Homo neanderthalensis
Par le hublot de l’avion, j’aperçois le Rocher de Gibraltar, immense monolithe qui se dresse de la base de l’Espagne vers la Méditerranée. C’est l’une des anciennes Colonnes d’Hercule, qui marquaient autrefois la fin de la Terre. Les marins grecs ne le dépassaient pas. Au-delà se trouvait l’Atlantide, et l’inconnu. Pendant l’été 2016, Gibraltar vit une crise identitaire du XXIe siècle : la péninsule fait géographiquement partie de l’Espagne, mais politiquement de l’Angleterre. Après le Brexit, il est déchiré entre ses liens coloniaux et européens. Pour une si petite surface de terre, moins de 7 km², Gibraltar héberge une population humaine étonnamment diverse. Le lieu a accueilli des gens de toute sorte au cours du millénaire, dont les premiers Européens explorant les limites de leur monde, les Phéniciens venus chercher un soutien spirituel avant de s’aventurer dans l’Atlantique, et les Carthaginois arrivant d’Afrique dans un nouveau monde.
Mais j’ai découvert qui vivait là il y a encore bien plus longtemps, remontant 30 000 à 40 000 ans en arrière, quand le niveau des mers était beaucoup plus bas et que le climat avait encore un pied dans l’ère glaciaire. C’était une époque difficile à vivre et durant laquelle les espèces qui le pouvaient, comme les oiseaux, migraient vers le sud à la recherche d’un climat plus favorable, tandis que beaucoup d’autres s’éteignaient. Parmi le large éventail de mammifères tentant de survivre, on trouvait des lions, des loups et au moins deux types d’humains : nos ancêtres « modernes », et les derniers représentants de notre cousin l’homme de Neandertal. En comprenant mieux qui étaient ces populations préhistoriques, on peut apprendre beaucoup sur notre propre espèce aujourd’hui. Les expériences de nos ancêtres nous ont façonnées, et ils pourraient bien détenir encore des réponses à nos problèmes de santé actuels, du diabète à la dépression. Les archéologues Clive et Géraldine Finlayson passent me prendre devant mon hôtel dans une voiture qui, elle-même, a l’air assez ancienne. Comme beaucoup des habitants de cette péninsule, ils sont d’origines diverses : lui, peau pâle et cheveux cendrés, peut retracer ces ancêtres jusqu’en Écosse ; elle, peau plus mate et cheveux bruns, descend des réfugiés génois qui ont fui les purges napoléoniennes. Nous les humains pouvons avoir des apparences si différentes. Et pourtant, les gens à qui je m’apprête à rendre visite étaient réellement d’une race différente. On ne sait pas combien d’espèces d’humains il y a eu, mais les preuves laissent penser qu’il y a 600 000 ans, une espèce est apparue en Afrique et a commencé à utiliser le feu, à faire des outils simples avec des os et des pierres, et à chasser de gros animaux en groupes. Puis, il y a 500 000 ans, ces humains, connus sous le nom d’Homo Heidelbergensis, ont commencé à profiter des fluctuations de climat du continent africain pour se déplacer vers l’Europe et au-delà.
Il y a 300 000 ans, cependant, les migrations vers l’Europe avaient cessé, peut-être à cause d’une ère glaciaire qui avait créé un désert impénétrable à travers le Sahara, séparant les Africains des autres tribus. Cette séparation géographique a permis à des différences génétiques d’évoluer et d’aboutir à différents types d’hommes, qui, faisant néanmoins partie de la même espèce, purent procréer ensemble. Le type isolé en Afrique allait devenir l’Homo Sapiens Sapiens, ou « homme moderne ». Les humains ayant évolué pour s’adapter au froid de l’Europe deviendraient les hommes de Neandertal, de Denisova et d’autres formes d’hominidés dont nous ne pouvons aujourd’hui que nous faire une vague idée grâce à la génétique. Les hommes de Neandertal s’étaient étendus de la Sibérie au sud de l’Espagne au moment où quelques familles d’homme moderne venues d’Afrique réussirent à en sortir il y a 60 000 ans. Ces Africains ont rencontré les hommes de Neandertal et ont souvent eu des enfants avec eux. Nous savons cela car notre ADN a été retrouvé dans le génome d’hommes de Neandertal, et parce que, de nos jours, toute personne vivante et originaire d’Europe a de l’ADN de Neandertal dans son génome. Se pourrait-il que leurs gènes, adaptés à un environnement nordique, aient pu, dans le processus de sélection naturelle, apporter un avantage à nos ancêtres également ?
Mille générations
Après avoir traversé d’étroits tunnels sur une route longeant la falaise, nous faisons halte à un barrage militaire. Clive montre notre accréditation au garde et il nous fait signe de passer pour nous garer à l’intérieur. Après avoir mis nos casques pour nous protéger des chutes de pierre, nous sortons de la voiture et continuons à pieds sous une arche de pierre basse. Un escalier en métal abrupt permet de descendre la falaise pour atteindre une étroite plage de galets, soixante mètres plus bas. Les vagues lèchent les cailloux et nos pieds doivent prendre appui sur de plus grosses pierres instables pour pouvoir cheminer au sec. Je me concentre tellement sur mes pas que lorsque je lève enfin la tête, c’est un véritable choc de découvrir soudainement un grand vide dans le mur de pierre. Nous avons atteint la grotte de Gorham, une grande caverne en forme de goutte qui s’enfonce dans la falaise et qui semble grandir en hauteur et en largeur à mesure qu’on s’y avance. Cette vaste structure et son haut plafond ressemblent à une cathédrale. Elle a été utilisée par les hommes de Neandertal pendant des dizaines de milliers d’années. Les scientifiques pensent qu’il s’agit de leur dernier refuge.
Quand l’homme de Neandertal a disparu de cette région, il y a 32 000 ans, nous sommes devenus les seuls héritiers de notre continent. Je fais une pause, debout sur un rocher près de l’entrée, afin de penser à ces gens, pas si différents de moi, qui se sont un jour assis ici, faisant face à la Méditerranée et à l’Afrique. Avant d’arriver à Gibraltar, j’ai fait appel à un laboratoire commercial d’analyse du génome pour déterminer qui étaient mes ancêtres. À partir de la fiole de salive que je leur ai envoyé, ils ont déterminé qu’1 % de mon ADN était néandertalien. Je ne sais pas quels sont les avantages génétiques ou les risques que ces gènes apportent à ma santé – les laboratoires d’analyse ne sont plus autorisés à donner autant de détails – mais c’est une expérience extraordinaire que de se trouver si proche de ces gens intelligents et pleins de ressources qui m’ont transmis certains de leurs gènes. Assis dans cette ancienne demeure, le fait de savoir qu’aucun d’entre eux n’a survécu jusqu’à aujourd’hui est un rappel puissant de notre vulnérabilité. Une femme de Neandertal aurait très bien pu se trouver assise à ma place, pensant à ses cousins humains éteints. Élire domicile dans un lieu si inaccessible que la grotte de Gorham peut sembler bizarre. Mais Clive, qui l’explore méticuleusement depuis 25 ans, explique que le paysage était alors très différent. Le niveau de l’eau était beaucoup plus bas et de vastes plaines propices à la chasse s’étendaient jusqu’à la mer. Les habitants de la grotte étaient en parfaite position, en hauteur, pour repérer des proies et se les signaler. À cette époque, j’aurais fait face à des champs de collines d’herbe et de lacs, un milieu humide et accueillant pour les oiseaux, les rennes et d’autres animaux. Un peu plus loin sur la péninsule, à ma droite, les dunes débouchaient sur le bord de mer où on trouvait des colonies de clams et des tas de silex. C’était idyllique, explique Clive. Les alignements de grottes qui se trouvaient ici abritaient probablement la plus grande concentration d’hommes de Neandertal de toute la planète. « C’était un peu Neandertal-ville », ajoute-t-il.
Plus profondément dans la caverne, l’équipe d’archéologues de Clive a trouvé des résidus de feux de camps. Plus loin encore, des alcôves dans lesquelles les habitants pouvaient dormir à l’abri des hyènes, des lions, des léopards et autres prédateurs. « Ils mangeaient des fruits de mer, des pignons de pin, des plantes et des olives. Ils chassaient de grosses proies et des oiseaux. Les sources – qui existent encore aujourd’hui mais qui sont recouvertes par la mer – leur procuraient beaucoup d’eau potable », dit Clive. « Ils avaient du temps libre pour s’asseoir et réfléchir, ils ne faisaient pas que survivre. » Dans la grotte, Clive et Géraldine ont découvert des éléments remarquables témoignant de la culture néandertalienne, comme la toute première œuvre d’art de Neandertal. Le « hashtag », une roche gravée à dessein, est peut-être la preuve d’un des tout premiers pas vers l’écriture. D’autres indices attestent de comportements rituels ou symboliques, comme par exemples les indications montrant que les hommes de Neandertal fabriquaient et portaient des capes de plumes noires, des chapeaux et des vêtements chauds. Tout porte à croire qu’ils avaient une vie sociale assez proche de ce que nos ancêtres africains expérimentaient eux aussi. Clive me montre plusieurs pierres, os et morceaux de bois travaillés. Je saisis une lame de silex et la tiens dans ma main, m’émerveillant de la façon dont la même technologie se transmet entre des hommes liés culturellement et biologiquement mais séparés de dizaines de milliers d’années.
D’autres sites en Europe ont permis de révéler des colliers faits par des hommes de Neandertal à partir de serres d’aigles il y a plus de 130 000 ans, de l’ocre fait avec des coquillages et probablement destiné à la décoration, ainsi que des cimetières. Ces hommes se sont développés en dehors de l’Afrique mais avaient clairement une culture avancée et la capacité de survivre dans un environnement hostile. « Les humains modernes ont atteint le Moyen-Orient il y a 70 000 ans et l’Australie il y a 50 000 ans », dit Clive. « Pourquoi ont-ils mis tellement plus de temps à atteindre l’Europe ? Je pense que c’est parce que les hommes de Neandertal se portaient à merveille et les maintenaient à distance. » Mais il y a 39 000 ans, les hommes de Neandertal luttaient pour survivre. Ils avaient peu de diversité génétique à cause de la consanguinité et leur population était réduite à un nombre très faible, en partie à cause d’un changement de climat brutal et rapide qui les avait chassés de la plupart de leurs anciens habitats. Beaucoup des régions forestières dont ils dépendaient étaient en train de disparaître et même s’ils avaient l’intelligence d’adapter leurs outils et leur technologie, leurs corps ne parvenaient pas à s’adapter aux nouvelles techniques de chasse requises par ce nouvel environnement et ce nouveau climat. « Dans certaines parties de l’Europe, le paysage a changé en une seule génération, passant des forêts épaisses à la vaste plaine dépourvue d’arbres », explique Clive. Nos ancêtres, qui étaient eux habitués à chasser en plus grands groupes dans les plaines, ont pu s’adapter facilement : plutôt que des animaux sauvages il avaient des rennes, mais la façon de les capturer était la même. Mais les hommes de Neandertal étaient des hommes des forêts. « Ça aurait pu se passer dans l’autre sens. Si le climat s’était plutôt réchauffé et était devenu plus humide, nous serions peut-être des hommes de Neandertal en train de discuter de l’extinction des hommes modernes. »
Il y a moins de différences génétiques entre deux êtres humains qu’entre deux chimpanzés.
Bien que les hommes de Neandertal, les Dénisoviens et d’autres races qui restent encore à identifier se soient éteints, leurs héritage génétique a été transmis aux populations européennes et asiatiques. Entre 1 et 4 % de notre ADN est d’origine néandertalienne, mais nous ne sommes pas tous porteurs des mêmes gènes. Au sein de toute la population, c’est donc environ 20 % du génome de Neandertal qui continue d’être transmis. C’est un chiffre extraordinaire, qui pousse les chercheurs à penser que les gènes de Neandertal doivent avoir des avantages permettant la survie en Europe. Le croisement de plusieurs races humaines a probablement accéléré l’accumulation de gènes utiles pour s’adapter à l’environnement, un processus qui aurait pris bien plus de temps s’il avait été laissé aux bons soins de l’évolution et de la sélection naturelle. L’ajout néandertalien à notre système immunitaire, par exemple, a sûrement aidé à notre survie sur de nouveaux territoires, de la même façon que nous le renforçons aujourd’hui à l’aide de vaccins. Beaucoup des gènes sont associés à la kératine, la protéine de la peau et des cheveux, dont certains sont liés aux céréales et à la pigmentation. Apparemment, les hommes de Neandertal étaient roux. Peut-être que ces variantes physiques attiraient sexuellement nos ancêtres, ou peut-être qu’une peau plus épaisse présentait des avantages dans l’environnement européen, plus sombre et plus froid. Certains gènes néandertaliens, cependant, semblent être un handicap, nous rendant par exemple plus vulnérables à des maladies comme la maladie de Crohn, les infections urinaires, le diabète de type 2 et la dépression. D’autres changent la façon dont nos métabolismes assimilent la graisse, faisant grimper le risque d’obésité, ou nous rendant plus enclin à devenir dépendant à la cigarette. Aucun de ces gènes n’est la cause directe de ces affections, mais ils sont des facteurs qui contribuent au risque. Comment se fait-il, dans ce cas, qu’ils aient survécu sur mille générations ?
H4a
Il semble que pendant la majeure partie du temps qui s’est écoulé depuis notre rencontre sexuelle avec les hommes de Neandertal, ces gènes se soient révélés utiles. Quand nous menions une vie de chasseurs-cueilleurs, par exemple, ou de simples fermiers, nous devions faire face à des phases de famine, alternées avec des phases de profusion. Les gènes qui posent aujourd’hui un risque de développement de diabète ont pu autrefois nous aider à traverser les famines. Mais nos nouveaux modes de vie de profusion perpétuelle et de régime hautement calorique révèlent des effets secondaires néfastes. C’est peut-être à cause de ces inconvénients latents que l’ADN néandertalien disparaît petit à petit du génome humain.
Si je peux m’en prendre à mes ancêtres de Neandertal pour à peu près tout, des troubles d’humeur au fait d’être radin, une autre race humaine archaïque a aidé les populations modernes de Mélanésie, comme les habitants de Papouasie Nouvelle-Guinée, à survivre à plusieurs épreuves. À l’époque où les ancêtres des asiatiques et des européens modernes faisaient la rencontre des hommes de Neandertal, les ancêtres des Mélanésiens s’accouplaient avec les Dénisoviens, dont nous ne savons que très peu de choses. Les gènes qui ont survécu, cela dit, aident peut-être les Mélanésiens actuels à vivre à de hautes altitudes en changeant la façon dont leurs corps répondent à un faible taux d’oxygène. Certains généticiens pensent que d’autres races archaïques, qui restent à découvrir, pourraient avoir influencé le génome d’autres populations humaines à travers le monde.
Les croisements avec les hommes de Neandertal et d’autres races humaines ont sûrement modifié nos gènes, mais l’histoire ne s’arrête pas là. Je suis londonienne, mais j’ai la peau plus mate que la plupart des femmes anglaises parce que mon père était originaire d’Europe de l’Est. Nous avons l’habitude de ces subtiles différences qu’on rencontre tout autour du globe dans la couleur de peau, la forme du visage, les cheveux ainsi qu’une myriade d’autres éléments moins visibles. Cependant, il n’y a pas eu de croisement avec une autre race humaine depuis au moins 32 000 ans. Même si j’ai l’air différent d’un han chinois ou d’une personne bantoue, nous sommes en vérité remarquablement similaires sur le plan génétique. Il y a bien moins de différences génétiques entre deux êtres humains qu’entre deux chimpanzés par exemple. La raison de cette similarité repose dans les goulots d’étranglement auxquels nous avons dû faire face en tant qu’espèce, pendant lesquels la population humaine a été réduite à seulement quelques centaines de familles et où nous avons frôlé l’extinction. En conséquence, nous sommes trop homogènes pour avoir évolué en différentes races. Néanmoins, la séparation géographique – et parfois culturelle – étalée sur des milliers d’années entre les groupes de population a permis à une certaines variété de se créer. Les plus grandes distinctions se retrouvent chez les populations isolées, au sein desquelles de petits changements culturels et génétiques ont été exacerbés. Il y a eu de nombreux exemples pendant les 50 000 ans qui se sont écoulés depuis que mes ancêtres ont fait le voyage d’Afrique vers l’Europe. D’après l’analyse de mon génome, mon haplogroupe est H4a. Les haplogroupes décrivent les mutations de notre ADN mitochondrial, hérité de nos mères, et peuvent théoriquement être utilisés pour retracer un chemin migratoire depuis l’Afrique. H4a est un groupe auquel appartiennent les Européens et, étonnamment, les Asiatiques de l’ouest. C’est, d’après ce que m’assure le laboratoire, le même groupe que Warren Buffet. Quel voyage ont pu faire mes ancêtres pour qu’en résultent ces mutations et que j’hérite de ces traits typiquement européens ?
Les frères jumeaux
« J’ai été déposé en pleine nature par hélicoptère avec deux autres personnes, un Russe et un homme de la tribu indigène des Yukaghir, nos chiens, nos armes, nos pièges, et un peu de nourriture et de thé. Là, il nous a fallu survivre et trouver de la nourriture et de quoi nous vêtir par – 50°C, dans l’endroit le plus froid du monde où vivent des êtres humains. »
Eske Willerslev a vécu six mois comme un trappeur en Sibérie lorsqu’il avait 20 ans. Séparément, son frère jumeau, Rane, a fait la même chose. Lorsqu’ils étaient adolescents, leur père les laissaient régulièrement passer du temps en Laponie pour qu’ils survivent seuls pendant deux semaines dans la nature. Ils ont développé une passion pour la toundra reculée et les gens qui y vivent, et ils se sont lancés dans des expéditions de plus en plus poussées. Mais survivre presque seul était très différent. « C’était un rêve de gosse, mais c’est la chose la plus dure que j’ai jamais faite », admet Eske. Ces expériences ont profondément marqué les jumeaux, et les ont tout deux poussés à vouloir mieux comprendre la façon dont le challenge de la survie a forgé l’espèce humaine au cours des 50 000 dernières années. Cela a conduit Eske à s’intéresser au domaine de la science génétique, et à l’étude pionnière d’anciennes séquences ADN. Aujourd’hui directeur du Center for GeoGenetics au musée d’histoire naturelle du Danemark, Eske a séquencé le plus vieux génome du monde (un cheval vieux de 700 000 ans) et a été le premier à séquencer le génome d’un ancien humain, un homme Saqqaq du Groenland vieux de 4 000 ans.
Depuis, il a séquencé l’ADN de plusieurs autres anciens humains et a contribué à profondément changer notre connaissance des migrations humaines à travers l’Europe et au-delà. Si quelqu’un peut décortiquer mes origines, c’est sûrement lui. Mais je vais d’abord rencontrer son frère, Rane, qui a étudié les lettres, puis l’anthropologie culturelle et qui est aujourd’hui professeur à l’université d’Aarhus. Il n’est pas convaincu du fait que l’approche génétique de son frère puisse répondre à toutes mes questions : « Il y a une relation gênée entre la biologie et la culture », m’explique-t-il. « Les scientifiques prétendent qu’ils peuvent révéler quel genre de personnes vivaient, et ils ne veulent pas voir leurs modèles changer. Mais ça ne dit rien de ce que ces gens pensaient ou de ce qu’était leur culture. » Pour évoquer ce point avec Eske, je lui rends visite dans son charmant bureau au musée, en face d’un petit château entouré de douves et dans le jardin botanique. On ne pourrait trouver de lieu plus idyllique pour un scientifique. Le rencontrer pour la première fois quelques heures à peine après avoir rencontré Rane est très déconcertant. Les jumeaux identiques sont génétiquement et physiquement presque les mêmes – dans très longtemps, en étudiant les restes ADN des deux frères, il sera quasiment impossible de les différencier ou même de réaliser qu’ils étaient deux. Eske m’explique qu’il travaille de plus en plus avec des archéologues pour en apprendre davantage sur l’aspect culturel, mais que l’analyse génétique est la seule à pouvoir répondre à certaines questions. « Vous trouvez des objets culturels dans certains lieux et la question fondamentale est : est-ce que ça veut dire que les gens qui les ont fabriqués étaient ici ou bien est-ce que c’est issu d’un commerce ? Et si vous trouvez des objets très similaires, est-ce que ça veut dire qu’il y avait des évolutions culturelles parallèles ou convergentes dans deux endroits en même temps, ou bien qu’il y a eu contact ? » explique-t-il.
« Par exemple, selon une des théories existantes, les tout premiers humains à rejoindre les Amériques n’étaient pas des Indiens d’Amérique mais des Européens ayant traversé l’Atlantique, car les outils de pierre datant de plusieurs milliers d’années retrouvés en Amérique sont les mêmes que ceux utilisés en Europe à la même époque. Ça n’est qu’en effectuant les tests génétiques qu’on a constaté que c’était une évolution convergente, car les hommes portant et utilisant ces outils n’avaient rien à voir avec les Européens. C’était des Indiens d’Amérique. Donc en terme de migrations, la génétique est de loin l’outil le plus puissant dont nous disposions pour répondre à la grande question : est-ce que c’était les gens qui se déplaçaient ou bien leur culture ? Et c’est vraiment fondamental. » Ce qu’Eske a compris à propos de l’origine des Amérindiens change complètement notre vision des choses. Nous pensions que tous leurs ancêtres étaient arrivés d’Asie orientale en traversant le détroit de Bering. Mais en 2013, Eske a séquencé l’ADN d’un garçon vieux de 24 000 ans, découvert en Sibérie centrale, et s’est rendu compte qu’il y avait un chaînon manquant entre les anciens Européens et les populations est-asiatiques, dont les descendants ont bien migré aux États-Unis. En vérité, les Amérindiens ont des racines en Asie orientale mais aussi en Europe.
Une même espèce
Et mes ancêtres ? J’ai montré à Eske l’haplogroupe H4a analysé par la société de séquençage en lui disant que cela signifiait que je suis Européenne. Il s’est moqué de moi. « Tu pourrais l’être ou tu pourrais être d’autre part », a-t-il dit. « Le problème avec le séquençage de l’ADN, c’est qu’il ne permet pas d’analyser une population pour ensuite en déduire précisément quand les mutations sont intervenues – la marge d’erreur est énorme et le procédé implique beaucoup d’hypothèses sur les mutations. » « C’est pour cela que la génétique et la génomique anciennes sont si utiles – tu peux regarder un individu et dire : “Maintenant que nous savons qu’il vivait il y a 5 000 ans, à quoi ressemblait-il ? Est-ce qu’il avait ce gène ou pas ?” » Les choses que nous pensions savoir sur les Européens deviennent caduques quand nous examinons des ADN plus anciens. Par exemple, l’idée que notre peau a blanchi pour nous permettre d’avoir plus de vitamine D après notre migration vers le nord, où le Soleil était moins présent et où les gens devaient se couvrir, a été communément admise pendant un moment. Mais il s’est avéré que ce sont les Yamnas, un peuple grand aux yeux marrons originaire du sud, qui ont amené la peau blanche en Europe. Avant ça, les Nord-Européens avaient la peau mate et se procuraient de la vitamine D en mangeant du poisson. Même chose pour la tolérance au lactose. Près de 90 % des Européens ont une mutation génétique qui leur permet de digérer le lait à l’âge adulte. Les scientifiques considéraient que ce gène s’était développé chez les fermiers du nord du Vieux continent, leur donnant une source d’alimentation supplémentaire pour survivre aux longs hivers. Mais les recherches d’Eske sur le génome de centaines de personnes ayant vécu à l’âge de Bronze, après l’avènement de l’agriculture, ont remis en cause cette théorie. « Nous avons découvert que le trait génétique était presque inexistant chez les Européens. Il n’a prospéré que chez les habitants du nord du continent ces deux derniers millénaires », dit-il.
Les changements culturels ont peut-être eu moins d’influence sur nos gènes que nous ne l’imaginions.
Il se trouve que le gène de la tolérance au lactose a lui-aussi été introduit par les Yamnas. « Ils avaient une tolérance au lait légèrement meilleure que les fermiers européens et leur ont probablement transmis. Il y a 2 000 ans, un désastre a peut-être produit une crise démographique permettant au gène de se propager. Les histoires des Vikings parlent d’un Soleil noir – une grande éruption volcanique – qui a pu entraîner un déclin de la population. Les survivants supportaient sans doute bien le lactose. » L’étude d’anciens génomes peut satisfaire notre curiosité au sujet de nos origines, mais son réel intérêt est de nous aider à prévenir les maladies. Même s’il ne faut pas négliger le mode de vie et les facteurs sociaux, certains groupes ont de plus grands risques d’avoir du diabète ou d’être affectés par le VIH, alors que d’autres sont plus résistants. Comprendre pourquoi pourrait nous aider à prévenir et traiter ces maladies plus efficacement. Nous avons longtemps pensé que la résistance aux infections telles que la rougeole ou la grippe s’est accrue dès lors que nous avons commencé à cultiver et à vivre au contact d’autres gens et d’animaux. L’agriculture s’est développée plus tôt en Europe, ce qui devait expliquer pourquoi nous résistions mieux que les Amérindiens mais aussi pourquoi les risques de diabète et d’obésité sont plus grands chez les Aborigènes australiens et les Chinois. « Et puis », reprend Eske, « en séquençant l’ADN d’un chasseur-cueilleur espagnol, nous avons démontré qu’il était résistant à des pathogènes auxquels ils n’aurait pas dû être exposé. » Manifestement, les Européens possèdent des résistances que d’autres groupes n’ont pas, mais est-ce vraiment grâce à l’apparition de l’agriculture ? Par ailleurs, Eske a trouvé les traces d’épidémies de peste chez des personnes ayant vécu il y a 5 000 ans en Europe et en Asie centrale, soit 3 000 ans avant les premiers fléaux connus. Environ 10 % des squelettes auscultés portaient des marques de la maladie. « Les Scandinaves et d’autres peuples du nord de l’Europe ont une meilleure résistance au VIH que n’importe qui d’autre dans le monde », note Eske. « Notre théorie est que cela s’explique en partie par leur résistance à la peste. »
Les changements culturels comme l’agriculture et l’élevage ont peut-être eu moins d’influence sur nos gènes que ce que nous imaginions. À moins que ce soit la loterie des mutations génétiques qui ait changé notre culture. On ne peut cependant douter que là où des mutations sont intervenues et se sont diffusées, elles ont influencé notre apparence, notre résistance à la maladie et notre alimentation. Mes ancêtres n’ont sûrement pas arrêté d’évoluer une fois qu’ils ont quitté l’Afrique – nous évoluons encore aujourd’hui – et ils nous ont laissé un intriguant héritage génétique. Au musée de Gibraltar, un duo d’archéologues hollandais a créé une réplique à taille humaine d’une femme de Neandertal et de son petit-fils, à partir de fouilles locales. Ils ne sont habillés que par une amulette et des plumes décoratives dans leurs cheveux en bataille. Le garçon, âgé de quatre ans, enlace sa mère qui se tient avec confiance et aise, souriant au public. Ça a produit chez moi un puissant effet d’identification avec quelqu’un dont je pourrais tout à fait partager les gènes. Je me souviens des mots de Clive quand je lui ai demandé si l’Homme moderne avait remplacé Neandertal grâce à sa culture supérieure. « Cette théorie du remplacement est un peu raciste. Elle témoigne d’une mentalité colonialiste. Vous parlez comme si nous étions une autre espèce. »
Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Servan Le Janne d’après l’article « What does it mean to be human? », paru dans Mosaic. Couverture : Un dessin de Tom Sewell.