Les lits vides

Sous les néons blafards de la clinique CHC MontLégia, au nord-ouest de Liège, une infirmière vêtue d’une blouse anis prend des notes en scrutant les lits vides qui l’entourent. Ce vendredi 12 juin 2020, il n’y a plus qu’elle dans cette salle de réanimation où 169 patients étaient pris en charge au plus fort de l’épidémie, le 8 avril. Sur le millier de personnes infectées passées par l’établissement, 77 sont mortes et 40 % sont rentrées chez elles. Avec 108 nouveaux cas, 32 hospitalisations et 10 décès vendredi, le gouvernement belge a décidé d’arrêter les conférences de presse de crise. L’épidémie est bel et bien en recul.

En France, les autorités sanitaires recensaient moins de 851 personnes en réanimation vendredi 12 juin, une première depuis le mois de mars. Depuis le pic des 7 148 patients sous assistance respiratoire deux mois plus tôt, ce nombre n’a cessé de diminuer. L’Hexagone a enregistré 156 813 contaminations au Covid-19 et 29 398 décès. Un bilan conséquent mais qui aurait pu être autrement plus lourd sans le confinement. « Des dizaines de milliers de vies ont été sauvées par nos choix, par nos actions », a estimé le président Emmanuel Macron dimanche soir lors d’une allocution télévisée.

Selon une étude parue dans la revue Nature lundi 8 juin, les mesures prises pour empêcher la propagation du coronavirus ont empêché 3,1 millions de décès dans 11 pays européens, dont 690 000 en France. Ses auteurs de l’Imperial College de Londres ont pris en compte non seulement le confinement mais aussi l’interdiction des événements publics, la restriction des déplacements ou la fermeture des commerces et des écoles en France, en Belgique, en Espagne, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie, en Autriche, en Suisse, au Danemark, en Norvège et en Suède.

« Nos résultats montrent que les mesures non-médicales, et notamment le confinement, ont eu un grand rôle dans la réduction de la transmission », résument-ils. « Pour garder la transmission du SARS-CoV-2 sous contrôle, un maintien des mesures devrait être envisagé. » Plus d’une centaine de pays avait déjà mis en place un confinement total ou partiel à la fin du mois de mars, ce qui permet à bien des gouvernements européens et asiatiques de desserrer l’étau aujourd’hui. En France, l’épidémie est « contrôlée », constatait le président du Conseil scientifique Jean-François Delfraissy le 5 juin.

Crédits : Eric Salard

Mais le virus a tout de même fait plus de 29 000 morts dans l’Hexagone et près de 430 000 morts sur le globe, un bilan qui interroge la rapidité de la réaction. Alors que les plaintes contre le gouvernement affluent à Paris, des chercheurs américains ont calculé qu’il aurait suffi d’imposer des mesures de confinement une semaine plus tôt aux États-Unis pour sauver 36 000 vies. La barre des deux millions de malades a été dépassée dans le pays le plus puissant mais aussi le plus touché du monde.

En avril, les épidémiologistes de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) expliquaient qu’en prenant une fourchette basse, ils évaluaient le nombre de vies sauvées à plus de 61 000 en un mois. Sans réaction, le nombre de décès quotidien aurait doublé « tous les quatre à cinq jours à partir du 19 mars ». Près de 670 000 patients auraient été hospitalisés, les cas graves auraient nécessité plus de 100 000 lits de réanimation. « Dans l’étude de l’Imperial College, et dans la nôtre, les chiffres ne représentent que les décès à l’hôpital, on ne prend pas en compte l’éventuelle saturation des lits de réanimation. Les chiffres déterminés sont un peu un résultat qui sous-estime ce qu’aurait été la réalité », explique Jonathan Roux, post-doctorant à l’EHESP et co-auteur de l’étude.

« On a prédit un intervalle de confiance, de prédiction. Avec cet intervalle, notre résultat de 62 000 morts pourrait aller de 24 000 dans la borne basse, à plus de 100 000 dans la borne haute. On a créé un modèle mathématique qui avait pour but de reproduire les données qui sont fournies par Santé publique France, notamment celles déclarées tous les jours par le directeur général de la Santé. À partir de ces données, on a essayé d’estimer des paramètres qui permettaient de reproduire les événements en se basant sur la période du 20 mars au 28 mars, car on définit celle-ci comme la période de pré-confinement ; puisque les effets de celui-ci n’étaient pas encore observables sur cette période », ajoute l’auteur.

À ces statistiques, le professeur Jean-François Toussaint répond par des faits déroutants. Invité sur CNews début juin, cet ancien membre du Haut conseil de la santé publique et directeur d’un institut d’épidémiologie à l’Irmes (Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport) a dressé une comparaison étonnante : en Europe, « les pays qui ont confiné et ceux qui n’ont pas confiné ont le même taux de mortalité à la fin de cette vague », remarquait-il. « La mesure de confinement arrive bien après la phase de circulation virale, dont on sait qu’elle a commencé en novembre ou décembre dans le monde. » Alors, les hypothèses scientifiques peuvent-elles êtres vérifiées sur le terrain ?

La géographie du confinement

Le confinement n’a pas été appliqué par tous. Alors que sa situation géographique l’exposait en théorie au virus, le Japon n’a pas cloîtré sa population chez elle. Il y a deux mois, les médias locaux estimaient que 400 000 personnes pouvaient mourir de cette pandémie. Mais le pays ne recense aujourd’hui « que » 17 382 malades et 924 morts.

Contrairement à la Chine, le Japon n’a pas eu recours à la vidéo-surveillance pour faire respecter les mesures mises en place. Ces dernières se comptent sur les doigts d’une main puisque Tokyo a demandé à ses citoyens d’éviter trois choses : les espaces clos, les espaces bondés et certaines situations comme les conversations à deux qui prêtent à un échange trop proche. Du reste, le port du masque n’est pas quelque chose de nouveau pour la population nippone, et les citoyens ont l’habitude de se saluer à distance.

« En regardant simplement le nombre de décès, vous pouvez dire que le Japon a réussi », déclare Mikihito Tanaka, professeur à l’université Waseda. De nombreux experts restent cependant sceptiques quant à la raison pour laquelle le Japon n’a pas été très impacté par le coronavirus. Une chose est sûre, le pays a réagi plus vite que la plupart des autres nations en repérant la propagation du virus dès le mois de janvier et en agissant avec des équipes médicales. La Corée du Sud, dont les conditions et risques de propagation de l’épidémie semblaient être les mêmes que celles du Japon, a également géré la présence du virus sur son territoire sans avoir à imposer un confinement.

« En Corée du Sud, ils ont fait une stratégie de dépistage. L’Allemagne a été un des premiers pays où le test contre le virus a été produit, mais il est encore trop tôt pour pouvoir comparer et dire quelle stratégie était la meilleure. Il faudra attendre la fin de la première vague dans tous les pays pour avoir des indicateurs communs, et ensuite comparer », explique Jonathan Roux. « Avec les données qu’on avait il y a 3 mois, toutes les stratégies étaient possibles. La réalité est qu’on en apprend tout le temps sur la maladie, on en connait beaucoup plus aujourd’hui, et les études sont mises à jour quotidiennement avec les données de la littérature. »

Un des éléments qui a permis ce succès a été la réponse ultra-rapide et efficace des autorités sud-coréennes aux premiers cas recensés en Chine. Une semaine après l’identification du premier cas le 20 janvier dernier, le gouvernement a donné l’ordre à ses usines de produire des kits de test en masse. Au bout de deux semaines, il produisait déjà plus de 100 000 kits par jour. « Nous avons agi comme une armée », a déclaré Lee Sang-won, expert des maladies infectieuses aux Centres coréens de contrôle et de prévention des maladies. Cette production a permis au gouvernement de tester massivement et rapidement la population, tout en gardant une transparence avec les citoyens sud-coréens. Aujourd’hui, le pays recense 12 000 cas de contamination et 277 morts.

D’autres pays qui se sont passés du confinement ont moins réussi. C’est le cas de la Suède qui déplore ces derniers jours 40 morts quotidiens en moyenne, autant que la France alors que sa population est six fois plus faible. Son taux de mortalité est le cinquième mondial et on dénombre plus de 51 000 cas confirmés pour 4 900 morts. Les médecins redoutent également une deuxième vague d’épidémie à Stockholm après les manifestations contre le racisme et les violences policières. Près de 90 % des morts liées au coronavirus concernent des personnes âgées de plus de 70 ans et trois quarts d’entre elles sont décédées chez elles ou en maison de retraite. Les médecins estiment que de nombreuses vies auraient pu être sauvées si les malades avaient été transférés en soins intensifs.

Mais la situation est pire au Brésil. Depuis le début de la pandémie, le président Jair Bolso­naro affirme être opposé au « lockdown ». Il est en conflit avec les gouverneurs des États du pays qui imposent tant bien que mal des mesures de confi­ne­ment, quali­fiant ces dernières de « dicta­to­riales » et participe même à des manifestations anti-confinement. Enfin, pendant que ses citoyens meurent, le président brésilien s’est organisé un week-end barbecue et jet-ski le 10 mai dernier. Mais avec plus de 850 000 personnes infectées et 42 802 décès, le Brésil est le deuxième pays le plus touché par la pandémie, derrière les États-Unis.

Hautes hypothèses

Avant d’évaluer le nombre de vies sauvées à 3,1 millions, l’Imperial College de Londres a publié une étude le 26 mars, où les mêmes chercheurs expliquaient que sans le confinement, le Covid-19 aurait infecté 7 milliards de personnes et en aurait tué au moins 40 millions en 2020. Sans les mesures de distanciation sociale, les pays au faible PIB seraient les plus sévèrement touchés par une épidémie « catastrophique ». Dans cette étude, les chercheurs prédisaient que 38,7 millions de vies pourraient être sauvées à travers le monde si les pays testaient, isolaient et mettaient en place des gestes barrières.

Leurs prévisions ont donc légèrement changé depuis. Le 8 juin, alors que leur nouvelle étude paraissait dans la revue Nature, des chercheurs de l’université de Berkeley publiaient des résultats encore plus impressionnants. Ils estimaient que les mesures d’urgence avaient évité 530 millions d’infections en France, en Italie, en Chine, en Corée du Sud et aux États-Unis. Pékin a soustrait 280 millions au virus et Paris 45 millions. « Notre étude n’a pas estimé le nombre de vies sauvées par ces politiques car, avec autant d’infections, le taux de mortalité serait bien plus élevé que tout ce qui a pu être observé à ce jour », ajoutent-ils.

C’est bien le problème des modèles statistiques : ils peinent à prendre en compte les variations induites par l’évolution d’une épidémie. Dans un avis remis le 2 juin, le Conseil scientifique estime que le confinement a permis de réduire le taux de transmission du Covid-19 d’environ 70 à 80 %. Seulement les données utilisées sont sujettes à caution : on ne peut y intégrer les cas non détectés ni pleinement prendre en compte le fait que davantage de tests se traduiraient par davantage de détections. Or en matière de statistiques, « les erreurs commises sont cumulatives et engendrent très rapidement des valeurs aberrantes », nuance l’épidémiologiste Laurent Toubiana.

Crédits : Matt Buck

Les chercheurs de l’Imperial College de Londres reconnaissent que leurs analyses sont construites sur un certain nombre d’hypothèses contestables. Elles supposent par exemple que la baisse du taux de transmission soit due aux mesures et non à d’autres variables comme les comportements individuels. En mars, ils avaient d’ailleurs estimé que 15 % de la population espagnole était infectée, alors qu’une étude conduite également à grande échelle situe ce taux à 5,2 %. Sans compter que les confinements ne sont pas respectés de la même manière dans chaque pays, tout comme la distanciation sociale ou les gestes barrières.

Si le confinement n’est pas la seule mesure qui permet d’éviter la contagion, puisque le Japon et la Corée du Sud ont plus ou moins réussi à le maîtriser en réalisant de nombreux tests et en évitant les rassemblements d’ampleur, l’exemple suédois tend à démontrer que son impact est réel, en particulier pour les personnes âgées. Les courbes varient donc effectivement en fonction des mesures adoptées. Et leurs différences seront d’autant plus visibles quand l’épidémie aura reculé partout.


Couverture : Claudio Schwarz