Aux derniers jours du mois de janvier, les pins qui tapissent les versants de la Lidder Valley sont blancs de neige. Plus haut, les lignes de faîtes, obscurcies par les nuages, sont emprisonnées dans la glace. En contrebas, l’eau couleur de jade de la Lidder River s’écoule depuis les glaciers plus au nord, les derniers feux du soleil teintant d’ocre ses rives enneigées. Alors qu’un nouveau crépuscule enveloppe la vallée de Pahalgam, on oublie presque qu’il y a dix-neuf ans, à quelques pas au nord d’ici, une tragédie bouleversa le Cachemire à tout jamais.
L’été 1995, à l’ombre du mont Kolahoi, l’enlèvement de six randonneurs occidentaux fit la une de tous les journaux du monde. L’un d’eux réussit à s’échapper. Cinq semaines plus tard, un autre membre de l’équipée, le Norvégien nommé Hans Christian Ostrø, reparut non loin d’Anantnag. Il avait été décapité et le nom du groupe responsable de sa mort scarifié sur son buste : Al-farhan. Les autres victimes, deux Anglais, un Américain et un Allemand ne furent jamais retrouvées. Un indice macabre sur ce qu’il était advenu d’eux fut dévoilé dans un communiqué glaçant : « Vous ne retrouverez même pas leurs cendres. » Cette tragédie fut un moment charnière dans le déclin du Cachemire. Pendant tout un mois, le monde regarda la région avec horreur et sa réputation de paria ne cessa de se renforcer. Cinq années plus tard, Bill Clinton disait de la zone qu’elle était « l’endroit le plus dangereux de la planète ».
Frayeurs
Les années qui suivirent, des groupes islamistes radicaux s’en prirent spécifiquement aux touristes, que ce soit en Égypte, à Bali ou au Pakistan. Mais l’image du Cachemire est restée particulièrement entachée. Après l’attaque terroriste sur Mumbai en novembre 2008, qui causa la mort de cent soixante-quatre personnes, dont une grande partie furent tuées par balles dans les hôtels les plus luxueux de la ville, les gouvernements occidentaux publièrent des avertissements à destination des voyageurs qui furent maintenus pendant plusieurs semaines. Ces avertissements sont renouvelés pour la région du Cachemire depuis plus de vingt ans. Pourtant, ces deux dernières années, plusieurs pays, comme l’Angleterre, l’Allemagne ou le Japon, ont commencé à revoir à la baisse leur niveau d’alerte, répondant enfin favorablement à l’industrie touristique du Cachemire, qui tente d’attirer de nouveau les voyageurs depuis des années. Alors que la région sortait à peine d’une longue mise au ban, je voulais voir l’endroit de mes propres yeux. Avait-on affublé la région d’une mauvaise réputation sans véritable justification ou le danger y rôdait-il toujours ? Après deux jours passés sur place, je pense avoir la réponse. « Ce n’est rien », me dit Muba, mon hôte, dédaignant de la main une foule qui venait de se rassembler. J’ai du mal à partager sa nonchalance. Les chants de protestation s’élèvent. Une voix, puis deux, puis plein : « Azadi ! » crient-elles. Liberté ! Quelqu’un lance une pierre vers la mitrailleuse lourde mobile postée de l’autre côté de la rue. Elle n’atteint pas sa cible, mais cela suffit à hérisser les soldats qui étaient visés.
En un instant, Srinagar, la capitale régionale du Cachemire, ne ressemble plus le moins du monde à un paradis touristique. Peut-être n’aurais-je pas dû être surpris. Cela fait vingt-cinq ans que la rancœur contre la domination indienne du Cachemire, une région dans laquelle la population est à 95 % musulmane, s’est transformée en véritable insurrection. Le conflit qui a suivi, opposant les militants séparatistes à l’armée indienne, a plongé la « Vallée du Paradis » en enfer, mettant un terme au tourisme autrefois florissant et coûtant la vie d’au moins quarante-sept mille personnes. Voilà bien la poudrière que l’on connaît, mais ce n’est pas là toute l’histoire. Bien que la frontière entre l’Inde et le Pakistan – la fameuse ligne de contrôle – demeure une zone de conflit, la région a su récupérer petit à petit de ses maux, ces dernières années : une renaissance fragile qui a vu la violence décroître et les touristes affluer de plus en plus nombreux d’année en année – une grande majorité d’entre eux venant d’autres régions de l’Inde. Pendant une journée et demie, Muba, le diminutif de Mubarak, me guide à travers les marchés bouillonnants de Lal Chowk jusqu’aux sanctuaires du centre-ville, arpentant les ruelles. Il me montre une ville effrayée mais solide, où les moments qui rappellent le conflit en cours – l’armature carbonisée d’un bâtiment qui a été la cible d’une bombe, les gardes portant des mitrailleuses qui patrouillent devant l’entrée vert émeraude de la mosquée Shah Hamdan – semblent toujours incongrus dans le tumulte quotidien des touk-touk crachant des volutes de fumée, et des forgerons penchés sur leurs bols de cuivre.
Un ramassis de manifestants se trouve d’un côté de la rue, faisant face à un groupe de soldats en rangers blanches.
À une période de l’année où chaque homme du Cachemire qui se respecte arbore une toge en laine lui tombant aux genoux, qu’on nomme des pherans, je suis visible comme le nez au milieu de la figure. Cependant, ma présence ne les dérange pas le moins du monde et personne ne me prête attention. Ce n’est que maintenant, près du Jama Masjid, le principal sanctuaire de Srinagar, que les choses semblent sortir de l’ordinaire. Une poignée de manifestants se trouve d’un côté de la rue, faisant face à un groupe de soldats en rangers blanches, faisant partie des quelques cinq cents mille militaires déployés au Cachemire pour surveiller quatre millions d’habitants. Heureusement, la manifestation de ce soir n’est guère qu’une provocation et se disperse avant même d’avoir vraiment commencé. « On dit ici que si toute l’armée indienne va pisser, le Cachemire va être inondé », raille Muba alors que nous nous éloignons sur l’autoroute poussiéreuse qui longe la rivière Jhelum. « Par le passé, il y avait des centaines de soldats sur cette route. Maintenant, il y en a de moins en moins chaque jour. » Nous la parcourons entièrement sans compter plus de dix soldats. Cinq ans plus tôt, insiste Muba, il y en aurait eu des dizaines.
Le paradis sur Terre
Deux jours plus tard, nous roulons vers l’est de Srinagar, sur une route bordée de pommiers, de plantations de mûriers et de champs de safran. Nous dépassons les ateliers de menuiserie sur les saules d’Amantipora, où des linteaux sont chargés avec des battes de cricket fraîchement taillées qui attendent d’être exportées bien au-delà du continent. Un Français nommé Christophe monte à bord de la jeep que nous conduisons. C’est un habitué du Cachemire qui est longtemps venu ici pour l’opium et voyage aujourd’hui à la recherche de sensations esthétiques plus élevées. Le Cachemire doit son existence à la collision des plaques tectoniques qui se sont élevées depuis l’ancienne mer Téthys – le mot « Cachemire » vient du Sanskrit et signifie « terre desséchée qui vient de l’eau ». Cette élévation – un bol ovale séparé par la rivière Jhelum et relié par les précurseurs de l’Himalaya – a donné lieu à un magnifique paysage que ses habitants décrivent comme le « paradis sur Terre ».
Une heure après avoir dépassé Anantnag, la deuxième ville de la vallée, la route commence à grimper. Nous prenons un virage en épingle qui donne sur un canyon à pic. Ses murs sont tapissés de conifères et de grottes, surplombés par des crêtes escarpées comme des lames de fond figées dans la glace. Disséminés derrière le flot violent qui entaille cet Eden, les immeubles de Pahalgam constituent la principale station montagnarde du Cachemire. Il s’agit aussi du point de départ du pèlerinage hindu, qui part d’ici pour aller jusqu’aux grottes d’Amarnath, où il est dit que Shiva a révélé le sens de l’univers à son épouse Pārvatī. La popularité de ce pèlerinage long de 41 kilomètres a été l’une des sources de l’augmentation du nombre de touristes indiens, visitant le coin le plus au nord de leur pays. En 1995, le Cachemire n’a reçu que trois cents vingt visiteurs venus d’Inde. En 2011, ce nombre a dépassé la barre du million pour la première fois, un exploit répété en 2012 et en 2013. Malgré cela, certaines menaces planent encore sur le pays : les pires inondations dues à la mousson que le territoire a connu depuis des décennies ont plongé la dernière saison touristique estivale dans le chaos, et chaque spasme de violence fait plonger les courbes.
Le département d’État Américain, continue d’insister sur le fait que les étrangers sont particulièrement visibles, vulnérables et en danger.
Mais la tendance générale est claire : les Hindous, qui, entre tous, devraient être les plus réfractaires compte tenu des rancœurs politiques qui subsistent, sont en réalité très nombreux à venir ici. Pour la classe moyenne du pays, en plein essor, le climat plus doux du Cachemire offre un répit irrésistible comparé à la chaleur oppressante des plaines indiennes. Les quotas de voyageurs venus de l’étranger, en revanche, demeurent dérisoires. Avec Christophe, nous sommes peut-être les seuls étrangers du coin. Nous devons nous contenter d’excursions assez courtes – la neige ne nous laisse que peu d’options pour la randonnée et nous trouvons du plaisir à vagabonder de bas en haut dans la vallée, s’arrêtant pour pêcher à chaque fois que nous voyons de l’eau. Le Cachemire possède quelques-uns des meilleurs lieux de pêche en eau douce de la planète et, quand Muba brandit sa petite canne à pêche sans moulinet comme une baguette magique, la pratique a l’air simple comme bonjour. « C’est le cadeau d’Allah au peuple du Cachemire, dit-il, tirant des eaux comme il le souhaite ses proies glissantes. Les hommes ne peuvent pas créer quelque chose qui serait aussi beau qu’une truite. » La ballade du dernier jour, sous un ciel dépourvu de nuages, nous emmène au nord de la vallée, suivant une route en tarmac déneigée. Après 11 kilomètres, le terrain s’ouvre sur une vallée et à l’heure du déjeuner, nous pouvons voir les toits en tôle d’Aru, un village délabré situé dans un amphithéâtre naturel aux confluents de deux cours d’eau. Aux abords du village, nous arrivons devant les étals d’une supérette, où nous nous arrêtons pour partager notre repas et un narguilé avec des hommes vêtus de cuir, rassemblés pour savourer le spectacle burlesque de deux garçons se débattant avec une paire de skis de fond. L’un des hommes agite un bras musclé en direction des montagnes – qui barrent l’horizon où que se pose notre regard – et lance : « Bienvenue dans la Petite Suisse ! »
Ce soir-là, nous nous réunissons dans la véranda de nos hôtes, chauffée par des réchauds kangri – des brûleurs de charbon logés dans des paniers en osier. Muba et Ghulam, un guide local, me racontent comment ce surnom de « Petite Suisse » évoque pour eux un vieux rêve. Avant les soulèvements, beaucoup de gens parlaient de transformer le Cachemire en une Suisse orientale, un terrain de jeu où l’on aurait trouvé des chalets et des stations de sports d’hiver pour concurrencer les stations des Alpes européennes. C’est une idée que les portes étendards de la transformation du Cachemire en zone touristique essayent de raviver depuis des années. En première ligne, Omar Abdullah, né dans le comté d’Essex, rejeton d’une dynastie d’hommes politiques aujourd’hui ministre en chef du Cachemire et de Jammu. Lors des congrès des professionnels du voyage à travers le monde, les autorités locales ont insisté sur le fait que le Cachemire avait tourné la page, tout en mettant en avant la nouvelle image de marque des sites comme Pahalgam ou la station de ski toute récente de Gulmarg, grâce à un slogan appelant à la rédemption : Paradise Once Again (le paradis retrouvé). « Le Cachemire est ouvert aux affaires », a annoncé Abdullah devant la presse après son élection en 2009. Beaucoup restent cependant peu convaincus. Le souvenir tenace de 1995 et de la disparition des randonneurs sont suspendus au-dessus des cimes des montagnes, comme une malédiction éternelle.
Les eaux du lac Dal
La capture d’étrangers dans la vallée du Cachemire a commencé et s’est terminée avec les atrocités de Pahalgam. Aujourd’hui, même le plus virulent des séparatistes ne nie pas que les touristes sont les bienvenus et qu’ils n’ont rien à voir avec leur combat. Malgré cela, l’incident est toujours cité par les gouvernements étrangers pour justifier les avertissements incessants mettant en garde contre les voyages au Cachemire, perçus par des observateurs avisés comme le plus grand obstacle au retour des touristes étrangers.
Même si ces deux dernières années les gouvernements occidentaux ont amoindri leurs avertissements envers le Srinagar, ils conseillent presque tous d’éviter les zones rurales comme Pahalgam. Le département d’État américain, qui a étendu son avertissement censé le couvrir des soucis éventuels, continue d’insister sur le fait que : « Les étrangers sont particulièrement visibles, vulnérables et en danger. » « Quand avez-vous entendu pour la dernière fois qu’un touriste étranger avait été pris pour cible ici ? », clamait au Guardian en 2012 un Abdullah exaspéré. Cette frustration est partagée par Muba et Ghulam, qui pensent que le Cachemire a été condamné à tort. Alors que l’Occident se concentre sur les choses négatives, déplorent-ils, peu de gens ont remarqué que la plupart des habitants de la région sont pour un statu quo et souhaitent bénéficier du développement économique de l’Inde. « Le Cachemire est fatigué de combattre, me dit Muba, se faisant l’écho d’un sentiment que j’ai eu l’impression d’entendre plusieurs fois pendant ce voyage. Nous voulons passer à autre chose. » De retour à Srinagar, je me suis immiscé dans la tradition la plus célébrée par les touristes au Cachemire. Pour le restant du voyage, mon logement sera le bateau transformé en habitat de Mubarak : le Gulshan Palace. Un siècle s’est écoulé depuis que les officiers du service civil britanniques ont demandé aux charpentiers locaux de construire la première maison d’hôte flottante du Lac Dal, un refuge royal pour se protéger de la chaleur des plaines. Les impératifs d’alors sont toujours d’actualité. On se sent comme dans un lieu où l’on pourrait oublier le reste du monde. Les jours passent comme des rêves : réveillé par Aba qui remet des bûches dans l’âtre de ma chambre, le petit déjeuner avec Mamma et les enfants tapageurs. Des moments de plénitude sur le balcon en sirotant un thé du Cachemire, une mixture compulsive infusée avec de la cannelle et des graines de cardamome. Pendant les longues après-midis, Raja, l’un des nombreux équipiers de Muba, se saisit de sa rame taillée en forme de cœur et m’invite sur son bateau pour explorer le Lac Dal. Nous pagayons sur l’avenue liquide que forme le Lac Golden, pour arriver à la petite île boisée de Char Cinar, que les réalisateurs de Bollywood adorent pour son immense toile de fond : le Pir Panjal – à cette époque de l’année, une sorte de bastion escarpé, brumeux et couvert de neige –, qui plonge dans la rive nord du lac. Sur cette rive se dressent des monuments à la confiance grandissante du Cachemire : les Royal Springs, l’un des parcours de golf les plus réputés d’Asie, les Jardins de Mughal fraîchement rénovés et, sur la petite colline de Kral Sangri, un hôtel cinq étoiles.
Seul le temps pourra dire si ces développements présageaient de la fin de la période de stagnation du Cachemire. Debout sous les platanes, je ne sais quoi penser de cette perspective. Pour le visiteur, il y a un plaisir coupable à s’aventurer dans un lieu que les autres jugent périlleux. Caché derrière son voile d’instabilité, se rendre dans ce lieu, c’est comme faire un pas dans un mythe. Mais de telles rêveries sont des pensées égoïstes et un espoir ténu pour les centaines d’habitants de la région qui espèrent vivre grâce aux dollars étrangers. Car derrière les enjeux politiques et les fils barbelés se dresse une vérité simple : le Cachemire, qu’il s’agisse de ses habitants ou de ses terres, est fait pour accueillir des voyageurs. Et aujourd’hui, ceux qui choisissent de s’y rendre ne le regrettent que rarement.
Traduit de l’anglais par Julien Cadot d’après l’article « Paradise Once Again? », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Le lac Dhal, par Tony Gladvin George.