendu des grincements sur les fenêtres et vu des gravillons tomber du plafond ; une fille a prétendument été témoin d’une apparition. Ces événements ont mené Tiwari à revoir sa position de « fervent incrédule ». Pour expliquer cette expérience, il s’est lancé dans une période d’études intensives, incluant notamment l’obtention d’attestations en recherche du paranormal avec la branche universitaire de ParaNexus, une association de chercheurs et d’enquêteurs en phénomènes anormaux basée en Floride et fondée en 2008. Tiwari a ramené ses nouvelles compétences en Inde en 2009 et fondé l’Indian Paranormal Society (IPS) à Delhi, créant ainsi la première branche indienne de ParaNexus. En parallèle, il a lancé le groupe de l’association spécialisé dans les fantômes, le G.R.I.P., qui compte actuellement neuf membres principaux, dont lui, au poste d’enquêteur en chef. Trente-quatre chercheurs à mi-temps qui mènent des enquêtes à travers le pays complètent ce réseau.

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Sur le terrain
Crédits : Facebook

« L’Inde est une terre de guerres », explique Tiwari, « remplie de sites historiques qui sont considérés comme hantés, car des gens y sont morts. Mais la plupart de ces sites ont un mythe dans l’histoire. Peu d’entre eux sont sujets à une véritable activité paranormale. » 95 % des expéditions de l’équipe n’ont pas donné lieu à des activités spectrales, indique Tiwari, y compris au Fort de Bhanghar, la cité abandonnée du Rajasthan qui a longtemps été présentée comme le site le plus hanté de l’Inde. D’autres se sont révélées plus fructueuses, comme celle réalisée dans un bâtiment déserté de l’armée à Meerut, dans l’Uttar Pradesh. Là-bas, Tiwari affirme qu’il a été poussé par une force inconnue et que d’autres membres de l’équipe ont enregistré, sur leurs instruments, des bruits étranges et des apparitions. Certains membres du groupe auraient été touchés par des esprits, décrivant cette sensation comme extrêmement froide. Les gens contactent le G.R.I.P. par l’intermédiaire de son site internet, de sa page Facebook active, après avoir regardé des vidéos YouTube ou grâce à sa couverture médiatique. En se basant sur ses expériences, Tiwari affirme que « la plupart des gens en Inde ne saisissent pas la différence entre causes naturelles et surnaturelles (des apparitions) ». En d’autres termes, il y a souvent des explications logiques à ce qui est perçu comme des perturbations fantomatiques. Il cite les planchers qui craquent, les mauvaises installations électriques, les rongeurs et les fuites de gaz comme causes « naturelles » des événements qui amènent les gens à croire qu’il y a des fantômes dans leur maison. D’autres clients montrent des signes d’instabilité mentale et sont redirigés vers le psychologue affilié au G.R.I.P. ou vers un médecin. Deux jours après l’enquête de Sant Nagar, Tiwari a envoyé un e-mail à Sharma avec une « lettre de remerciements » et un lien vers une vidéo montrant les découvertes faites cette nuit-là : une apparition, la disparition momentanée des points du laser, un orbe avant la chute de la caméra et une femme qui chante ou pleure en fond sonore – tous virtuellement impossibles à discerner sur le clip granuleux. Le rapport indique la présence de deux esprits, sans doute un couple qui aurait été tué dans un accident. Il explique ensuite que les esprits sont coincés dans la maison à cause « de ses vibrations et de son énergie négatives ». Pour les aider à quitter les lieux, Tiwari propose d’établir « l’ordre et l’harmonie ». Pour ce faire, il conseille à Sharma de vendre tous ses vieux objets, « les vieilles poupées », et de repeindre la maison.

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Une preuve photographique, d’après Tiwari
Crédits : Indian Paranormal Society

Spectacle

Pourtant, quelqu’un comme Tiwari, dont la réputation en tant qu’expert de fantômes s’est affirmée au fil du temps, fait face à un curieux dilemme. Il explique que son père l’aide toujours sur le plan financier et que la plupart des membres de son équipe sont des bénévoles qui travaillent pendant la journée. Il dirige des enquêtes gratuitement à la demande, en accord avec le « protocole international ». Occasionnellement, il peut demander à ses clients de rembourser les dépenses liées au transport. Étant donné qu’il n’y a pas d’argent direct en jeu, il s’est diversifié avec d’autres méthodes lucratives : vendre, sur son e-store, des t-shirts et des vestes frappés du logo du G.R.I.P., offrir des cours en ligne avec attestation à la clé pour 25 000 roupies (environ 370 euros), ou encore enquêter sur des sites hantés pour des chaînes de télévision.

En 2009, Tiwari a été contacté par MTV pour jouer l’expert en paranormal dans Girls Night Out, une série télé-réalité de treize épisodes aux airs de thriller avec un grand prix de 500 000 roupies (environ 7 350 euros) à la clé pour la concurrente qui se sera montrée la plus courageuse après avoir passé une nuit sur un site hanté. « Ils savaient qu’ils allaient amener trois filles sur des sites hantés », explique Tiwari en parlant des producteurs de l’émission, « mais ils n’étaient pas certains de savoir où exactement, ni quels en seraient les risques. »

Tiwari espère tirer profit de sa visibilité croissante en créant sa propre maison de production.

Ainsi, le G.R.I.P. a exploré entre quarante et cinquante sites en Inde supposément exposés à un certain niveau d’activité paranormale – des prisons abandonnées, des pavillons, des forts et même une salle de cinéma qui avait brûlé en 1988, tuant les patrons qui s’y trouvaient –, que les producteurs ont réduit à quatorze sites présentés dans l’émission. « Nous y avons enquêté puis envoyé les filles pour qu’elles vivent des phénomènes paranormaux », explique Tiwari. L’émission a été diffusée en septembre 2010, et début 2011, elle a remporté deux récompenses pour sa première saison, y compris celle de la Meilleure série de télé-réalité aux Asian Television Awards, à Singapour. L’émission a donné un coup de pouce à la marque de Gaurav, en particulier sur les antennes indiennes. « Nous avons croulé sous les offres après Girls Night Out », dit-il, bien que la plupart de ses contacts souhaitent réaliser des « émissions de chasse aux fantômes fabriquées de toutes pièces, effrayantes et croustillantes » qui n’étaient pas en harmonie avec les objectifs de l’IPS. Ayesha Mohan, 28 ans, qui était présente lors de l’enquête de Sant Nagar, est une actrice bollywoodienne devenue réalisatrice qui travaille sur un documentaire parodique sur les djinns à Delhi. Mohan pense que Girls Night Out est un bon concept, mais elle déclare avoir trouvé le montage final déconcertant. « J’aurais aimé que le rendu soit plus authentique, vous voyez ? Si rien ne se passe dans une maison, ce n’est pas grave », dit-elle. « Inutile d’ajouter du son et des bruitages (sons reproduits de pas, de portes qui craquent ou du verre qui se brise) sur la moindre séquence pour la rendre plus spectaculaire. »

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Autoportrait
Crédits : Gaurav Tiwari

Elle pense qu’il y a un marché pour les émissions d’enquêtes qui abordent le sujet du paranormal de manière authentique. « C’est un sujet qui se vend », insiste-t-elle. « S’ils le font bien, ça va marcher. » Mohan, qui croit elle-même aux fantômes, affirme : « Je suis sûre qu’il y a un public quelque part qui souhaite observer la manière dont les choses se passent concrètement. » Outre le fait de trouver de nouveaux partenaires et sponsors pour ses projets, Tiwari espère tirer profit de sa visibilité croissante en créant sa propre maison de production pour pouvoir réaliser les émissions qu’il souhaite. Certains de ces projets sont déjà en cours, dont un avec Robb Demarest, l’ex-enquêteur en chef de Ghost Hunter International. Cependant, depuis l’émission diffusée sur MTV, Tiwari a également observé la naissance de groupes créés par de jeunes universitaires. Certains de ces groupes ont été créés par de plus jeunes individus, dont un à Hyderabad, mené par un garçon de 13 ans. Parfois, ils contactent Tiwari pour recevoir des conseils. Tiwari semble heureux de voir sa passion gagner en popularité, mais il s’inquiète que ces groupes ne respectent pas les standards du G.R.I.P. et qu’ils entachent la réputation des enquêteurs « légitimes ». Dans l’ensemble, l’émergence de groupes intéressés par le paranormal ainsi que les interactions qu’il a eu avec d’autres personnes par l’intermédiaire de l’IPS et du G.R.I.P. l’ont conduit à croire que les mentalités vis-à-vis des fantômes sont en train de changer en Inde. « Avant, les gens avaient tendance à penser que les esprits et les fantômes étaient systématiquement mauvais », explique Tiwari. « Désormais, ils adorent ça », dit-il. « Ils visitent des sites hantés pour s’amuser, à présent. Le facteur peur a diminué. » Annette Ekin a contribué à la réalisation de cet article.


Traduit de l’anglais par Marie-Audrey Esposito d’après l’article « Chasing Shadows », paru dans Motherland Magazine. Couverture : Gaurav Tiwari.