Crimes de masse
Tuer un éléphant est facile, en réalité. Il suffit de trouver ses empreintes, aussi larges que des plateaux de service, et d’en suivre la piste. Ensuite, explique Pierre, il faut viser la tête. Mais dans l’épaisse forêt tropicale du Cameroun, encombrée de broussailles et de ravins glissants, cela semble impossible. L’animal se déplace, souvent rapidement. Sans compter que Pierre chasse avec un vieux fusil, qu’il décrit comme étant un « caribou douze », hérité de son père. C’est une arme dont l’origine reste indéterminée, et sur laquelle il est impossible de se prononcer. Les victimes de Pierre ont certainement connu une mort lente et d’atroces souffrances.
Sec et nerveux, Pierre porte un maillot de l’équipe de basket-ball des Timberwolves du Minnesota. Au Cameroun, il œuvre comme braconnier sous contrat. Il a accepté de me rencontrer dans un hôtel miteux de Bertoua, une ville qui sert de plaque tournante pour la contrebande de l’ivoire dans la région peu peuplée du sud-est du Cameroun, pour discuter du braconnage des éléphants. Nous avons été introduits par une certaine Madame Mado, femme corpulente et avisée qui marchande de la viande de brousse. Malgré cela, Pierre est au début très méfiant. Il se tient debout sur le palier de la chambre d’hôtel et inspecte minutieusement l’intérieur de la pièce pendant un long moment avant de se décider à entrer. Au Cameroun, une ONG dirigée par un ancien agent du renseignement israélien a commencé à cibler les trafiquants d’ivoire, en organisant régulièrement des opérations d’infiltrations justement dans ce genre d’hôtels. Pierre, dont ce n’est pas le vrai nom, allume une cigarette, puis s’assoie sur une chaise en plastique. Il est réticent à parler des hommes qui l’emploient pour abattre des éléphants – et ne fait référence à eux qu’à travers le mot « commande » –, mais il admet qu’on lui demande régulièrement de l’ivoire. Il est fort probable que les employeurs de Pierre soient de hauts fonctionnaires d’État ou des hommes d’affaires, peut-être même des officiers de l’armée camerounaise. Dans un pays pauvre et corrompu tel que le Cameroun, seule une petite élite peut financer des expéditions de chasse de plusieurs semaines dans la jungle, qui nécessitent un approvisionnement coûteux : de la nourriture, des fusils, des munitions et des packs de bouteilles de gin bon marché en plastique. « Quelqu’un m’appelle, et ils me fournissent des cartouches, explique Pierre. Je pars alors avec des porteurs et nous passons trois ou quatre semaines dans la forêt », à la recherche d’empreintes. Parfois, il imite même le cri plaintif d’un petit dans le but d’attirer sa mère. Pierre affirme ne pas tuer de femelle éléphant, mais le braconnage est lui aussi tributaire de l’offre et de la demande. La hausse du prix de l’ivoire a contraint les braconniers à tuer tout ce qu’ils trouvent : des éléphantes, dont les défenses sont plus petites que celles de taureaux, et même des éléphanteaux, qui ne possèdent que de petits bouts de dentine.
Pierre est braconnier depuis vingt-cinq ans. Il a tué des tas, peut-être des centaines d’éléphants. Il prétend non sans une certaine fierté avoir tué vingt-trois éléphants au cours d’une même expédition – tellement que récolter toutes leurs défenses avait pris plus d’une semaine. « Si tu tues un premier éléphant et que les autres ne s’aperçoivent de rien, tu peux tous les abattre », explique-t-il. Pierre utilise une machette spécifique pour retirer l’ivoire, un travail laborieux qui requiert de séparer la défense de la mâchoire supérieure de l’animal. « Si tu la coupes, elle est détruite, précise-t-il. Il faut les retirer de la bonne manière, de l’intérieur. Cela prend du temps. » Dans toute l’Afrique, les hommes comme Pierre tuent un si grand nombre d’éléphants que les défenseurs de l’environnement parlent désormais de commerce « industriel ». Les braconniers sont à la fois violents et terriblement ingénieux, décimant des troupeaux entiers avec des fusils d’assaut bon marché, enterrant des mines antipersonnel, et façonnant même des fusils de chasse artisanaux à partir de colonnes de direction de véhicules Land Rover. Récemment au Zimbabwe, des braconniers ont déposé du cyanure sur des pierres à lécher et des abreuvoirs, tuant ainsi des centaines d’éléphants. Rien qu’en 2011, 25 000 éléphants ont été massacrés à travers le continent, soit le taux de braconnage le plus élevé enregistré depuis l’interdiction du commerce international de l’ivoire, mise en œuvre en 1989. Pour l’année 2012, le nombre s’élève environ à 50 000 meurtres d’éléphants. L’année dernière, l’étude la plus complète réalisée jusqu’à présent sur les éléphants de forêt a démontré que la population des éléphants d’Afrique centrale a diminué de 62 % en dix ans. Aujourd’hui, les braconniers tuent tellement d’éléphants qu’ils ont dépassé leur capacité de reproduction. Ainsi, certains défenseurs de l’environnement prédisent que les 420 000 éléphants restant en Afrique pourraient être anéantis d’ici une dizaine d’années. J. Michael Fay, célèbre défenseur de l’environnement qui a passé des décennies à étudier les forêts tropicales de la région, a récemment déclaré devant le Congrès américain que « si aucune action importante n’est réalisée, il y a un risque réel que les éléphants d’Afrique centrale aient complètement disparu très bientôt ».
~
Fin décembre 2011, cent braconniers soudanais armés de fusils d’assaut AK-47 et de lance-grenades ont traversé le Tchad à cheval jusqu’au parc national de Bouba Ndjida, dans le nord-est du Cameroun. Les malfaiteurs, potentiellement affiliés à la milice meurtrière des Janjawids du Soudan, ont envahi le poste des éco-gardes non armés et chassé impunément pendant des mois, décimant des troupeaux d’éléphants les uns après les autres. Ils rassemblaient les familles pour les exécuter avec leurs armes. Les éléphanteaux mouraient aux côtés de leurs mères. Dans certains cas, les assassins attendaient même que certains éléphants reviennent faire le deuil de leurs morts pour les massacrer à leur tour. Au mois d’avril, on comptait quatre-cents éléphants morts dans la savane du parc national, soit le pire massacre à grande échelle de l’histoire contemporaine. Le massacre de Bouba Ndjida est, à bien des égards, un événement marquant : la nature même du braconnage moderne à changé. Les hommes qui chassaient pour se nourrir ne se contentent plus d’un éléphant de temps en temps. À présent, les braconniers sont méthodiques, sans pitié et lourdement armés. Ils sont capables de dépasser les frontières poreuses et leur manque de sécurité, fléau de nombreux pays africains. D’après les défenseurs de l’environnement, des organisations trafiquantes (braconniers, intermédiaires, négociants, caïds insaisissables) dominent de plus en plus le commerce. Certaines opérations, telles que celles de Pierre et de ses « commandes », restent modestes. D’autres transportent les défenses par tonnes.
Selon Tom Milliken, expert en ivoire du groupe de contrôle du commerce des espèces sauvages Traffic, de nombreux gangs de trafiquants sont « dirigés par des Asiatiques et basés en Afrique », et ils opèrent actuellement « dans quasiment tous les pays où l’on trouve des éléphants ». De plus, d’après l’ONU, la criminalité liée aux espèces sauvages, dont l’ivoire fait partie, représente un business annuel de plus de dix milliards de dollars, soit le quatrième plus important au monde derrière le trafic de drogue, le trafic des êtres humains et le trafic d’armes. Cette rentabilité attire non seulement les groupes organisés mais aussi les milices africaines et certains groupes de rebelles : l’Armée de la résistance du Seigneur, dont le chef est Joseph Kony (accusé d’avoir perpétré des crimes contre l’humanité), ainsi que le groupe terroriste somalien Al- Shabbaab – affilié à Al-Qaïda –, sont impliqués dans le commerce de l’ivoire. « Dans le nord du pays, c’est la guerre », me confie un lieutenant des forces spéciales du Cameroun, récemment déployées pour combattre les chasseurs circulant à cheval à l’intérieur du parc national de Bouba Ndjida. « Ce ne sont pas de simples braconniers. Ils possèdent des GPS, des Kalachnikovs et des lance-roquettes. Ils transportent les défenses par hélicoptères. »
L’autoroute de l’ivoire
Fin 2012, la perte potentielle de la plus belle mégafaune africaine et le spectre des groupes rebelles finançant leurs opérations grâce à des revenus illégaux ont attiré l’attention de politiciens occidentaux. En novembre, Hilary Clinton, alors secrétaire d’État américaine, affirmait que le trafic des espèces sauvages représentait un problème de sécurité nationale : « Le trafic repose sur des frontières poreuses, des fonctionnaires corrompus et de puissants réseaux de criminalité organisée, qui portent atteinte à notre sécurité mutuelle. » Peu de temps après, le président Barack Obama a investi dix millions de dollars dans la lutte contre le commerce illégal des espèces sauvages, à travers un décret présidentiel. La fondation Clinton (CGI) a également dévoilé récemment un plan d’action contre le braconnage de l’ivoire de quatre-vingt millions de dollars, en partenariat avec des groupes de défense des espèces sauvages tels que la Wildlife Conservation Society (WCS). Étalé sur trois ans, le projet prévoit le déploiement de chiens de détection dans des zones clés du transit de l’ivoire en Afrique, ainsi que le recrutement de trois mille gardes forestiers pour aider à la protection des éléphants sur cinquante sites. « Le but ultime est de réduire le nombre d’éléphants tués de façon illégale et de gagner du temps afin de changer les termes de l’équation de l’offre et de la demande », explique John Calvelli, vice-président exécutif des affaires publiques de la WCS.
« Tout le monde a le choix dans la vie. Moi, je suis dealer. » — Justin
D’après plusieurs groupes de défenseurs de l’environnement, « l’équation de l’offre et de la demande » est liée à l’essor du marché de l’ivoire chinois (une quantité moins importante d’ivoire entre également clandestinement en Thaïlande et aux États-Unis). À Pékin et dans les plus grandes villes du pays, les classes moyennes émergentes possèdent actuellement des revenus suffisants pour acheter des sculptures en ivoire – un luxe qui, il fut un temps, était réservé aux plus aisés. Sur des sites Internet tels qu’Alibaba, la version chinoise d’Ebay, des bibelots en ivoire sont vendus sous le nom « xiàngyá », ce qui signifie « dents d’éléphants » en mandarin. Lors d’une vente aux enchères récente de la société Christie’s, un bol en ivoire datant du XVIIIe siècle a atteint la somme record de 842 500 dollars, soit vingt-huit fois le prix estimé par un expert, après une lutte acharnée entre deux acheteurs chinois. D’après la Télévision centrale de Chine (CCTV), les investisseurs se protègent contre l’affaiblissement du marché de l’immobilier en achetant de l’ivoire, désormais appelé « l’or blanc ». La Chine ayant renforcé sa présence en Afrique depuis ces dix dernières années en finançant toutes sortes de constructions (stades, barrages hydroélectriques, etc.), de plus en plus d’Africains sont aujourd’hui arrêtés alors qu’ils tentent de faire passer des objets de contrebande en ivoire dans des vols en direction de l’Asie, ou parce qu’ils sont impliqués en tant qu’intermédiaires dans des opérations de contrebande de grande envergure. En octobre 2012, des douaniers de Hong Kong ont intercepté deux conteneurs transportant plus de quatre tonnes d’ivoire d’une valeur estimée à 3,5 millions de dollars, réalisant ainsi la plus importante saisie de l’histoire de la Chine. Le mois suivant, ils ont saisi un autre cargo contenant 1,4 tonne d’ivoire. Deux mois plus tard, ils ont intercepté un nouveau cargo chargé d’1,4 tonne d’ivoire. Tous les conteneurs provenaient d’Afrique et avaient transité par de nombreux pays dans le but de masquer leur provenance. Interpol affirme que ce type d’acheminement complexe et ces saisies d’ivoire stupéfiantes suggèrent fortement l’implication d’un réseau organisé. La logistique nécessaire à l’acquisition de si grandes quantités de défenses d’éléphants et leur transport par la route et la mer sont significatifs : des organisations commerciales virtuelles gèrent une chaîne d’approvisionnement globale illicite. Pourtant, les opérations de ces groupes, leur taille, leur structure, leur mode opératoire et surtout, l’identité des malfaiteurs qui les dirigent, restent quasiment inconnus. À un bout de cette chaîne, on trouve un contrebandier comme Pierre ; à l’autre bout – et à des milliers de kilomètres de là – se trouve un consommateur qui achète un bibelot en ivoire à Pékin. Entre ces deux extrémités, tout ce qui se passe demeure opaque. Un véritable marché noir.
Un après-midi, à Bertoua, j’organise une rencontre avec un revendeur d’ivoire doté d’une expérience considérable du commerce illégal. C’est le jour de l’indépendance du Cameroun et des soldats portant des fusils d’assaut défilent dans la rue principale de la ville, suivis de petits groupes d’écoliers brandissant des pancartes sur lesquelles on peut lire « non à la corruption ». Nous nous sommes mis d’accord pour nous rencontrer dans une discothèque de mauvais goût appelée le Grand Palace. Le lieu est désert, à l’exception de deux femmes qui prennent un verre au balcon du deuxième étage. Un grand homme à la peau noire, portant des lunettes de soleil et une chemise blanche brodée à ses initiales, s’assied à la table et se présente sous le nom de Justin. Âgé d’une trentaine d’années, Justin travaille dans le commerce de l’ivoire depuis cinq ans. À l’origine, il a fait des études de droit des affaires et a même reçu une bourse de la part d’une université des Pays-Bas. Mais le marché de l’emploi au Cameroun n’offre que peu d’opportunités. Après avoir tenté sa chance dans plusieurs affaires, y compris dans le trafic de cocaïne pour le compte d’Italiens, Justin s’associe à un groupe d’hommes d’affaires chinois à Amsterdam. En 2008, ils le contactent pour se procurer de l’ivoire d’éléphants. « Tout le monde a le choix dans la vie, explique allègrement Justin. Moi, je suis dealer. » Justin décrit le fonctionnement d’une opération organisée : plusieurs fois par an, ses associés chinois passent des commandes d’ivoire. Il sous-traite alors le travail à une équipe de cinq braconniers Baka, issus d’une tribu de pygmées du Cameroun. Ils sont suffisamment habiles et ramènent parfois des défenses de grande taille, ce qui se fait de plus en plus rare car elles n’ont de nos jours plus le temps de pousser. « Je travaille avec des spécialistes, ils savent chasser dans la forêt », dit Justin. Les Baka sont une tribu de chasseurs-cueilleurs indigènes qui vivent autour du bassin de Congo. Ils sont connus pour être des chasseurs d’éléphants depuis l’époque victorienne des chasseurs de safari, et ils sont également exploitables. De récents programmes gouvernementaux de délocalisation et la création de réserves fauniques protégées et soutenues par des ONG occidentales ont contraint de nombreux Baka à quitter la forêt et à vivre comme des sédentaires, avec peu d’opportunités économiques autres que le braconnage d’éléphants. Justin allume une cigarette et m’explique que « ses Baka » sont actuellement dans la forêt pour honorer une commande. Lorsqu’ils auront fini, un chauffeur au volant d’un camion gouvernemental transportant des fèves de cacao fera passer les défenses en contrebande à Bertoua. Justin les conduira lui-même au port maritime de Douala et, en fonction de l’itinéraire, pourra dépenser jusqu’à 2 000 dollars pour soudoyer les gardes et autres fonctionnaires aux points de contrôle. Au port de Douala, Justin remettra l’ivoire à un douanier qui embarquera la marchandise sur un bateau en partance pour la Chine. Justin ne sait pas – ou ne veut pas me dire – ce que ses associés feront de l’ivoire. « Il est parti, peu importe » dit-il.
Ces groupes de trafiquants sont aujourd’hui bien établis autour du bassin du Congo. En 2010, des chercheurs de l’Union internationale pour la conservation de la nature (l’UICN) ont interviewé des braconniers et des contrebandiers de la région. Ils ont découvert que « l’élite » d’hommes d’affaires tels que Justin, ainsi que des fonctionnaires du gouvernement, des policiers et des soldats (ceux qu’on appelle les commanditaires) contrôlent la plus grande partie du commerce illégal d’ivoire de la région. Ils passent commande des chasses et embauchent des pisteurs Baka et des braconniers locaux. Ils fournissent les réserves alimentaires et l’équipement, y compris des fusils à gros calibre tels que des 458 Winchester ou des AK-47, puisque la plupart des chasseurs n’ont pas les moyens d’acheter leurs propres armes. Un groupe local facilite également le commerce : le propriétaire d’un bar se sert de son établissement pour mettre en contact des chasseurs et des dealers d’ivoire et une revendeuse de charbon stocke les défenses dans son magasin. Dans une ville, même un prêtre catholique peut servir d’intermédiaire. Pour sortir l’ivoire des forêts peu surveillées du Cameroun, les trafiquants paient des transporteurs qui chargent les défenses sur des pirogues ainsi que des policiers corrompus qui utilisent leur véhicule pour réussir à passer les points de contrôle. Le nombre de conducteurs de camions de l’industrie forestière faisant la navette de façon illégale entre les concessions de bois isolées du Cameroun a également doublé : ils transportent des armes et des réserves à travers la jungle, puis cachent les défenses parmi les troncs d’arbres coupés ou dans des compartiments cachés dans des portières lorsqu’ils quittent la forêt. Enfin, selon un rapport de l’UICN, cet ivoire finit en grande partie à Yaoundé, la capitale du Cameroun, ou à Douala. Des marchands locaux en achètent une partie, mais ce sont de plus en plus des ressortissants d’Asie de l’Est qui achètent les plus grosses défenses – ce qui reflète la présence grandissante de la Chine sur le continent africain. Actuellement, de nombreuses défenses d’éléphants font l’objet de contrebande sur la route nationale du Cameroun, que le bureau local du World Wide Fund for Nature (WWF) a surnommé « l’autoroute de l’ivoire ». On ignore quel est l’exact volume de ce commerce florissant et quels en sont ses profits. Un fonctionnaire estime que « des milliers et des milliers » de défenses ont été déplacées depuis le Cameroun ces dernières années. Entre 2004 et 2006, une organisation taïwanaise a expédié par bateau au moins trente-six tonnes d’ivoire de Douala à Hong Kong – une prise qui représente les vies de 4 700 éléphants, pour une valeur approximative de 18 millions de dollars au marché noir chinois.
Les opérations de Justin sont plus modestes, représentant l’équivalent d’un demi-million de dollars d’ivoire par an. Après déduction des salaires et des pots-de-vin, il dégage un bénéfice de 25 000 dollars, une somme impressionnante au Cameroun, où près de la moitié de la population survit avec un peu plus d’un dollar par jour. Il est propriétaire d’une maison, porte de beaux vêtements et voyage beaucoup en Europe. Il parle plusieurs langues, est marié au Cameroun et a une petite-amie aux Pays-Bas. C’est un entrepreneur-né qui semble fier de l’efficacité implacable de la chaîne d’approvisionnement qu’il a mis en place avec ses partenaires chinois : un marché noir équivalent à l’approvisionnement en « juste-à-temps » du groupe Walmart, qui peut livrer un produit de valeur d’un pays à un autre, séparés par des milliers de kilomètres. Il existe certainement des centaines d’opérations de braconnage similaires à travers l’Afrique, d’une telle efficacité qu’elles déciment les troupeaux d’éléphants de toute l’Afrique centrale. Je finis par demander à Justin : « — Et après ? Que se passera-t-il quand il n’y aura plus aucun éléphant ? — En Afrique, les animaux ne sont que des animaux, me dit-il en riant. Mon amie hollandaise a un chien. Il vit dans la maison, il pue, et elle l’emmène chez le vétérinaire pour des contrôles. Parfois, quand on fait l’amour, il est là aussi. J’aime les animaux mais, comme je l’ai dit à mon amie, si son chien vivait en Afrique, je l’aurais déjà cuisiné. »
Une antique fascination
La Chine est seulement le dernier d’une longue série de pays obsédés par l’ivoire, pilleurs de troupeaux d’éléphants d’Afrique. Les Grecs de l’antiquité employaient des mercenaires éthiopiens qui sautaient des arbres pour paralyser les éléphants à la hache. Les sculpteurs romains participèrent à l’extinction des troupeaux d’Afrique du Nord en fabriquant en masse des broches en ivoire, des boutons, des cages à oiseaux, des couvertures de livres et même le trône d’un archevêque. L’empereur Caligula alla même jusqu’à construire une mangeoire en ivoire pour son précieux cheval.
Des siècles plus tard, des négociants arabes établirent des relations commerciales sur la côte Est du continent puis à l’intérieur, en fournissant de l’ivoire aux marchés prospères en Chine et en Inde. Puis vinrent les Européens. Les Anglais étaient particulièrement efficaces dans ce funeste domaine. En 1850, l’Angleterre importait cinq-cents tonnes d’ivoire d’Afrique de l’Est. Un explorateur anglais surnomma l’endroit « l’El Dorado des chercheurs d’ivoire ». En 1900, les États-Unis, portés par la révolution industrielle, devinrent le plus grand pays consommateur d’éléphants au monde. Dans l’État du Connecticut, des ateliers de sculptures transformaient les défenses en touches de piano, en boules de billard, en couverts et en peignes. D’après un écrivain, l’ivoire était le plastique de l’époque. « On pouvait le couper, le scier, le sculpter, le graver, le polir ou le travailler au four. » À la fin du siècle dernier, on estime que 65 000 éléphants étaient tués chaque année à travers le continent, et les grands troupeaux d’Afrique de l’Est et d’Afrique du Sud furent tous exterminés. D’après une estimation, la population d’éléphants d’Afrique est passée de 27 millions au début du XIXe siècle à 5 millions au début des années 1900. En raison de ces pertes grandissantes, les puissances coloniales Européennes ne tardèrent pas à mettre en place des réserves interdisant ou limitant la chasse. Dans les années 1920, les Anglais et les Belges créèrent les premiers parcs nationaux. Puis vinrent les chasseurs de safari, des naturalistes tels que Teddy Roosevelt et, plus tard, des scientifiques avides de classer, compter et étudier la population d’éléphants d’Afrique.
~
En 1966, Iain Douglas-Hamilton, un zoologiste écossais diplômé d’Oxford, établit un campement près du parc national du lac Manyara, en Tanzanie. Il y passa quatre années à observer les cinq-cents éléphants qui y vivaient. Un jour, un groupe de femelles éléphants l’attaquèrent sauvagement et détruisirent son Land Rover. Des scientifiques qualifièrent Douglas-Hamilton d’imprudent, mais son travail constitua la toute première étude rigoureuse de la vie des éléphants et de leur structure sociale, c’est-à-dire ce qui fait que les éléphants sont des éléphants. Il les observait se mettre en quête de nourriture, faire la cour et élever leur famille. Il les nomma d’après la forme des leurs oreilles : Virgo (qui signifie « vierge » en français) et Boadicée (du nom de la reine), Défenses fines. Parmi les éléments découverts par Douglas-Hamilton et d’autres scientifiques après lui, les éléphants, comme les humains, sont élevés au sein de structures familiales complexes très unies. Ce sont des êtres profondément sociaux, qui communiquent entre eux grâce à un répertoire d’infrasons très élaboré dont la plupart est inaudible pour les humains. Ils sont foncièrement compatissants, essayant de venir en aide à des compagnons en difficulté, souvent au péril de leur propre vie. Ils se servent d’outils et peuvent résoudre des problèmes grâce à leur trompe, suffisamment puissante pour soulever un réfrigérateur industriel et suffisamment adroite pour cueillir un brin d’herbe, jeter des pierres sur des clôtures électrifiées ou tenir un bâton comme une tapette à mouches. Dans les années 1970, une éléphante d’Asie du parc national de Redwood City en Californie aurait appris à ouvrir le verrou maintenant ses chaînes pour ensuite prendre la fuite avec certains de ses camarades.
Cette expérience est la toute première preuve que les éléphants, comme les êtres humains et les chimpanzés, ont conscience d’eux-mêmes.
Bien qu’un troupeau piétine l’écosystème tel un bataillon d’armée, renversant les arbres et dévorant pratiquement tout ce qui se trouve sur son passage, l’éléphant est une espèce indispensable à l’environnement. Ils transforment la forêt en savane, créant des prairies pour les espèces herbivores telles que l’élan et le guib harnaché. Leur queue sert de coupe-feu et leurs excréments, riches en substances nutritives, régénèrent le sol. Les scientifiques les surnomment « les architectes de la savane » ou encore « les gardiens de la forêt ». En 2009, un biologiste du nom de Stephen Blake a analysé 855 excréments au Congo et découvert que les éléphants consommaient plus de 96 espèces de semences de plantes, et pouvaient déposer leurs excréments 56 kilomètres plus loin. Ensuite, ces semences poussent, deviennent des arbres et fournissent de la nourriture et des abris à d’autres espèces. Certaines semences germent seulement après avoir été ingérées par un éléphant puis déposées sur le sol de la forêt. Les graines de Picralima nitida, par exemple, sont efficaces pour traiter le paludisme, une maladie qui touche de nombreuses personnes en Afrique et qui se montre résistante face aux médicaments conventionnels. « Un ami pygmée braconnier d’éléphant m’a dit il y a des années que si les éléphants venaient à disparaître, la forêt mourrait », expliquait Blake à un journaliste à l’époque. « Ce ne serait peut être pas si dramatique que cela, mais la disparition des éléphants de forêt aurait un impact sur le fonctionnement des forêts d’Afrique centrale comparable à la disparation de tous les véhicules à Manhattan. L’endroit en serait radicalement changé. » Un groupe de recherches émergent a également commencé à percer les mystères du cerveau de l’éléphant, qui est peut-être aussi complexe que le nôtre. En 2006, des scientifiques du zoo du Bronx à New York ont placé un grand miroir devant un éléphant d’Asie femelle prénommé Happy et l’ont observé tandis qu’elle regardait son reflet puis touchait de façon répétée un X peint au-dessus de son œil. Cette expérience est la toute première preuve que les éléphants, comme les êtres humains et les chimpanzés, ont conscience d’eux-mêmes. Iain Douglas-Hamilton a également relaté une série d’interactions remarquables désignée dans la nomenclature scientifique sous le terme d’ « aide à autrui ». Un jour, en 2003, Elenor, matriarche d’une famille appelée « les premières dames », s’est effondrée à la suite de blessures causées par une chute. Les membres de sa propre famille se trouvaient loin d’ici, mais une autre matriarche du nom de Grace est rapidement accourue et a utilisé ses défenses pour remettre Eleanor sur ses pattes. Elle est tombée à nouveau et Grace a continué d’essayer de la soulever pendant plusieurs heures. Sérieusement blessée et incapable de tenir debout, Eleanor est morte le lendemain.
Douglas-Hamilton a pu suivre les éléphants qui se déplaçaient jusqu’à l’endroit où se trouvait l’animal mort, grâce à leurs données GPS. Une des filles d’Eleanor a passé plusieurs heures auprès d’elle. Un autre éléphant a touché son corps. Durant les cinq jours qui ont suivi, quatre familles différentes se sont rendues à l’endroit où elle reposait. Une photographie prise par un des chercheurs de l’équipe de Douglas-Hamilton montre cinq éléphants debout alignés devant le corps, comme lors d’une veillée. « C’était extraordinaire, raconte Douglas-Hamilton. Les éléphants sont pourvus d’une conscience avancée qui semble les contraindre à éprouver un grand intérêt pour ceux d’entre eux qui sont en difficulté, ou morts. Peut-être sont-ils capables de faire le deuil d’un individu, quel que soit le sens de cette expression pour eux. C’est très émouvant. Et Dieu sait que j’ai vu de nombreux éléphants morts en quarante ans. »
Peur sur le marché
Un jour, en début d’après-midi, je prends un taxi dans le quartier de Bastos à Yaoundé, enclave chic constituée de bâtiments d’ambassade et de villas de luxe surplombant la capitale. Des motos descendent l’avenue Jean Paul II et des marchands ambulants vendent des cartes SIM sous des parapluies. Au loin, j’aperçois le tout nouveau complexe sportif financé par la Chine qui ressemble à un casque romain argenté. Dans tout le Cameroun, des compagnies chinoises construisent également de nouvelles routes nationales, des mines de fer, ainsi qu’un barrage hydroélectrique de quinze mégawatts. Elles opèrent également les plus grandes exploitations forestières du pays.
Le taxi tourne dans une allée étroite qui mène à un marché artisanal poussiéreux en plein air, rempli d’étals délabrés. Une poignée de touristes étudient les sacs à mains contrefaits et les masques tribaux en bois, tandis que des musulmans vêtus de longues tuniques paressent sur des tapis de prières sous le soleil de midi. Au Cameroun et dans d’autres pays africains, les marchés tels que celui-ci font office de lieu d’échange important pour l’ivoire de contrebande, en particulier pour les Chinois expatriés qui débarquent en masse pour travailler sur des projets d’infrastructure. Certains d’entre eux, qui luttent soi-disant contre le trafic, achètent de petites quantités d’ivoire à des marchands locaux puis transfèrent clandestinement la marchandise à bord de vols internationaux à destination de la Chine. En 2009, les agents d’Interpol ont fait une descente sur les marchés de six pays africains pour saisir deux tonnes d’ivoire, dont la plupart constituaient des baguettes chinoises et des fume-cigarettes destinés au marché asiatique. Dans la ville de Lagos, au Nigéria, les marchands d’ivoire commencent à parler mandarin. D’après une étude récente du groupe de contrôle du commerce des espèces sauvages Traffic, des ressortissants chinois se rendent en Afrique pour servir d’intermédiaires, « catalysant ainsi de nouvelles zones de contrebande, négociant des marchés transnationaux et se livrant à un trafic de grandes quantités d’ivoire ». Au marché artisanal de Yaoundé, on peut trouver de l’ivoire de contrebande en moins de cinq minutes. Derrière son étal exigu, un marchand soulève une pile de tee-shirts pour en sortir l’air de rien une statue grossièrement taillée de 30 cm de long représentant la déesse Guanyin. « 400 dollars », m’annonce-t-il. Devant un autre stand, un jeune Camerounais portant un bouc fin et des lunettes de soleil aviateur sur la tête se présente sous le nom d’Ahmed. Après que je lui ai fait part de mon intérêt pour les objets rares, il me dit à voix basse qu’il peut se procurer tout ce que je désire : d’anciens masques tribaux – dont la vente et l’exportation sont illégales – ou une importante quantité d’ivoire d’éléphant.
« Mon grand-père est propriétaire de ce magasin, se vante Ahmed. C’est le roi de Tika. » Tika est une petite ville côtière qui ne connaît aucun roi, mais je prends note de son affirmation : le grand-père d’Ahmed est un négociant sérieux, un « ivoirien ». Ahmed note son numéro de téléphone et nous nous mettons d’accord pour nous rencontrer plus tard dans la semaine. Il me dit que l’ivoire peut être livré en moins d’une journée et nous nous donnons rendez-vous dans une chambre d’hôtel à proximité. Au Cameroun, celui qui connaît le mieux les activités de ces marchands est un ancien agent du renseignement israélien au sein de l’armée et un voyageur ambulant qui se nomme Ofir Drori. En 2002, Drori, un homme mince portant une queue de cheval et préférant les uniformes noirs, a fondé l’organisation The Last Great Ape (LAGA), qui lutte contre le trafic des espèces sauvages. Doté d’un budget dérisoire, il travaille avec un groupe d’espions volontaires et conduit des opérations d’infiltration. Il a réussi à faire emprisonner des centaines de trafiquants d’espèces sauvages. De manière significative, il vise également les fonctionnaires camerounais corrompus (policiers, soldats, juges) qui contribuent au commerce de l’ivoire. « Ce sont des criminels en col blanc, me dit Drori. Ils sont tous corrompus. » Il n’a pas tort. Le stock de saisie d’ivoire du ministère des Forêts et de la Faune a été pillé quelques jours auparavant, ce qui ressemble fort à une opération réalisée par des fonctionnaires du gouvernement. Les négociants musulmans qui opèrent à quelques pas de là se montrent plus tenaces. Les étals des marchands ne proposent qu’une petite quantité d’ivoire aux touristes, m’explique Drori, mais les « gros poissons » opèrent en grande partie à l’abri des regards. Souvent, le marché sert de point de rencontre pour organiser des deals plus importants entre les Chinois expatriés et d’autres acheteurs dans le quartier voisin de Brickyard, ravagé par la criminalité. Les membres du réseau sont très prudents et, en partie à cause de la violence qui sévit dans le quartier, très difficiles à infiltrer. « Nous avons arrêté certaines personnes, mais ces types ont du pouvoir et sont très intelligents, dit Drori. C’est un réseau très fermé que nous avons beaucoup de mal à éradiquer. » « Faites attention », me prévient-il, lorsque je lui explique le deal fait avec Ahmed. Quelques jours plus tôt, me dit-il, des trafiquants d’ivoire ont pris en chasse une équipe de télévision française venue sur le marché. Deux jours plus tard, je retourne au marché artisanal. Nous sommes en fin d’après-midi, et la plupart des marchands sont assis les bras croisés devant leurs étals, alors que d’autres jouent aux échecs sur une table près de l’entrée. Je décide d’aller parler au propriétaire de la statue de Guanyun, mais l’ambiance n’est plus tout à fait la même. L’homme n’est plus là et son collègue affirme que la sculpture non plus. « C’est mon ami qui l’a, me dit-il. Et il n’est pas là. » Alors que nous parlons, un groupe d’hommes se rassemblent devant l’entrée et l’un d’eux me pointe du doigt. « Je sais qui tu es, dit-il. Je t’ai vu à la télévision. La caméra. Hier. »
Après ma visite du marché, j’ai participé à une conférence de presse sur le braconnage des éléphants organisée par des groupes de défenseurs de l’environnement, dont WWF. Les trafiquants et braconniers méprisent l’ONG qui a financé des patrouilles de gardes forestiers dans des parcs nationaux du pays. Lors de la conférence de presse, diffusée au journal télévisé du soir au Cameroun, j’étais le seul journaliste occidental parmi les reporters locaux. « Oui, c’est lui », ajoute un autre homme à l’entrée du marché. Un petit gros s’adresse à mon chauffeur, Francis. « S’il arrive quoi que ce soit à mon frère Ahmed, je jure devant Dieu qu’ils ne quitteront pas l’aéroport », dit-il en parlant de mon photographe Marco Di Lauro et de moi-même. « Ensuite, je m’occuperai de toi », dit-il à Francis. Je passe devant le groupe et marche en direction du parking poussiéreux. Francis fait marche arrière au milieu des tapis de prières puis s’engouffre dans l’allée étroite. Un grand musulman vêtu d’une robe blanche se tient devant la sortie, bloquée à l’aide d’une grosse bûche. Nous nous arrêtons et nous patientons. Un autre homme se penche lentement et pousse la bûche pour libérer le passage. Nous avançons vers la sortie et à ce moment-là l’homme en robe blanche se penche à ma fenêtre pour m’avertir : « Ne remettez plus jamais les pieds ici. »
Au pays de l’or blanc
Le marché de l’ivoire chinois ressemble plus que jamais à une boîte noire : un appareil au fonctionnement mystérieux qui consomme des défenses d’éléphants fournies par des hommes tels qu’Ahmed et Justin d’un coté, tandis que de l’autre il produit des statues en ivoire finement sculptées qui finissent sur les étagères des salles à manger à Pékin. Mais il est quasiment impossible de savoir comment cela se produit et dans quelles mesures sont impliqués des organisations trafiquantes, des marchands anonymes et des fonctionnaires corrompus de la République populaire de Chine. Interpol affirme connaître la manière de procéder de certains trafiquants mais se refuse de commenter ces faits, qui font l’objet d’enquêtes. En dépit du fait que les douaniers du gouvernement chinois saisissent régulièrement des conteneurs remplis de défenses d’éléphants en provenance de pays tels que le Kenya et la Tanzanie (pays dans lesquels les trafiquants stockent leur marchandise), jusqu’à présent le gouvernement chinois affirme que cela ne s’est jamais produit. « Le commerce illicite de l’ivoire en Chine est-il responsable du braconnage des éléphants sauvages ? Je ne pense pas qu’il y ait un lien entre les deux », a récemment affirmé Yan Xun, ingénieur en chef du ministère de la Conservation de la nature. « Le gouvernement chinois est très attentif à la protection des éléphants », a-t-il ajouté, notant qu’il « fournit de l’ivoire de façon légale à travers des ventes aux enchères internationales ».
Peu de temps après avoir quitté le Cameroun, j’embarque sur un vol pour Pékin, où l’on trouve le plus gros marché d’ivoire en Chine, dans le but de comprendre ce que deviennent les énormes quantités d’ivoire africain lorsqu’elles arrivent sur le sol chinois. Conduisant dans l’épais brouillard de la ville à l’aube – si dense qu’il masque les arbres qui se trouvent à proximité – je découvre une élégante boutique appelée Chaoqun Xiàngyá (« ivoire remarquable »). On y trouve des colliers et des statues soigneusement exposés dans des vitrines en verre, toutes accompagnées de verres d’eau pour empêcher la fissuration des objets. Une dame chinoise richement vêtue admire un épais bracelet puis marchande le prix de 800 dollars auprès de la jeune fille qui se trouve derrière le comptoir. Sur la devanture, une pancarte indique que le magasin fait partie des nombreux magasins de détail certifiés « vendeur d’ivoire » par le gouvernement chinois. L’interdiction de 1989 proscrit uniquement le commerce international de l’ivoire et de nombreux pays dont la Chine fait partie sont autorisés à conserver un marché domestique. « L’ivoire est l’apanage de personnes jouissant d’un niveau de vie élevé », explique le propriétaire Luo Xu, un homme d’âge moyen au teint pâle, à l’interprète qui m’accompagne. Il ajoute que chaque année, « entre 10 000 et 12 000 éléphants meurent naturellement ». L’idée que l’ivoire est prélevé sur des éléphants morts de causes naturelles, ou que leurs défenses se détachent de leurs mâchoires comme des dents de lait devenues trop grandes, est très répandue en Chine. Le propriétaire de la boutique, un homme ayant une certaine expérience du commerce de l’ivoire, sait très certainement faire la distinction entre propagande et naïveté. Les vitrines en verre de la boutique comprennent également les sculptures élaborées minutieusement appelées « devil’s work balls » (les balles de travail du diable), qui coûtent des milliers de dollars. Un objet éblouissant, à la surface circulaire avec un dragon tourbillonnant posé sur une petite tige en ivoire. À côté de l’objet, on peut voir une licence sur laquelle figure sa photographie, bien qu’elle ne corresponde pas à l’objet en question. Je constate que plusieurs autres sculptures ne correspondent pas non plus à la photo de leur licence. D’après des ONG qui luttent en faveur de la protection des espèces sauvages, un nombre important d’ivoire de contrebande a été blanchi de cette façon sur le marché de l’ivoire apparemment légal de la Chine.
« En Chine, l’ivoire des éléphanteaux est appelé “ivoire sanglant”, et coûte plus cher que l’ivoire standard. » — Monsieur He
En 2007, la Convention sur le commerce international des espèces menacées d’extinction (CITES), l’organisme de réglementation du commerce international des espèces sauvages, a négocié un accord permettant au gouvernement chinois d’acheter 68 tonnes de défenses d’éléphants provenant de pays africains. Cet accord a été très controversé (les écologistes craignant que cela ne stimule la demande et n’alimente le braconnage), ce qui a incité la Chine à mettre en œuvre un « système de contrôle du commerce de l’ivoire ». Seuls les magasins certifiés par le gouvernement tels que celui de Xu peuvent prétendre à vendre de l’ivoire qui, en théorie, provient exclusivement de la réserve d’ivoire officielle du pays. Ils ont également créé un système d’étiquetage : les sculptures de plus de cinquante grammes doivent être accompagnées d’une licence avec photo transférée à l’acheteur au point de vente. Cependant, ce système s’avère poreux. En 2011, des enquêteurs de l’ONG IFAW (le Fonds international pour la protection des animaux), qui a révélé plusieurs scandales, se sont faits passer pour des acheteurs dans 57 magasins certifiés du pays. Ils ont découvert que 60 % de ces boutiques blanchissent de l’ivoire de contrebande. De nombreux magasins conservent les licences et les utilisent pour vendre des sculptures similaires issues du marché noir. « Le système d’étiquetage est clairement un appareil de blanchiment », m’explique Lisa Hua, gestionnaire de campagne d’IFAW au sein du bureau de l’organisation à Pékin. Elle constate qu’au mois de mai, les autorités ont arrêté un revendeur d’ivoire certifié par le gouvernement pour avoir passé en contrebande huit tonnes d’ivoire provenant d’Afrique. L’ONG Environmental Investigation Agency, basée à Londres, a récemment estimé que 90 % de l’ivoire vendu légalement en Chine provenait de sources illégales. J’ai contacté à maintes reprises plusieurs dirigeants chinois, mais aucun d’entre eux n’a accepté d’être interviewé sur le sujet. Wan Ziming, un des représentants influents de CITES dans le pays, a expliqué à mon interprète qu’il est « allergique aux journalistes occidentaux qui le harcèlent sur la question du commerce de l’ivoire en Chine ».
~
Un soir à Pékin, je fais la rencontre d’un collectionneur d’ivoire qui me demande de l’appeler Monsieur He. Très énergique, il parle vite. Âgé d’une trentaine d’années, il réalise des documentaires. C’est un artiste en devenir comme on en trouve beaucoup dans le pays. Il possède également, d’après ses dires, dix sculptures en ivoire d’une qualité exceptionnelle. Conscient de l’opprobre international concernant le commerce, de nombreux chinois sont désormais prudents lorsqu’ils s’adressent à des journalistes. Toutefois, Monsieur He est d’accord pour participer à une discussion pour expliquer la passion des chinois pour l’ivoire, une tradition qui remonte à la dynastie Shang, du XVIe siècle avant J.-C. S’il existe un avenir pour les éléphants d’Afrique, il repose en partie sur la modération des caprices consuméristes des acheteurs tels que lui. « La première fois que j’ai vu de l’ivoire, j’ai été totalement fasciné. C’était si lisse et brillant », me confie-t-il dans le bureau de sa société de production, un espace qui ressemble à un loft rempli de posters et d’iMac. « C’est une tradition pour les Chinois de jouer avec des œuvres d’art. La texture de xiàngyá est excellente pour ça. »
Monsieur He achète de l’ivoire depuis cinq ans. Et il n’achète pas des objets bon marché. Il fait défiler des photos sur son téléphone et me montre plusieurs sculptures – un dragon, un Bouddha ainsi qu’une petite amulette de forme circulaire, qui lui ont coûté plus de 1 300 dollars. C’est très cher, me dit-il, alors qu’il réfléchit à leur provenance. « En Chine, l’ivoire des éléphanteaux est appelé “ivoire sanglant”, et coûte plus cher que l’ivoire standard », explique-t-il. Monsieur He fait également partie d’un petit réseau secret de collectionneurs. Il refuse de me présenter les membres de ce réseau mais affirme qu’ils se rencontrent régulièrement pour acheter et vendre des sculptures entre eux. « Ce sont de grands collectionneurs, dit Monsieur He. Nous travaillons entre membres d’un cercle très fermé. » Il m’explique qu’une grande partie de l’ivoire du réseau est passé en contrebande par la frontière birmane puis a été transporté illégalement à Pékin. Un de ses amis travaille pour l’Armée populaire et a récemment utilisé un camion de l’armée pour passer en contrebande quatre défenses entières dans le pays. « Ils envoient de l’ivoire en cadeau à leurs relations », dit-il. Sur son téléphone, Monsieur He ouvre Weibo, la version chinoise de Twitter, et me montre une vente en ligne d’ivoire. Un vendeur anonyme enchérit sur un collier d’une valeur approximative de 100 dollars – les potentiels acheteurs envoient leurs offres d’enchères en messages privés. À côté de la photo du collier, on trouve les lettres XY, pour xiàngyá. « Ils ne disent pas que c’est de l’ivoire, m’explique Monsieur He. Ils ont peur que les autorités contrôlent les mots-clés. » Alors que les autorités chinoises prennent des mesures fermes contre les boutiques qui vendent de l’ivoire illégalement, de nombreux commerçants sont passés à Internet, où le caractère anonyme des transactions est plus aisé. Durant l’enquête de 2011, l’IFAW a inspecté des sites Internet chinois pendant une semaine et, en dépit de l’interdiction gouvernementale récente de la vente d’ivoire sur Internet, a trouvé que près de 18 000 objets en ivoire étaient en vente. « J’en suis très triste et je me sens coupable mais, parfois, surtout quand je vois des objets de luxe, je ne peux pas m’en empêcher, confesse Monsieur He. Je me réconforte en me disant que même si j’arrête d’en acheter, cela n’aura aucun impact. Je ne suis qu’une personne parmi tant d’autres. »
Les eaux de Hanoï
Parmi les écologistes, il y a un consensus croissant sur la meilleure façon de gérer la menace sérieuse que représente pour les éléphants d’Afrique le nombre grandissant d’acheteurs chinois tels que Monsieur He. De nombreuses personnes pensent que CITES, l’organisme principal en matière de réglementation des niveaux de protection pour les espèces en voie d’extinction, est incapable de diminuer de manière satisfaisante l’ampleur et le rythme actuels du braconnage moderne. Les organisations criminelles sont aujourd’hui bien trop sophistiquées, trop efficaces pour être contrecarrées par un organisme sujet à controverses dont les membres ne se rassemblent qu’une fois tous les trois ans. Et comme pour mieux souligner ce point, des braconniers ont tué 86 éléphants au Chad, dont 33 femelles, quelques jours après que des délégués de CITES ont échoué à faire passer des mesures de protection significatives en faveur des troupeaux d’Afrique – dont le nombre diminue – lors de sa conférence triennale en mars dernier. « Peut-être que cette convention continuera de contrôler l’abattage des éléphants jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus », a déploré un délégué avec ironie.
D’après un récent rapport de Traffic, la protection des éléphants d’Afrique requiert davantage de gardes forestiers, de meilleurs équipements, ainsi que des campagnes de publicité anti-ivoire en Chine dans le but de faire changer les comportements des consommateurs. Durant la dernière grande vague de braconnage des années 1980, commanditée par les USA et le Japon, des campagnes telles que « seuls les éléphants devraient porter de l’ivoire » ont aidé à diminuer considérablement la demande dans ces deux pays. Le projet anti-braconnage de la Fondation Clinton prévoit le financement « d’efforts pour réduire la demande » des marchés de consommation. Il s’engage également à demander un moratoire sur les ventes d’ivoire dans plusieurs pays. « La route sera longue avant que les pays qui représentent les plus gros consommateurs d’ivoire acceptent de le faire », affirme John Robinson, délégué à l’exploitation de la Wildlife Conservation Society et membre de la Fondation Clinton. « Mais je pense que les pays sont sensibles aux inquiétudes d’autres pays, et la Chine et la Thaïlande souhaitent faire partie du patrimoine mondial. » De manière tout aussi critique, les organisations de défense de l’environnement affirment que la question du trafic d’ivoire ne doit pas rester au bas de la liste des priorités en matière de lutte contre la criminalité. « Les faibles taux de condamnation sont catastrophiques dans les affaires de criminalité des espèces sauvages, car ils renforcent la structure incitative des faibles risques /grosses récompenses qui poussent les braconniers, les intermédiaires, les accompagnateurs, les chevilles ouvrières et les groupes de crime organisé à perpétuer ces meurtres contre les espèces sauvages », conclut le rapport de Traffic.
« Les actions anti-drogue bénéficient d’un grand nombre de ressources dont les campagnes anti-trafic d’ivoire ne bénéficient pas. » — Cornelis van Duijn
Parallèlement, les organismes de répression doivent s’occuper des cas de trafics d’ivoire d’ampleur internationale comme pour les cartels de la drogue : faire en sorte que les braconniers deviennent des informateurs, retracer les transactions financières et créer des groupes de travail internationaux capables de rassembler des renseignements, de saisir des biens et d’organiser de longues enquêtes qui s’étendent de part et d’autres des frontières. Des agents de la brigade des stupéfiants utilisent depuis longtemps les techniques de livraison surveillée, qui consistent à pister les conteneurs de cargo remplis de drogues dans le but de déterminer l’identité des contrebandiers et leurs tactiques. Avant tout, les chefs de réseaux doivent être arrêtés. Dans l’histoire moderne du trafic de l’ivoire, aucun grand commanditaire n’a été emprisonné jusqu’à présent. « La suppression du commerce de l’ivoire n’est pas une priorité absolue pour les organismes d’application de la loi », dit Cornelis van Duijn, coordinateur de l’unité sur la sécurité environnementale d’Interpol. « Les actions anti-drogue, par exemple, bénéficient d’un grand nombre de ressources : des unités hautement entraînées, un système de renseignement sophistiqué, des programmes d’analyses et de ciblage, ainsi que de nombreuses autres ressources dont les campagnes anti-trafic d’ivoire ne bénéficient pas. »
~
De Pékin, je prends un vol pour Nanning, la capitale de la province du Guangxi. Je conduis pendant trois heures à travers les collines escarpées luxuriantes pour atteindre la frontière du sud-ouest de la Chine avec le Vietnam. Alors que les autorités ont intensifié les saisies aux points de transits les plus importants de la côte tels que Canto et Hong Kong, les organisations trafiquantes ont commencé à utiliser le Vietnam pour détourner de la marchandise vers la Chine. Des conteneurs remplis d’ivoire illégal en provenance d’Afrique transitent par Haïphong, un des plus grands ports du pays, puis sont transportés par camion et passés en contrebande à la frontière chinoise, dans la province du Guangxi. Une grande partie de la région est montagneuse, avec une forêt dense et sans aucune surveillance policière. En d’autres termes, elle est un paradis pour les contrebandiers. Et contrairement aux ports côtiers de Chine, il n’y a ici ni machine à rayons X, ni chien de détection pour inspecter les milliers de camions qui traversent la frontière chaque jour. Puzhai, une ville commerciale très animée célèbre pour le commerce de l’acajou, est récemment devenue l’une des plus importantes passerelles d’ivoire le long de la frontière. Des boutiques d’ameublement telles que Dragonfly Mahogany bordent la rue principale où gronde un long cortège de camions de marque Dongfeng, qui soulève des panaches de poussière. Des commerçants chinois en short et chaussettes noires se prélassent devant les hôtels neufs, fumant des cigarettes et scrutant les registres.
C’est Yang Wanguo, un journaliste de Pékin qui a récemment infiltré la région pour enquêter sur le commerce de l’ivoire de la région, qui m’indique le magasin Dragonfly. Il a notamment découvert que de nombreux vendeurs d’acajou de Puzhai achètent de grandes quantités d’ivoire à des trafiquants du Vietnam puis passent la marchandise en contrebande à la frontière dans des camions remplis de bois. Une grande partie de cet ivoire est probablement transporté par bateau dans des grandes villes telles que Pékin, puis vendu au marché noir à des revendeurs et des commerçants. L’identité des personnes qui transportent cette marchandise, tout comme la majeure partie de ce commerce illicite, reste obscure et inconnue. Cette nuit-là, je trouve un magasin miteux qui vend des sculptures en acajou et des boites d’herbes chinoises. Une jeune Vietnamienne qui s’ennuie derrière le comptoir tripote son iPhone tandis que le propriétaire de la boutique, qui porte une coupe en brosse avec du gel et un grain de beauté couvert de poils sur la joue gauche, se présente sous le nom de M. Liao. Après que l’interprète lui a expliqué à voix basse que nous souhaitons acheter de l’ivoire, M. Liao nous invite à le suivre dans un escalier en bois délabré qui mène à une pièce non-aménagée éclairée par une simple ampoule. Il sort un sac en plastique d’une boite en carton, rempli de gros bracelets, de statues de Bouddha et de poignées de perles. M. Liao allume une lampe de poche à LED et la passe au-dessus d’un bracelet d’environ trois centimètres de largeur. L’ivoire de couleur crème devient translucide et ses motifs élégants en forme de diamant s’illuminent sous la lampe. « Il est difficile de s’en procurer en ce moment, même de petits objets. Je dois demander aux gens de traverser les montagnes du Vietnam », dit-il. L’année dernière, le gouvernement chinois a commencé à intensifier l’application de la loi à Guangxi, en faisant des descentes dans les magasins et en créant une unité spéciale de policiers pour enquêter sur le trafic des espèces sauvages. De grandes quantités d’ivoire illicite circulaient près de la frontière du Vietnam, mais aucun des dealers prudents de Puzhai ne semblaient enclin à divulguer leur source. (À un moment, un vendeur d’acajou qui utilise son commerce comme vitrine pour expédier de l’ivoire, demande à l’interprète si nous travaillons pour la police.) Mais M. Liao, homme d’affaires dynamique, propose d’organiser une excursion de l’autre côté de la frontière, à Hanoï pour mettre en place un marché avec son fournisseur d’ivoire – à condition, bien entendu, qu’il soit rémunéré. « Les gens qui me fournissent l’ivoire le transportent d’Afrique par bateau jusqu’au Vietnam », ajoute-t-il, montrant du doigt une corne de bœuf creuse, plus longue qu’un bras d’homme, posée sur le sol poussiéreux. « Ils le font passer en contrebande dans des cornes de bœuf chargées dans des conteneurs de marchandises. »
« Ce sont les affaires. Toute la richesse d’un éléphant se trouve dans ses défenses. » — Bian
Le matin suivant, je retrouve M. Liao assis derrière un bureau dans sa boutique, jouant à un jeu de cartes intitulé « Fight the Landlord » sur son smartphone, tout en écoutant « Poker Face » de Lady Gaga. Il est d’humeur joviale et, alors que nous patientons pour partir en direction du Vietnam, il nous parle fièrement de son succès. Fils de fermiers né dans un village isolé, il avait grandit au sein d’une famille pauvre et avait reçu peu d’éducation. Il travailla pendant de nombreuses années comme manœuvre, et devint plus tard vendeur de haut-parleurs stéréo. Il m’explique qu’à présent, la boutique suffit à dégager suffisamment de bénéfices pour lui permettre de faire construire une maison pour la retraite de ses parents. C’est un fils aimant et un entrepreneur. « Il faut toujours avoir le sourire, me dit-il, pour que les gens pensent que vous êtes sociable et qu’ils souhaitent faire des affaires avec vous. » Son histoire est sans doute courante. Il existe probablement des milliers de M. Liao dans le pays, des hommes ambitieux et prêts à gravir les échelons en vendant de petites quantités de marchandise provenant d’un animal qui se trouve à des milliers de kilomètres de là, si loin qu’il en devient abstrait. Deux jeunes et jolies Vietnamiennes portant des jeans moulants entrent dans le magasin. Ce sont elles qui fournissent l’ivoire à M. Liao – elles font partie du réseau de trafiquants qui opère de l’autre côté de la frontière. L’une d’elles porte un petit sac à main gris rempli de baguettes à manger, de colliers et de statues sculptées en ivoire. Elle va vendre ces articles aux commerçants locaux pendant que sa collègue nous conduit au Vietnam. « Nous avons demandé à des gens de traverser la frontière avec cette marchandise – c’est une tâche aisée pour les gens du coin », nous confie l’une des jeunes femmes. « Nous avons du personnel pour réaliser les sculptures. C’est une affaire de famille », ajoute-t-elle. L’autre femme allume son téléphone et me montre une photo d’une pile d’ivoire brut sciée en blocs. Elle m’indique ensuite, en écartant largement les bras, qu’ils disposent également de défenses d’éléphants entières. Le fait que ces exploitants possèdent de si grandes quantités d’ivoire, emploient leurs propres sculpteurs et fournissent régulièrement de l’ivoire à Puzhai, signifie que quelles que soient les personnes auxquelles elles sont liées, celles-ci gèrent un énorme réseau très élaboré.
Une heure plus tard, nous franchissons la frontière et nous partons en direction d’Hanoï en longeant des terrains accidentés sur lesquels reposent des fermes et des rizières carrées. Peu après, le soleil se couche et la terre s’aplatit dans l’obscurité. Au loin, on aperçoit tellement de feux de brousse qu’on dirait que la terre a été bombardée. Le matin suivant, après avoir passé la nuit dans une pension délabrée, M. Liao rencontre un jeune Vietnamien à moto qui nous conduit dans une allée étroite jusqu’à un immeuble de trois étages. L’homme, qui s’appelle Kyung, ouvre un portail en acier et nous entraîne à l’intérieur d’un atelier en pleine activité. Un homme et une femme âgés accroupis par terre martèlent des blocs de bois. Du fond de la pièce, masqué par une bâche bleue accrochée au plafond, on entend un bruit de perceuse sculptant l’ivoire. Un Vietnamien maigre au visage émacié et enfantin, portant une chemise sale, sort d’une pièce annexe. Un homme plus jeune, au regard dur et bedonnant, apparaît derrière lui. Ils disent ne pas reconnaitre M. Liao et semblent mécontents de la présence d’un occidental. L’interprète explique le but de notre présence, en s’adressant à M. Liao en mandarin qui traduit dans un vietnamien hésitant. Je prétends vouloir acheter de l’ivoire pour un client riche qui vit aux États-Unis. Les deux hommes, qui semblent alors se détendre, nous conduisent dans un salon doté d’une télévision à écran plat et d’un autel bouddhiste posé sur une petite armoire en acajou. « J’ai une grande quantité de marchandise », dit l’homme maigre qui se nomme Bian et qui, d’après M. Liao est le chef des opérations. « Vous voulez les défenses entières ou des sculptures ? » Je suis Bian dans une pièce du deuxième étage. À côté du lit repose une boite en carton remplie de défenses d’éléphants brutes sciées en gros morceaux de briques – ce que m’avait montré le commerçant sur son téléphone –, aussi solide et lourd que du chêne. « Nous faisons venir l’ivoire d’Afrique, dit Bian. Nous avons nos propres sculpteurs sur place. » Sur un gros morceau d’ivoire se trouve une inscription en chiffres et les lettres « zm », qui indiquent certainement que les défenses ont été volées d’une réserve du gouvernement de Zambie. Dans tous les cas, le tampon présent sur ces défenses indique que ces organisations entretiennent des liens étroits avec des fournisseurs africains, ainsi qu’avec un réseau de fonctionnaires corrompus et d’agents des douanes qui les aident à exporter l’ivoire. De retour dans le salon du rez-de-chaussée, Bian me montre encore de l’ivoire. Il ouvre un grand placard et sort un grand bol en plastique débordant de colliers et de bracelets en ivoire, ainsi qu’un sac rempli de pendentifs, de statues et de poignées de morceaux polis, de la taille d’une pièce de monnaie. Puis il me montre ce qui ressemble à une bûche noircie. « C’est une corne de rhinocéros », dit M. Liao. Bian la vend environ 95 dollars le gramme, plus de deux fois le prix actuel de l’or. (Les rhinocéros d’Afrique, comme les éléphants, font l’objet de braconnage intensif.)
À l’extérieur, devant l’atelier, le portail en acier s’ouvre et deux Chinois pénètrent dans le salon. L’un d’eux, portant une chaîne en or et une chemise jaune qui laisse entrevoir son gros ventre, me regarde fixement pendant quelques secondes. Il sort ensuite une balance électronique d’un sac en cuir et commence à peser dix morceaux d’ivoire dans un bol. Après avoir vérifié chaque pièce, il tend une liasse de dongs vietnamiens à Bian, qui note quelque chose sur un registre sorti de la petite armoire en bois. Il semble que les affaires se portent bien pour Bian, qui fournit de l’ivoire à des commerçants de Hanoï et de Chine, près de la frontière. Son stock de grandes sculptures d’ivoire est épuisé (« Cela prend du temps d’honorer les commandes », explique-t-il), bien qu’il dispose de quatre défenses entières dans un bâtiment voisin. Par peur qu’un occidental n’attire l’attention de la police, Bian emmène uniquement l’interprète pour lui montrer la marchandise. Vingt minutes plus tard, elle revient avec les photos de deux immenses défenses mises bout à bout sur un sol en linoléum rose. Toutes deux sont abîmées et usées. Elles mesurent plus d’1 m 50 de long et pèsent autant qu’un enfant. La base de l’une des deux comporte une fêlure, comme si elle avait été retirée de l’animal de façon maladroite. Bian me dit qu’il vend la paire de défenses 60 000 dollars. « Ne vous inquiétez pas de la qualité ou des risques concernant la livraison », dit l’homme à la chemise jaune – qui est le frère de Bian – à l’interprète. « Nous avons quelqu’un qui se charge de la livraison. Cela prendra deux à trois jours au maximum. Nous nous efforçons toujours de fournir la marchandise aussi rapidement que possible. Des clients viennent nous voir quotidiennement. » « Nous avons fait cela des centaines de fois, ajoute Bian. Habituellement, nous expédions environ 155 kilos par semaine. » C’est une quantité impressionnante d’ivoire, qui correspond à 620 kilos par mois, ou près de 9 tonnes par an. Cela équivaut à 1 200 éléphants morts. C’est un torrent d’ivoire qui jaillit d’Afrique sous la main des braconniers tels que Pierre jusqu’aux ports du Vietnam, acheminé de l’autre côté de la frontière par des intermédiaires, des marchands et des trafiquants tels que M. Liao et le négociant de Pékin, et qui finit ensuite par être vendu comme talisman porte-bonheur à une population croulant sous l’argent. Un commerce terriblement efficace qui d’ici peu aura épuisé ses propres réserves. Les organisations trafiquantes qui opèrent la même quantité de marchandise au Vietnam, à Hong Kong ou en Chine pourraient bien être responsables de l’extinction totale des éléphants d’Afrique d’ici quinze ans maximum. « Ce sont les affaires, dit Bian. Toute la richesse d’un éléphant se trouve dans ses défenses. » La petite fille de Bian court dans la pièce en riant. Elle porte à son poignet un bracelet fin en ivoire. Kyung apparaît avec un bol argenté rempli de ramboutans bien rouges. Alors que Bian sert le thé, il nous semble que c’est le moment de partir. Les deux hommes demandent à M. Liao s’il nous connaît bien. Nous leur serrons la main et expliquons aux deux frères que notre client américain les contactera prochainement, avant de nous diriger vers le portail. Du fin fond du garage, le son de la perceuse sculptant l’ivoire retentit de nouveau.
Traduit de l’anglais par Claire Sepulcre et Nicolas Prouillac d’après l’article « The Ivory Highway », paru dans Men’s Journal. Couverture : Un éléphant d’Afrique. Création graphique par Ulyces.