Massacre en altitude
À 4 000 mètres de hauteur, alors que le soleil surplombant la région du Ladakh s’est couché, des camions bondés de soldats sillonnent les contreforts de l’Aksai Chin. Dans le silence ouaté de la neige himalayenne, les forces armées des deux pays les plus peuplés au monde, l’Inde et la Chine, s’affrontent sans qu’on n’entende un coup de feu. Au matin, trois morts sont recensées du côté des soldats indiens. Quelques heures plus tard, New Delhi compte finalement 17 autres victimes, ce qui fait au total 20. Il y a 45 ans que les deux puissances n’avaient pas connu pareil affrontement. Depuis, elles se sont dotées de la bombe nucléaire.
Dans la nuit du lundi 15 juin au mardi 16, les tensions sont montées d’un cran. L’Inde a accusé la Chine d’envoyer des milliers de soldats dans la vallée de Galwan et d’occuper 38 000 km² du territoire. Depuis trois décennies, les tentatives de discussions sur la question des frontières n’aboutissent pas. Désormais, elles tournent au pugilat. En mai dernier, des dizaines de soldats indiens et chinois en sont venus aux mains dans l’État du Sikkim, une région également disputée par les deux nations.
Les images satellites montrent que chacun des deux camps continue à envoyer des renforts. Vendredi 19 juin, le Premier ministre indien Narendra Modi a planifié une réunion à huis clos avec les leaders de l’opposition. « L’Inde va devoir déployer les options militaires, économiques et politiques » pour se défendre, prévient Samir Saran, président de l’Observer Research Foundation basé à New Delhi. Et la réponse sera d’après lui « soutenue ».
Selon les données de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), les deux pays ont développé leur arsenal nucléaire ces dernières années. La Chine dispose de 320 ogives en 2020 contre 290 l’an passé, tandis que l’Inde en possède 150, contre 130 ou 140 en 2019. « La Chine est en train de moderniser significativement son arsenal nucléaire », note son dernier rapport. « L’Inde et le Pakistan augmentent doucement la taille de leurs forces nucléaires. » Cette année, le budget militaire indien était de 74 milliards de dollars, dont une large part devait aller aux retraites des militaires, alors que la Chine prévoyait de consacrer 178 milliards de dollars à ses troupes.
Pour l’heure, ces arsenaux n’ont pas été sortis. Selon un accord signé en 1996, « aucune partie n’ouvrira le feu, ne conduira d’opérations explosives ou ne chassera à l’arme ou à l’explosif dans un périmètre de deux kilomètres autour de la ligne de contrôle ». Afin de ne pas briser ce fragile compromis, l’armée chinoise aurait « battu à mort » les soldats indiens, d’après des journaux locaux. Mais maintenant que les plaies sont à vif, l’option militaire est plus que jamais sur la table avec, en son centre, la bombe nucléaire.
L’explosion pacifique
Un champignon de fumée gigantesque s’élève dans le désert du Rajasthan. Ce 18 mai 1974, l’Inde déclenche une « explosion nucléaire expérimentale à des fins pacifiques ». Par cet euphémisme, les dirigeants indiens veulent montrer qu’ils cherchent surtout à éviter un conflit avec leurs voisins pakistanais et chinois. Avant l’indépendance de 1947, le futur Premier ministre Jawaharlal Nehru espérait que « les scientifiques indiens allaient utiliser la force atomique à des fins constructives ». Ils ont d’autant plus cherché à la maîtriser que des conflits territoriaux sont tout de suite nés avec Islamabad et Pékin.
Inquiet du rapprochement entre ces deux rivaux, New Delhi renforce ses positions dans la région en 1962. La Chine procède alors à une démonstration de force : elle marche sur l’armée indienne dans l’Aksai Chin en n’accusant que 900 pertes, contre 3 000 pour son adversaire. Deux ans plus tard, elle réalise son premier essai nucléaire. En position de faiblesse, l’Inde cherche alors à renforcer son armée mais aussi à se doter de la bombe. C’est ainsi que l’essai de 1974, dans le désert du Rajasthan, est présenté comme « pacifique » : il s’agit de faire respecter un équilibre de la terreur et ainsi éviter toute agression.
C’est ce qu’on appelle la doctrine de la dissuasion : si un camp utilise l’arme nucléaire contre un adversaire qui la possède également, il sera automatiquement détruit à son tour par une réponse proportionnelle à l’attaque. L’équilibre de la terreur ne peut être rompu, à moins de s’exposer à être détruit. Cette logique vicieuse va à rebours du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) signé par les cinq États en possession de l’arme nucléaire (États-Unis, France, Chine, Royaume-Uni et Russie) en 1970. D’ailleurs, l’Inde refuse de s’engager.
Malgré l’escalade qu’elle promet, la dissuasion nucléaire est censée favoriser la paix. Selon Thérèse Delpech, politologue et haute fonctionnaire française, l’apparition de l’arme nucléaire a modifié la façon de penser militairement. « Jusqu’ici, le principal but militaire était de gagner les guerres. Désormais, il est de les éviter », écrit-elle dans Nuclear Deterrence in the 21th century. Le physicien américain Robert Oppenheimer partageait son optimisme : « L’homme n’a pas attendu l’arrivée des armes atomiques pour vouloir la paix. Mais la bombe atomique a été le tour de vis. Ça a rendu la perspective de la guerre intolérable », déclarait-il.
Sauf qu’à ce compte-là, tous les pays pourraient être tentés d’acquérir la bombe pour se défendre. C’est ce que font l’Inde et le Pakistan, qui s’affrontent néanmoins au Cachemire en 1999 puis en 2001 et 2002. Le président pakistanais Pervez Musharraf prévient alors qu’il ne fallait « pas s’attendre à une guerre conventionnelle ». À cette menace, le ministre de la Défense indien répond que l’Inde est capable de « prendre une bombe ou deux voire plus… mais quand nous répondrons, il n’y aura plus de Pakistan ».
En juillet 2017, 100 pays approuvent un traité qui visait à interdire complètement l’usage d’armes nucléaires. Mais les premiers concernés, ceux qui ont créé le TNP, manquent à l’appel. Alors que la dissuasion nucléaire est brandie comme l’arme de dissuasion massive, les grandes puissances mondiales continuent d’investir des milliards pour améliorer leurs capacités nucléaires. En 2019, un attentat terroriste commis au Cachemire a entraîné l’Inde et le Pakistan dans un conflit qui aurait fait autour de 350 morts.
L’arme nucléaire a-t-elle incité les belligérants à retenir leurs coups ? Ce n’est pas sûr. Si chacun connaît désormais le risque d’un conflit un peu trop débridé, tout le monde est aussi conscient que des coups peuvent être échangés sans entraîner une riposte ultime. Personne n’a la gâchette nucléaire facile. La Chine et l’Inde ont donc bien d’autres raisons de vouloir apaiser la situation que le risque d’apocalypse nucléaire.
Couverture : National Nuclear Security Administration