En remontant la rivière vers l’obscurité, nous n’avions aucun moyen de savoir où l’eau rencontrait la jungle et nous n’avions pour seul bruit que le bourdonnement du vieux moteur Yamaha de notre pirogue. Un transporteur recruté au marché noir, Junior, conduisait la longue embarcation à fond plat. Un autre, dont la tâche était de surveiller que nos équipements ne nous fassent pas couler, était assis à l’avant, éclairé par un spot alimenté par une batterie de voiture. Quelques pirogues naviguaient devant nous, plusieurs autres derrière. Chacune transportait trois ou quatre chercheurs d’or brésiliens clandestins et était chargée à ras bord de sacs de riz, de viande congelée, de pièces de moteur et de jerrycans d’essence en plastique. J’entendis bientôt le faible grondement des rapides, et quelqu’un nous fit signe avec une lampe torche depuis la rive. On dirigea la pirogue vers une crique pour y accoster, en enfilade derrière plusieurs autres bateaux. Leurs lampes frontales allumées dans l’obscurité, les petroleiros sautèrent dans l’eau trouble et commencèrent à porter les sacs de riz et les bidons d’essence de 50 kilos sur leurs épaules. Des lampes de poche coincées entre les dents, ils portèrent les marchandises le long d’un chemin tortueux et escarpé à travers la jungle. Les pilotes retournèrent les pirogues désormais vides sur la rivière ; les moteurs tournant à plein régime, ils conduisirent les bateaux à travers les rapides tandis que d’autres, l’eau jusqu’au torse, usèrent de cordes pour les aider à traverser. Plus loin en amont, les petroleiros empilaient le chargement sur une petite plage, prêt à être chargé de nouveau. Ces équipements avaient déjà voyagé quelque 80 kilomètres à travers la jungle amazonienne et contourné deux contrôles militaires. Ils continueraient ensuite à l’ouest, le long d’une crique peu profonde et difficilement navigable, pour être déchargés à nouveau plus loin dans la nature. De là, ils seraient transportés par quadricycles à travers des kilomètres de chemins boueux vers des mines clandestines.
Le prix de l’or
En mars dernier, le jour de mon arrivée en Guyane, petit morceau de territoire français situé sur la côte est de l’Amérique du Sud, le prix de l’or s’était fixé à 1 124 dollars l’once sur le marché mondial, soit une augmentation de 70 % depuis 2007. Autrefois le dernier refuge des adeptes de l’or et des partisans d’une monnaie privée, le métal ne constituait plus désormais un investissement marginal signe de stabilité, mais bien un actif particulièrement fructueux. À la suite de la crise des subprimes et durant la crise du crédit qui s’ensuivit, les entreprises de Wall Street et autres spéculateurs s’étaient précipités sur le marché. La demande d’investissement en lingots et pièces d’or avait explosé. Les banques centrales mondiales achetèrent alors de l’or en énormes quantités. En 2009, George Soros, qui avait déclaré plus tôt que l’or constituerait une bulle prête à exploser, doubla son investissement chez SPDR Gold Trust, le plus gros fonds indiciel coté (Exchange-Traded Fund) du monde. Selon l’enquête annuelle de 2010 effectuée par GFMS, un cabinet de conseil spécialisé dans les métaux précieux, pour la première fois depuis trente ans la demande en or en tant qu’investissement dépassait celle de l’or en tant que bijou. Cette montée en flèche avait alimenté plusieurs ruées vers l’or dans le monde entier. D’anciens miliciens prospectèrent au Congo ; les Zama Zama, armés de kalachnikovs et de grenades faites de bouteilles de bière, attaquèrent certaines parties non-exploitées des mines en activité en Afrique du Sud. Au Brésil, pas moins de 5 000 mineurs inondèrent le territoire appelé Eldorado do Juma, après qu’un professeur de mathématiques aurait posté en ligne des photos de mineurs ramassant des quantités d’or représentant plusieurs milliers de dollars. Dans la région de Madre de Dios au Pérou, le gouvernement passa un décret d’urgence à l’encontre des mineurs clandestins après qu’une dizaine de milliers d’entre eux eurent rasé 200 km² de forêts. Six mille mineurs bloquèrent la route panaméricaine, et les altercations avec la police qui s’ensuivirent firent six morts et vingt-neuf blessés.
Ici en Guyane, quelque 15 000 mineurs clandestins armés de moteurs diesel, d’équipement hydraulique, d’armes à feu, de quads et d’une bonne dose d’alcool de canne à sucre pillèrent la seule forêt tropicale de l’Union européenne. Ces garimpeiros eurent un impact souvent dévastateur. Ils détruisirent la terre et la végétation environnante à l’aide de tuyaux à très haute pression, et déversèrent du mercure dans les cours d’eau. La malaria était galopante parmi les mineurs ; la violence, elle, était ordinaire. « Ça suffit », déclara en 2008 le président français Nicolas Sarkozy. Les mineurs causaient alors des dommages environnementaux d’une gravité croissante, et leur présence constituait techniquement une invasion du territoire français. L’Opération Harpie, d’après le nom d’une espèce d’aigle capable de cueillir des singes de 10 kilos depuis les cimes, déploya 850 gendarmes assistés d’un commando d’élite, ainsi que les Forces Armées en Guyane. « Si quelques irréductibles ne comprennent pas que la Guyane, c’est la France et que la France la respecte, on leur fera comprendre. Le territoire de Guyane ne saurait être violé impunément », déclara Sarkozy. En ordre resserré, les gendarmes en gilets pare-balles quadrillèrent les eaux boueuses de Guyane, chevauchant leurs élégants jet skis noirs, tandis que les soldats descendaient en rappel depuis les hélicoptères lors d’opérations de recherche et destruction. Cette année-là, les Français saisirent près de 65 kilos d’or et 320 kilos de mercure – une prise modeste, et dès que les gendarmes quittèrent les lieux, les garimpeiros revinrent. En 2009, Sarkozy annonça la reprise de l’Opération Harpie pour six mois. En février 2010, il déclara l’opération permanente. Cependant, les confrontations liées à l’or continuèrent. Le jour de Noël 2009, à Albina, ville du Surinam bordant la Guyane, un chercheur d’or brésilien poignarda un habitant, déclenchant des émeutes qui entraînèrent la mort d’au moins une personne, de multiples viols et l’évacuation de la population brésilienne de la ville. Deux jours après mon arrivée en Guyane, une flottille de mineurs, machettes en main, attaquaient une escouade de soldats français sur la rivière Oiapoque – qui forme la frontière est du département avec le Brésil – en représailles de l’arrestation de quinze garimpeiros trouvés en possession de 617 grammes d’or. Les soldats, munis de flash-ball, répondirent par des tirs de sommation, mais les mineurs réussirent à récupérer la majeure partie de leur or, pour un montant total d’une valeur supérieure à 22 000 dollars.
Ils avaient jeté ce qu’ils pouvaient dans des sacs poubelles et avaient fui dans la forêt alors que la police brûlait tout ce qui restait. Le camp fut reconstruit en trois jours.
Malgré l’excitation, il restait des zones d’ombre. Le peu que les non-Guyanais connaissent de la Guyane – c’est-à-dire rien pour la plupart, les Français compris –, est qu’elle fut autrefois un bagne qui hébergeait notamment le tueur de proxénètes (puis auteur de best-sellers) connu sous le nom de Papillon, ou qu’elle abrite aujourd’hui le centre spatial européen de Kourou. Que ce fut dans cette jungle que l’on crut jadis trouver la cité dorée mythique d’Eldorado relevait, pour les gens comme moi, d’une amusante ironie de l’histoire. Pour un garimpeiro brésilien en revanche, armé de moteurs diesel et de tuyaux hydrauliques à haute pression, cela ne signifiait absolument rien. À midi, nous fîmes une halte sur une plage sablonneuse, bien loin de la destination convenue initialement. L’annonce de notre venue nous avait précédés, nous dit le pilote, et il était trop dangereux pour lui qu’on le surprenne en train de nous déposer. De vagues indications en ma possession, je mis mon sac à dos et m’aventurai dans la jungle avec mon traducteur et un photographe. Nous nous trouvâmes bientôt à la croisée de différentes rivières, dont les eaux, d’un brun laiteux, trahissaient la proximité d’une exploitation minière illégale. En amont, des garimpeiros munis de tuyaux balayaient le sol, propulsant une vase orangée dans l’eau de la rivière. Près d’un kilomètre plus loin, nous tombâmes sur le petit village de Corotel, comme creusé à même la jungle. Des tas d’ordures et des carbets – des hottes faites de branches et de bâches en plastique – délimitaient le chemin. Plusieurs Brésiliens qui se reposaient dans leur hamac nous toisèrent. En face de nous se trouvaient deux petites cantinas ; nous déposâmes nos sacs à la première et nous assîmes à une table grossièrement sculptée. La propriétaire s’appelait Ana Maria, une femme très petite aux cheveux bouclés striés de gris. Elle était arrivée quelques mois auparavant depuis l’État de Pará plus au nord, où elle vendait de la bière à la sauvette pour quelques centaines de reais par mois. Elle était venue dans la jungle, nous dit-elle, parce qu’elle avait entendu dire que l’argent y était facile. Sa cantina, recouverte de poussière au sol, proposait une maigre sélection de batteries, savons et briquets. Dans l’arrière-boutique se trouvait un espace pour cuisiner et un perroquet vert nommé Frederico. Nous avions faim, et Ana Maria nous prépara un mélange de riz, de haricots et de poulet. Alors que nous mangions, son mari, Francisco, nous informa que les gendarmes avaient effectué un raid ici-même une semaine auparavant. Ils avaient jeté ce qu’ils pouvaient dans des sacs poubelles et avaient fui dans la forêt alors que la police brûlait tout ce qui restait. Le camp fut reconstruit en trois jours. « Nous sommes des enfants de Dieu », dit-il. « La terre nous appartient à tous. »
Tempos Modernos
Un petroleiro aux traits fins et à la voix calme était également assis à notre table. « C’est plus facile de gagner de l’argent ici », nous confia-t-il. « Mais la vie est difficile. » Son travail consistait à transporter des sacs de 45 kilos vers les mines les plus proches, à près de cinq heures de marche. C’était le travail de garimpeiro le plus difficile et le moins bien payé de tous. Pour chaque aller, il était payé 4 grammes d’or, soit un peu plus de 100 dollars. À Macapá, sa ville natale, il gagnait 300 dollars par mois en conduisant un taxi moto. À l’extrémité du campement se trouvait une sorte de cabaret, avec cinq petites salles pour les prostituées. De l’autre côté, un homme au torse imposant et aux yeux injectés de sang, une bouteille de cachaça à la main, me fit signe de le rejoindre. Il me dit qu’il avait entendu que l’armée brésilienne me recherchait, même si personne ne pouvait expliquer pourquoi. Mon traducteur avait également entendu que des gendarmes patrouillaient près d’Ilha Bela, un groupe d’îles sur l’Oiapoque. Les mineurs avaient alors interrompu tout le trafic maritime alentour. Mon nouvel ami me passa la bouteille. Je bus et la lui rendis. Un quad traversa le chemin en trombe, et son conducteur me regarda avec insistance.
Cette nuit-là, nous attachâmes des hamacs dans un carbet à côté de la cantina. Quand il devint clair que nous avions l’intention de rester, un jeune garimpeiro empaqueta son hamac, épaula son fusil et se dirigea péniblement vers l’obscurité. Il commença à pleuvoir de façon constante, transformant le sentier en une véritable soupe. Dans la cantina adjacente, un générateur, une parabole satellite et une télévision – cachés dans la forêt durant la journée – furent sortis de leur abri, rassemblant une portion considérable de la population de Corotel autour de la faible lueur apportée par Tempos Modernos, une telenovela très appréciée des Brésiliens. Le lendemain matin, mon traducteur négocia avec les intermédiaires envoyés par les propriétaires des mines. « Il y a beaucoup, beaucoup de machines », me dit la propriétaire de l’autre cantina, Dona Glausa. « Mais elles sont silencieuses à cause de vous. » C’était une femme à l’œil vif, qui gardait son or dans une petite pochette attachée à sa jambe, et je la regardai en verser quelques grammes sur une balance numérique. Ce fut le premier or que je vis depuis le début de mon voyage ; il semblait avoir aussi peu d’éclat que des limailles de fer. Chaque campement possédait au moins une radio CB, que les garimpeiros utilisaient pour réquisitionner des marchandises, échanger quelques nouvelles, signaler les raids des gendarmes et, comme nous le découvrîmes bientôt, suivre les étrangers curieux à la trace. À mesure que nous traversions un territoire donné, les mineurs interrompaient leurs opérations pour mieux les reprendre après notre passage. Dona Glausa, qui passait beaucoup de temps à la radio de sa cantina, m’avertit que notre présence n’était pas désirée par les patrons des mines de Corotel. Le bruit avait couru que quiconque nous aiderait ferait mieux de chercher à se protéger après que nous aurions quitté les lieux. Nous décidâmes de partir seuls. La jungle était étouffante. Des éclaboussures d’une boue visqueuse collait à nos bottes. D’épaisses racines qui s’enchevêtraient encombraient le chemin. À certains endroits, les pneus des quads avaient réduit le chemin à de vagues ornières emplies d’eau. Je surveillais la présence d’éventuels serpents, celle du fer-de-lance surtout, au venin mortel. Il commença à pleuvoir. Une phrase, lue dans le journal d’une expédition malheureuse à la recherche d’Eldorado, me revint à l’esprit : « Après avoir cuit nos bottes avec quelques fines herbes, nous partîmes pour le royaume doré. » Un petroleiro, chemise bleue et chaîne en or autour du cou, apparut derrière nous. Dona Glausa et les patrons de Corotel l’avaient envoyé nous aider, après avoir décidé que l’idée d’avoir notre mort sur leurs épaules leur serait inconfortable (sûrement ne voulaient-ils surtout pas être repérés par une éventuelle opération de secours). Il nous guida à travers la forêt jusqu’à un campement de fortune, où le traducteur nous présenta à Don Gouarn, un Brésilien de petite taille aux cheveux grisonnants, qui avait eu connaissance de notre venue par la radio. Après mûre réflexion, il nous avait jugés dignes de confiance – du moins en partie. Il nous montrerait sa mine d’or, mais seulement après avoir envoyé ses employés se cacher.
Pour un garimpeiro, ne pas utiliser de mercure, c’est ne pas gagner d’argent.
Don Gouarn dirigeait un barranco, modeste mine d’or qu’exploitait une petite équipe de garimpeiros. Ils avaient coupé quelques hectares d’arbres et creusé deux fosses de la taille d’une piscine. Deux longs tuyaux oranges étaient branchés à une pompe Agrale, fabriquée au Brésil, achetée par Don Gouarn avec quelque 700 grammes d’or. L’un servait d’abord à laver à grande eau les murs de la fosse, l’autre aspirant les sédiments pour les reverser dans la seconde fosse. De là, les sédiments étaient déviés vers un caixão, une boîte en bois semblable à un cercueil, au sein de laquelle passaient les pépites d’or via un filtre de mercure, pour finir dans un morceau de coton étendu au fond d’un récipient. Don Gouarn assurait ne pas utiliser de mercure, et même s’il est sérieusement permis d’en douter, cela le confinait à une infime minorité. Le mercure se lie très rapidement à l’or, en quelques minutes, et produit des résultats fiables ; les méthodes manuelles comme le tamis prennent plusieurs heures et n’assurent aucun résultat. Pour un garimpeiro, ne pas utiliser de mercure, c’est ne pas gagner d’argent. Au cours du processus, dans la jungle où dans certains magasins, le mercure est brûlé de façon à se décoller de l’or et pénètre dans l’air sous forme gazeuse. Une simple goutte de mercure brûlée à partir d’une pépite en Guyane peut voyager à travers la troposphère et se disperser à des milliers de kilomètres. Une fois arrivée dans un lac ou une rivière, elle se transforme souvent en méthylmercure, extrêmement toxique, de façon de plus en plus concentrée à mesure qu’elle remonte la chaîne alimentaire aquatique (une exposition du fœtus peut être à l’origine d’un retard mental, de cécité, de crises ou de microcéphalie). Dans la région environnant la Guyane, les garimpeiros émettent environ cinquante tonnes de mercure chaque année. À l’échelle de la planète, l’extraction d’or « informelle » ou illégale, qui produit près de 20 % de la quantité d’or mondiale, est responsable de l’émission de 1 400 tonnes de mercure par an en moyenne – plus que n’importe quelle autre ressource, le charbon excepté. Après avoir quitté la chaîne alimentaire et retrouvé le sol, le mercure peut finalement retourner dans l’atmosphère et continuer à voyager bien plus loin que la source originelle, dans une série de bonds désignée sous le terme d’effet sauterelle. Comme le risque dans un emprunt immobilier, il se diffuse sans jamais vraiment disparaître. Don Gouarn s’abaissa près d’une fosse et passa au tamis l’eau et les sédiments dans une sorte de poêle en or. Il extrayait de cette mine, nous disait-il, près de 100 grammes d’or par mois. Les garimpeiros vendant leur or au prix mondial de quelques dollars, il devait gagner environ 2800 dollars par mois. Il gardait 70 % pour lui et partageait les 30 % restants entre ses deux employés. La quasi-totalité de sa part était consacrée à l’achat de combustible et de nourriture pour continuer à faire marcher la mine. Il me dit aussi que la production mensuelle de son barranco était passée en quelques années de près de 300 grammes à 100 grammes aujourd’hui. Une telle chute serait dévastatrice pour la plupart des entreprises, mais le prix de l’or étant si haut, cela ne posait aucun problème.
Nous quittâmes le barranco et marchâmes jusqu’au carbet de Don Gouarn. On y trouvait un espace pour dormir, un grill et un puits creusé à la main. Une balance dorée reposait sur une étagère en bois. L’endroit était confortable pour un garimpeiro, mais Don Gouarn disait économiser de l’argent pour construire une petite maison à Maranhão, l’un des États les plus pauvres et les plus isolés du Brésil. On ne saurait dire si cet objectif était parfaitement réaliste, cependant, Don Gouarn avait cinquante-deux ans et il avait été mineur dans la région amazonienne pendant plus de vingt ans. Comme le disent les garimpeiros : « Il est plus facile pour un homme de devenir mineur que de redevenir homme. » Dans tous les cas, un inquiétant parallèle pouvait être fait avec le rêve de Don Gouarn : l’avidité et l’imprudence avaient créé la bulle immobilière américaine, qui avait ensuite explosé ; les marchés financiers s’étaient déchaînés, poussant les investisseurs inquiets et les spéculateurs à transformer leur argent en or ; les prix de l’or avaient augmenté, alimentant ainsi une ruée vers l’or qui, peut-être, allait désormais aider un pauvre homme analphabète d’une cinquantaine d’années à acheter sa première maison. Pendant ce temps, il est fort probable que Don Gouarn déversait déjà du mercure dans la nature, dont une partie voyagerait sûrement plusieurs milliers de kilomètres pour empoisonner les responsables de ces événements. Ou peut-être son or était-il acheté sur le marché mondial puis échangé par un propriétaire immobilier américain qui, cherchant à se racheter pour ses activités économiques peu reluisantes quelque temps auparavant, aurait observé la bonne tenue du marché de l’or ces derniers temps. Une longue chaîne dorée de cause à effet. Alors que l’on quittait le modeste campement, un convoi lourdement chargé de six quads Kawasaki traversa le chemin à toute vitesse. Notre présence les avait ralentis, et les mines avaient besoin d’être ravitaillées. Il commença à pleuvoir de nouveau. Plus tard dans la nuit, nous regagnâmes Corotel avec difficulté, sales et exténués. Au cabaret, pourvu d’une stéréo et d’un écran plat alimentés par un générateur, nous bûmes pour 120 dollars de bière aux côtés d’une jeune prostituée de vingt-cinq ans prénommée Rose. Elle avait les yeux d’un noir étincelant, un tatouage de colibri sur la nuque, quatre enfants, et gagnait six grammes d’or quand elle couchait avec un mineur dans l’une des arrière-salles.
« Toujours un marché sûr »
Les chercheurs d’or qui travaillent sur la moitié est de la Guyane vendent le plus souvent leur trésor au même endroit : une ville frontalière brésilienne poussiéreuse nommée Oiapoque, de l’autre côté de la rivière Saint-Georges, son équivalent français. Il n’existe aucune mine à proximité du côté brésilien, pourtant de nombreuses boutiques proposent moteurs, tuyaux et matériel de chercheur d’or, et l’artère principale de la ville est longée d’une douzaine de compras de oura, des boutiques d’orpaillage. À Carol DTVM, le premier magasin où je me rendis, un employé brésilien aux lunettes de créateur et une barbe de plusieurs jours finit par accepter de me parler. Il y avait un canapé en cuir noir et un miroir sans tain dans la pièce principale. Une peinture à l’huile représentant un campement de mine était accrochée sur un mur et sur un autre, un certificat de la Banco Central do Brasil attestant que le gouvernement leur permettait de vendre et acheter de l’or. L’employé disparut dans l’arrière-boutique pour discuter avec son patron. Quand il ressortit, il déclara qu’ils n’étaient pas dans le commerce d’or illégal, et qu’ils n’échangeaient que de la monnaie. La plupart des compras do ouro étaient aussi des bureaux de change, donc cela semblait être à moitié vrai. À Ouro Fino, une commerçante nous expliqua qu’elle n’était pas autorisée à parler affaires en l’absence de son patron. Un peu plus loin à Ouro Ouro, un autre gérant était dans la même situation. J’allais ensuite à Gold Minas, où j’avais vu une énorme machine séparer l’or du mercure en le brûlant. Le gérant expliqua que son patron n’était pas en ville et qu’il ne pouvait pas discuter avec moi. Derrière lui, un homme plus âgé et bien habillé entra, puis ressortit rapidement. À Lyon Gold, une femme brésilienne au regard franc déclara qu’elle n’employait que des mineurs habilités. Un signe sur le mur indiquait que Jésus veillait sur son affaire.
« Les garimpeiros sont très pauvres, ils sont venus ici pour gagner de l’argent. » – Colonel Müller
Enfin, Duna, le propriétaire de la sixième boutique, accepta de me parler. Selon lui, il y avait deux types de marchands d’or à Oiapoque : ceux autorisés par la banque centrale du Brésil à vendre et acheter de l’or et ceux qui ne l’étaient pas. Les garimpeiros empruntaient le plus souvent aux marchands certifiés et les remboursaient avec l’or illégal de la Guyane. Ces marchands revendaient ensuite l’or aux exploitations certifiées, qui déclaraient le métal au Receita Federal do Brasil (les impôts brésiliens) en payant une taxe. Grâce à l’imprimatur de l’État, l’or était victime de l’alchimie bureaucratique, et devint une marchandise légale. Il pouvait être transformé en bijoux, fondu en lingots, déposé à la banque ou échangé sur le marché international. De l’autre côté de la rivière Saint-Georges, des pylônes s’élevaient dans la pénombre, les extrémités d’un pont reliant Saint-Georges à Oiapoque. Une fois terminé, le pont sera, d’une certaine manière, le premier lien direct entre l’Amérique du Sud et l’Europe. Nicolas Sarkozy et le président de l’époque, Luiz Inácio Lula da Silva, s’étaient tous les deux récemment exprimés sur le potentiel de développement économique du pont sur la région. En survolant l’eau à bord d’un taxi-bateau, je jetai un dernier coup d’œil à Oiapoque. C’était un dimanche, la ville était calme. On pouvait lire sur une pancarte au-dessus d’une boutique d’or : «Ouro fino, sempre um bom negócio » (« L’or pur, toujours un marché sûr »). Lors d’une journée d’une chaleur torride à Cayenne, capitale de la Guyane, je visitai les locaux de la gendarmerie pour parler avec le colonel français Müller, chargé de l’Opération Harpie. À côté de son bureau se trouvait une grande carte couverte de punaises indiquant l’emplacement des mines d’or illégales à travers le département. Le colonel Müller avait les cheveux courts, poivre et sel et portait une paire de lunettes rectangulaires à la mode. Avenant, il était suffisamment intelligent pour ne pas répondre de suite aux questions, et se montrait compatissant envers l’ennemi. « Les garimpeiros sont très pauvres, ils sont venus ici pour gagner de l’argent », dit-il. « C’est une question de survie. Mais c’est exactement comme le Far West. Les mineurs sont en pleine forêt amazonienne. C’est difficile pour nous de trouver des hélicoptères pour transporter les prisonniers. La plupart du temps, on détruit leur matériel et on demande aux mineurs de retourner au Brésil. » Le plus souvent, les gendarmes attaquent une mine illégale, détruisent tout, puis fournissent eau et nourriture aux garimpeiros capturés avant de les relâcher dans la jungle. Même s’il savent qu’une bonne partie retourne purement et simplement aux mines. Si les gendarmes arrêtaient plusieurs fois un même mineur, ils l’escortaient à la frontière brésilienne et le relâchaient ou, dans de nombreux cas, l’enregistraient sur un vol commercial – accompagné de deux gardes armés – vers une ville brésilienne aussi distante que possible de la Guyane. En 2009, le gouvernement français dépensa 2 millions d’euros en billets d’avion pour les garimpeiros. Quelques fois seulement, un mineur intégrait la mécanique judiciaire du département. Il s’agissait d’une approche d’application des lois qui paraissait à la fois magnifiquement douce et fantastiquement grotesque.
Les garimpeiros l’appelaient la « Caresse guyanaise », qui est aussi le nom d’un jus de fruit très populaire. Müller accepta de me laisser passer quelques jours auprès des gendarmes conduisant les opérations à Régina, un petit village sur les bords de la rivière Approuague, à 80 kilomètres de la frontière brésilienne. Depuis Cayenne, je gagnai la base en bus : une maison rose et blanche de style colonial, gardée par un chien nommé Rambo et une clôture tressée de fils barbelés. Au deuxième étage, sur une véranda venteuse, se trouvaient deux tables et des ordinateurs portables dans lesquels les gendarmes entraient les informations concernant les bateaux de passage. Deux réfrigérateurs conservaient de l’eau en bouteille, de la bière, et du pâté (il n’en restait plus quand je suis arrivé). Ce soir-là, une patrouille était rassemblée sur la rivière, un large ruban marron torsadé, qui s’écoulait à l’arrière de la base. Je sautai dans une pirogue avec l’adjudant Gilles Petiot, un homme guindé aux sourcils broussailleux qui toussait comme un fumeur, et nous lançâmes le moteur, avec trois autres gendarmes bien armés. C’était un bateau abîmé, qui, à l’image de son moteur, avait été soustrait aux garimpeiros. Après trois quarts d’heure environ, nous approchâmes d’un pont où nous pouvions voir deux silhouettes debout dans l’obscurité, se dessinant face au ciel. L’adjudant Petiot balaya le pont à l’aide de lunettes infrarouge, pendant qu’un gendarme armait un fusil Taurus à côté de moi. Les autres, équipés de Sig Sauer 9 mm modifiés, étaient accroupis. « On va effectuer un contrôle sur ces hommes », dit l’adjudant. Le bateau rasa l’eau et accosta. Les gendarmes investirent la berge les armes à la main et s’évanouirent dans la nuit. Le temps de les rejoigne, je découvris les gendarmes en train de rire. Les silhouettes aperçues n’étaient ni des trafiquants ni des mineurs, mais des Brésiliens d’âge moyen qui tiraient parti d’un coin idéal pour pêcher, sans doute le poisson tigre (très apprécié des locaux, les écologistes y ont découvert un taux dangereux de mercure). Une fois les hommes contrôlés, nous retournâmes au bateau. L’adjudant Petiot s’alluma une cigarette, et me regarda à travers ses lunettes cerclées d’acier. Il portait une paire de Rangers Adidas et sa montre était réglée sur l’heure de Paris. « C’est le jeu du chat et de la souris », dit-il, « les garimpeiros se cachent toujours, et nous sommes toujours en train de les traquer. » Il sifflota et mima des ailes d’oiseaux avec ses mains, telles des spectres de chercheurs d’or brésiliens s’évanouissant dans la jungle. Le lendemain matin, je me joignis à un briefing d’une escouade de huit hommes en route pour la jungle afin d’appréhender Santos, un Brésilien fournisseur d’équipement de mineurs. La brigade était sous les ordres du commandant Jean-Paul Rivière, le bronzage irréprochable, affichant cette élégance mâtinée de détachement typique du cinéma français, ainsi que de l’adjudant Pascal Roulet, qui ressemblait à l’acteur Bob Hoskins. Il avait rafistolé ses chaussures bien usées à l’aide d’une corde de saut à l’élastique. « On attrapera ce qu’on pourra et puis on triera tout ici », dit Rivière à l’escouade. « On ne devrait pas faire de mauvaises rencontres. Maintenant, tout le monde porte un gilet ? Et les armes, c’est bon ? » Les gendarmes étaient équipés de gilets pare-balles, de Sig Sauer 9mm, de machettes, de supplément d’essence et d’un marteau au manche rouge. Ils portaient aussi deux pots thermiques imposants (ou bombes incendiaires) et des rations de combat approuvées par l’OTAN. Notre guide s’appelait Thierry, un Amérindien taciturne en tenue de camouflage, maniant un vieux fusil à pompe dont la crosse semblait être faite en bois de grève.
Un petit homme brun nous observait à travers les arbres. Je me tournai vers les gendarmes pour voir s’ils l’avaient remarqué. Lorsque je retournai la tête, il avait disparu.
Le soleil se leva au moment d’embarquer. La canopée s’enroba d’un voile de brume. Thierry tourna le levier d’accélérateur du moteur de notre pirogue. Nous passions à toute vitesse à travers des arbres de la taille d’une cathédrale dotés de troncs semblables à des jupes tournoyantes de danseuses. La pirogue vaporisait des panaches d’eau tandis que nous évitions les rochers et effectuions des virages serrés le long de la courbure de la rivière. Nous passions devant des rangées de silhouettes de métal sur les berges, habillées de T-shirts criblés de balles, cibles d’entraînement pour la Légion étrangère qui s’essayait au tir dans la jungle environnante. On amarra près d’un petit affluent d’où se déversait de l’eau orange, et l’escouade avança dans la jungle. Sans surprise il se mit à pleuvoir, le sentier devint glissant de boue. Un papillon irisé bleu grand comme une main de nourrisson nous survola le long du chemin. Après plusieurs kilomètres, Thierry s’arrêta dans une clairière. Les gendarmes avancèrent avec précaution mais leurs armes étaient rangées. Je restai en queue de peloton. Les garimpeiros avaient rasé plusieurs hectares de bois et transformé le courant en archipel de puisards de carburant boueux dardé de monticules de terre rouge vif. Rivière et les autres se dispersèrent pour chercher l’équipement. Loin devant, mon photographe s’arrêta et pointa la jungle du doigt. Un petit homme brun nous observait à travers les arbres. Je me tournai vers les gendarmes pour voir s’ils l’avaient remarqué. Lorsque je retournai la tête, il avait disparu. Nous effectuâmes un tour complet à la recherche d’un campement devant lequel nous étions passés plus tôt. Un garimpeiro avait étendu une bâche salie entre deux troncs d’arbre, et un sac de riz rempli d’outils graisseux était posé sur le sol. Un des gendarmes trouva une battée dissimulée dans le tronc d’un arbre. Après quelques minutes, Rivière poussa un cri de victoire à travers la forêt. Il avait découvert un moteur Bosch dissimulé dans un taillis. L’engin en fer ressemblait à un poêle à bois. Rivière brandit le marteau au manche rouge, le leva dans les airs et commença à frapper violemment. Au bout de quelques minutes, il avait tordu un levier et le moteur s’écoula en une mare de pétrole. Il saisit une assiette en métal sur le côté de l’engin et la remplit de boue, sortit de son sac une grenade similaire à une balle de tennis, la plaça dans le moteur et retira la goupille. La bombe incendiaire explosa dans un jet de flammes, d’étincelles et de fumée blanche, puis crépita dans un sifflement décousu. Rivière fronça les sourcils et donna un coup de pied dans le moteur. « Vieille bombe », dit-il. L’escouade se réunit sous la bâche déchiquetée pour déjeuner. Ils étaient de bonne humeur. Quelque part dans la jungle, un Brésilien ne tarderait pas trouver sa machine à moitié hors d’usage. Pascal réparait ses bottes, qui s’étaient par endroits abîmées sur la route, à l’aide d’un bout de tuyau d’arrosage. Je me renseignai sur le fournisseur, Santos, ce qui fit rire Rivière. Il sifflota, mima l’envol d’un oiseau avec ses mains et pointa la jungle du doigt. En décembre 2008, Nicolas Sarkozy et Lula da Silva conclurent un accord visant à pénaliser le marché noir du mercure, l’exploitation de zones protégées, et le commerce d’or illicite non-transformé. À ce jour, les législations française et brésilienne n’ont toujours pas ratifié cet accord. Les deux dirigeants ont également signé un contrat de 12 millions de dollars promettant que la France vendrait au Brésil cinquante hélicoptères EC-725 Super Cougar ainsi que la technologie pour construire quatre sous-marins d’attaque de classe Scorpène (électrique et diesel) ainsi qu’un sous-marin nucléaire. Lors de ses déclarations sur l’extension permanente de l’Opération Harpie, Nicolas Sarkozy avait fièrement annoncé que la croissance exponentielle des exploitations illégales d’or, ainsi que la déforestation, avaient été arrêtées. Il fut cependant difficile de jauger la véracité de ces déclarations, à cause du gouvernement français. Une diminution de la masse forestière est l’un des meilleurs indices sur la présence de mines clandestines. Les garimpeiros déforestent pour chercher de l’or, mais l’Office National des Forêts stoppa la publication des rapports aériens en 2006. Avant cela, selon l’ONF, le taux de déforestation annuelle avait augmenté de 200 hectares en 1990, pour 4 000 hectares en 2000. En 2006, la superficie totale des zones de forêt rasées avait atteint près de 12 000 hectares, soit plus de la superficie de Paris. Le directeur de l’ONF en Guyane refusa de répondre à une interview, mais un fonctionnaire du gouvernement me confia que ce nombre avait en 2010 augmenté de 20 000 hectares.
Exploitation en hausse
En 2009, le quotidien guyanais France-Guyane s’était procuré un rapport interne de l’ONF dans lequel on apprenait que le rythme de l’exploitation d’or avait explosé dans le Parc Amazonien de Guyane qui s’étend sur 3 millions d’hectares, malgré la mobilisation de gendarmes. Pendant ce temps, les garimpeiros s’adaptèrent. Les mineurs se frayaient un chemin à travers la jungle afin de contourner les postes de contrôle. Les mines détruites étaient rebâties en seulement deux semaines. Désormais, pour échapper à la surveillance aérienne des gendarmes, les mineurs ne se contentaient pas de creuser de plus petites mines réparties sur une plus grande zone, ils laissaient les arbres leur servir de couverture, rendant les mines plus difficiles à repérer mais tout aussi efficaces. La gendarmerie manquant d’effectif pour quadriller la frontière, les garimpeiros pouvaient la traverser dans les deux sens à leur guise.
À Cayenne, je demandai à un gendarme cartographe s’il pouvait me montrer la croissance des mines d’or en Guyane. Il afficha sur son écran d’ordinateur des cartes du département datant des dernières années. Les mines étaient représentées par des icônes rondes semblables à des impacts de balles, et chaque année, les nouveaux cercles étaient peints de couleurs différentes. Si l’on en croit les déclarations de Nicolas Sarkozy, le nombre de cercles aurait dû diminuer ou se stabiliser. En inspectant les cartes de 2005 et 2006, les cercles progressaient modérément mais étaient concentrés en majorité sur la frontière entre la Guyane et le Suriname, ainsi qu’en amas dans le nord-est et les régions centrales du département. Puis en 2008 et 2009, période correspondant aux premières années de l’Opération Harpie et de la ruée vers l’or, les mines firent traînée de poudre sur cette vaste étendue qu’est la forêt tropicale protégée de Guyane. Une petite mais bruyante minorité d’écologistes et de journalistes ayant étudié la question de près ou ayant passé du temps auprès des garimpeiros supposaient que la tendance ne ferait que s’accentuer. Les gendarmes ne faisaient pas le poids devant des mineurs pauvres et désespérés et des frontières si poreuses. Sans parler du véritable ennemi : les marchés. Nombreux suspectaient aussi le peu d’investissement du gouvernement brésilien qui ne souhaitait pas hériter de plusieurs milliers de mineurs au chômage. Selon les propres estimations de la gendarmerie, les garimpeiros extrayaient des mines près de 10 tonnes d’or illégal chaque année. À la fin de l’année 2009, les forces françaises n’en avaient confisqué que 63 kilos. Lors de mon dernier jour à Cayenne, les gendarmes organisèrent une balade à bord d’un Eurocopter AS350 bleu surnommé l’Écureuil. De l’eau de pluie sourdait de l’appareil qui sentait la vieille Volvo. Le Capitaine Hein, nom de code Echo Fox, nous fit voler à 90 mètres au-dessus de la jungle, cap sud-est. Il avait emmené un fusil à pompe et des en-cas dans l’hypothèse où nous nous ferions tirer dessus ou si nous tombions en panne. Se joignit à l’équipage le lieutenant-colonel Richard Caminade, spécialiste en contrôle tactique des foules, qui parlait si fort qu’on pouvait l’entendre sans casque dans le cockpit. Notre destination : une vaste mine illégale en Guyane centrale appelée Repentir, localisée près d’autres mines connues sous les noms de Patience et Chien Mort. Repentir déclinait une combinaison dévastatrice de mines primaires et alluviales, et était si avancée industriellement que les gendarmes l’appelaient « l’usine ». Vue de dessus, la jungle paraissait sans fin. Des vagues de collines vertes surgissaient sous l’hélicoptère à la manière de draps empilés. Les ruisseaux scintillaient à travers les arbres. Nous survolâmes un village aux toits en tôle rouge et dont l’église blanche possédait deux clochers. Les vents latéraux se levaient, et l’arrière de l’hélicoptère bringuebalait telle une voiture partant en tête à queue.
C’était l’Eldorado, découvert non pas par des aventuriers espagnols, anglais ou français, mais par une armée de Brésiliens sans le sou portés par des pirogues Kawasaki de fortune, et la cupidité d’un empire en perte de vitesse.
Hein amorça une descente en direction d’un plateau puis survola une petite vallée. Dépassant la crête d’une colline, nous vîmes l’entreprise de destruction hors-norme de Repentir s’étendre en-dessous de nous. Des centaines d’acres de forêt avaient été détruits. Un grand nombre de carbets recouverts d’une bâche bleue se déversaient sur les flancs. De gigantesques cratères scindaient le sol, des kilomètres de sentiers tout-terrain se dispersaient à travers la forêt. Les garimpeiros se cachèrent derrière les arbres à notre passage, plusieurs hommes s’arrêtèrent pour pousser un moteur dans un trou d’eau. Tandis que nous faisions demi-tour, l’impression de dévastation grandissait. « Oh la la », ne cessait de marmonner un Hein consterné. En octobre 2009, des gendarmes soutenus par les Forces Armées en Guyane et le 17e Régiment du génie parachutiste avaient attaqué le site. À l’aide d’explosifs, ils détruisirent quatre mines et vingt-deux puits de mine, les déclarant « impossible d’accès ». La mission semblait indiquer que nous nous étions un peu trop avancés. Les gendarmes ne prévoyaient pas de raid sur le site, d’après Caminade. C’était une question de priorités. Il y avait des mines plus grandes en Guyane. De toute évidence, les mots de Nicolas Sarkozy devaient être maniés avec précaution. Mais lorsque les gendarmes arrivaient, les garimpeiros s’évanouissaient dans la nature tels des fantômes. Les Français détruisaient les machines et les carbets avant de retourner à Cayenne, puis en France. Les garimpeiros reconstruisaient et continuaient leur tâche comme ils le faisaient avant. « Nous sommes devenus plus efficaces, mais le prix de l’or ne cesse de grimper », dit Caminade. « Tout le monde y trouve son compte : les transporteurs, les acheteurs, les vendeurs. Ils sont trop nombreux et gagnent trop d’argent avec cette activité. Nous pouvons seulement la réduire. Nous n’avons pas assez d’hommes, d’argent, d’équipement. Au Brésil, quand l’armée aperçoit des mineurs illégaux, ils leur tirent dessus. Nous ne pouvons pas faire pareil. Nous sommes en France. » Le réservoir de l’Écureuil ne nous permit pas de voler plus longtemps, nous devions retourner à la base à Cayenne. Hein fit faire à l’hélicoptère un dernier tour. Je regardai dehors, une nouvelle section de mines était en vue. Il s’agissait d’une étendue de poussière sèche et grise de la taille de plusieurs pâtés de maison, entourée de cratères d’eau toxique. De longs tuyaux hydrauliques s’emmêlaient sur le sol. Un carbet au toit noir abritait un moteur. C’était un endroit chargé de désolation, la poursuite acharnée d’une ressource naturelle. C’était l’Eldorado, découvert non pas par des aventuriers espagnols, anglais ou français, mais par une armée de Brésiliens sans le sou portés par des pirogues Kawasaki de fortune, et la cupidité d’un empire en perte de vitesse. L’hélicoptère se posa au nord-est en face de la côte. J’aperçus un mineur en contrebas. Debout face à un carbet, il fixa l’hélicoptère. Un autre homme portant une chemise bleue traversa le paysage lunaire sans un regard vers nous. Cet après-midi là, le cours de l’or était de 1 125 dollars l’once, soit 11,40 de plus que le jour d’avant. Il fallait bien nourrir la machine.
Traduit de l’anglais par Amel Bounihi d’après l’article « Like Butterflies in the Jungle », paru dans Harper’s Magazine. Couverture : Adhi Rachdian