Mon père et John Cleve

Mon père, Andrew Jefferson Offutt V, grandit dans un chalet en bois de Taylorsville, dans le Kentucky. Les murs de la maison, épais de 30 centimètres, étaient équipés de sabords pour se défendre : d’abord contre les Indiens, puis contre les soldats durant la guerre de Sécession. À l’âge de 12 ans, il écrivit un roman sur la conquête de l’Ouest. Il apprit seul à taper à la machine, au petit bonheur la chance, utilisant un doigt de sa main gauche et deux doigts de sa main droite. Papa tapait avec grande ferveur. De cette manière, il écrivit et publia plus de 400 livres. Deux d’entre eux étaient de la science-fiction, et furent publiés sous son vrai nom. Les autres étaient pornographiques, et furent publiés sous 17 pseudonymes différents.

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Andrew J. Offutt

Au milieu des années 1960, mon père commanda plusieurs romans pornographiques par correspondance. Ma mère se souvient qu’il les lisait avec dégoût – non pas à cause de leur contenu, mais parce qu’ils étaient mal écrits. Il lui arrivait de jeter un livre à travers la pièce en disant à ma mère qu’il aurait été capable de faire bien mieux. Elle lui suggéra donc de se mettre à l’ouvrage. D’après elle, l’élément qui déclencha la dévotion totale de mon père à la pornographie fut mon besoin grandissant d’orthodontie. Enfant, mes dents se chevauchaient et jaillissaient de ma bouche comme des crocs. Tellement que Maman voulait trouver un emploi à mi-temps pour payer mon appareil. Papa émit la suggestion que s’il quittait son emploi de vendeur et qu’il mettait ses brouillons au propre, ils pourraient payer mes soins dentaires. C’est alors qu’après quelques cocktails en pleine forêt du Kentucky, mes parents s’associèrent pour produire de la pornographie en masse. Ses premières maisons d’édition utilisaient un « nom de plume », un pseudonyme partagé par plusieurs auteurs. Cela permettait, à la faveur des écrivains, de dissimuler leur identité tout en permettant à la maison d’édition de donner l’illusion d’un seul auteur prolifique.

Cette première tentative de marketing avait déjà fait ses preuves dans d’autres genres littéraires comme les westerns, les romans à énigmes ou à l’eau de rose. Papa s’en moquait bien. Il avait déjà usé d’un masque à l’université, en utilisant différents noms pour publier ses articles ou bien dans ses propres nouvelles. Un pseudonyme pour ses écrits pornographiques lui assurerait une liberté littéraire considérable tout en préservant la réputation de notre famille au sein de notre communauté conservatrice des Appalaches.

Le premier roman de mon père, Bondage Babes, fut publié par Greenleaf en 1968 sous le nom d’Alan Marshall. Il toucha 600 dollars. L’intrigue était admirablement conçue : quelqu’un avait assassiné un modèle pour un shooting bondage. Sa sœur enquêtait sur le meurtre sous couverture, en tant que mannequin, ce qui justifiait des descriptions érotiques de femmes ligotées. Greenleaf publia ensuite Sex Toy, un livre que mon père qualifiait de « sensible », sous le nom de J. X. Williams, ainsi que trois autres romans parus sous trois autres noms. Son pseudonyme principal, John Cleve, fit son apparition avec Slave of the Sudan, un pastiche de pornographie victorienne si brillamment exécuté que l’éditeur soupçonna mon père de l’avoir plagié. Papa en était extrêmement flatté. Il avait inventé son nom de plume d’après John Cleland, l’auteur de Fanny Hill, la fille de joie, considéré comme le premier roman érotique publié en anglais. Avec le temps, John Cleve était devenu plus qu’un simple pseudonyme. Papa voyait John Cleve comme son alter ego, une entité séparée, le type qui écrivait de la pornographie. Mon père était catégorique : il n’avait pas 17 noms de plume. Il avait John Cleve, duquel il parlait à la troisième personne. C’était John Cleve qui avait 16 autres pseudonymes (en plus de sa propre garde-robe, signature et fournitures de bureau). Papa fut bientôt publié par Orpheus, qui le payait 800 dollars par livre. Il inventa John Denis, d’après ses deux joueurs favoris de l’équipe de baseball des Reds de Cincinnati, Johnny Bench et Denis Menke, et il passa chez Midwood pour toucher plus d’argent. Après un désaccord avec un éditeur à propos d’un changement de titre, il retourna chez Orpheus. Plus tard, Orpheus se lassa de Papa et ils arrêtèrent d’acheter ses livres. Intrigué par ce changement de direction, il se mit à lire une dizaine de publications récentes d’Orpheus. Papa en conclut qu’il avait influencé l’industrie à tel point que son style était systématiquement copié – preuve étant que les autres auteurs avaient commencé à parler savamment du clitoris, ce dont il pensait être l’instigateur. Il en fut si contrarié qu’il mit en place un stratagème pour que l’éditeur continuât à acheter son travail. ulyces-dadpornographer-02 Il acheta une nouvelle boule pour sa machine à écrire Selectric afin d’obtenir une police d’écriture différente. Il changea la taille de ses marges, acheta du papier de moindre qualité et se vida de deux livres. Il inventa un autre pseudonyme, Jeff Morehead, un assemblage de son deuxième prénom et de la ville la plus proche de notre maison. Puis il demanda à un ami qui vivait dans une autre région de soumettre les manuscrits à Orpheus. Ils achetèrent les deux. Papa appela l’éditeur, lui annonça qu’il était Jeff Morehead et suggéra qu’ils se remettent à travailler ensemble. Ils acceptèrent et Papa resta chez Orpheus durant les années 1970, publiant sous le nom de Jeff Morehead les livres qu’il ne trouvait pas assez bons pour John Cleve. Grove Press publia The Palace of Venus, signé John Davis, en 1973 sous sa marque Zebra. Papa leur envoya ensuite un nouveau roman, Vendetta, qu’ils refusèrent. Néanmoins, poussés par la force du manuscrit, ils l’appelèrent. Barney Rosset, l’éditeur de Grove Press, voulait une série de romans pornographiques centrée sur un personnage de l’époque des Croisades. Mon père, d’abord opposé à l’idée, leur écrivit : « Je ne suis pas sûr que ce soit vraiment mon truc. J’ai un problème avec les séries. Ça m’ennuie et ça me donne envie de me remettre à créer d’autres choses. Il est très difficile pour moi d’écrire comme on met en marche une photocopieuse. » Il poursuivit : « Ne soyons pas avares de mots. Je suis un artiste, et peu m’importe que cette série de livres soit de l’art ou non. » Il était également réticent à l’idée de visiter New York, qu’il appelait Babylone-sur-Hudson. Grove lui proposa un voyage tous frais payés et Papa fit le déplacement en 1973. Il revint dans le Kentucky avec une avance en liquide, un contrat pour un livre à venir et plus d’autonomie qu’il n’en avait jamais eue avec une maison d’édition. Papa achetait des livres de chez Grove depuis quinze ans, et il admirait le courage qu’avait Rosset de combattre les accusations d’obscénité que lui portait le gouvernement – et d’en sortir gagnant. La série du Crusader se vendit bien, et pour la première fois de sa carrière, il toucha des royalties.

ulyces-dadpornographer-03À l’époque, la pornographie était encore une industrie taboue. Les livres étaient vendus dans les couloirs des cinémas pour adultes, sur des présentoirs cachés dans les kiosques à journaux et dans des librairies pour adultes dans les grandes villes. Dans les régions moins peuplées, on les achetait par correspondance. En 1986, la série du Crusader manqua d’être épuisée. Grove voulait augmenter d’un dollar le prix des romans de Papa tout en lui demandant de réduire ses royalties de moitié. Si mon père refusait, Grove disait ne pas pouvoir payer de réimpression. Papa se mit en colère et refusa. Les livres ne furent pas réimprimés et il dut faire une croix sur ses 130 dollars annuels, ce qui constitua la seule décision de sa carrière qu’il regretta réellement. La popularité des romans érotiques américains atteignit son paroxysme au cours des années 1970, au moment où mon père connut sa période la plus énergique et prolifique. Papa associait la pornographie avec tous les genres de fiction. Il écrivait des pornos avec des pirates, avec des fantômes ou des vampires, mais aussi des pornos de science-fiction, des pornos historiques, des pornos de voyage dans le temps, des pornos d’espionnage, des thrillers pornos, des pornos avec des zombies et même des pornos dans l’Atlantide. Un de ses pornos westerns non publiés débute par une scène de sexe dans une grange, menée par un bandit du nom de Quiet Smith – sans doute le meilleur nom de personnage que Papa ait inventé. À la fin de la décennie, mon père proclamait avoir amélioré à lui seul la qualité de la pornographie américaine. Il pensait que les universitaires futurs parleraient de lui comme le « roi de la pornographie écrite au XXe siècle » et se considérait comme un « exécutant de classe mondiale dans le domaine ».

Dans les années 1980, la carrière de John Cleve culmina avec une série de 19 livres écrits pour Playboy Press, l’incursion littéraire du magazine. La série des Spaceways lui permit d’intégrer la pornographie au bon vieux space opera – un genre rappelant les pulps des années 1930, qu’il affectionnait particulièrement. La modernisation de Papa mettait en scène des aliens hermaphrodites. Les vaisseaux spatiaux intégraient l’espèce en question à leurs équipages, car ils ne s’encombraient pas de la répression sexuelle des humains et pouvaient satisfaire aussi bien les hommes que les femmes. Les livres connurent du succès en partie grâce à leur côté kitsch, leurs personnages récurrents et l’enchevêtrement de leurs histoires – une rhétorique narrative qui devint par la suite l’apanage de la télévision. La série des Spaceways prit fin en 1985, alors que le nombre de foyers équipés de magnétoscopes allait grandissant. Les hommes n’avaient plus besoin de « livres pour main gauche » pour se stimuler quand ils pouvaient regarder des cassettes dans leurs propres maisons. L’ère de la pornographie écrite touchait à sa fin. John Cleve prit sa retraite. Papa insistait sur le fait que lui-même n’avait pas abandonné, que c’était John Cleve. Ce fut plus un repli qu’une retraite, comme la disparition d’un vieux soldat parmi les ombres. Cleve avait fait son devoir : la maison était payée, les enfants avaient grandi et quelques économies dormaient à la banque. Papa avait 52 ans. En tant que Cleve, il avait publié plus de 130 livres en 18 ans. Il se tourna alors vers l’autoédition et, faisant usage d’un vieux pseudonyme, Turk Winter, il publia 260 titres de plus sur les 25 années suivantes. ulyces-dadpornographer-04

Un héritage pharaonique

Mon père est mort en 2013, quand j’avais 54 ans. Papa avait 17 ans quand son propre père est mort. N’ayant pas eu de relation adulte avec lui, il n’avait aucune idée de la façon dont s’y prendre lorsque ses propres enfants grandirent. La mort de sa mère en 1984 déclencha chez lui des inquiétudes vis-à-vis de sa propre mortalité. Il prit des dispositions officielles avec un avocat pour la cession de ses biens et m’envoya, sous le nom de général Douglas MacArthur, un testament secret. Le premier paragraphe commençait ainsi : « À toi, Chris, je laisse cette tâche et cette haute responsabilité – et j’en informe les autres sans leur en dire la raison. L’examen de mon bureau et la disposition de son contenu t’appartiennent entièrement, Christopher J. Offutt, c’est oh-fficiel. » J’ai immédiatement écrit à mes frères et sœurs, mais, las des secrets pornographiques de notre père, ils n’ont manifesté aucun intérêt pour la chose. Quand nous étions enfants, nous jouions aux jeux de société avec Papa. Il nous apprit à jouer au poker et à connaître la valeur des cœurs et des carreaux. Nous l’adorions et nous le suppliions de jouer avec nous après le dîner. Lorsque nous avons pris de l’âge, Papa est resté le même. La drôlerie de ses blagues récurrentes s’est évanouie. Ses blagues malicieuses – quand un dé tombait sur six, il disait « sexe » – se sont mués en commentaires sexuels déplacés qui provoquaient un silence pesant en lieu et place de nos rires d’enfants. L’ancien public de Papa lui manquait, mais ses vieilles grimaces ne faisaient plus effet. Un par un, nous avons fait la pire des choses possibles : nous l’avons ignoré. Je crois que cela l’a profondément blessé, d’une manière que ni lui ni nous ne pouvions comprendre entièrement. À son tour, il nous a ignoré. Maintenant qu’il était mort, je pouvais lui témoigner l’attention qu’il avait toujours recherché en examinant avec attention ses archives, parmi lesquelles une trentaine de romans non publiés.

Après sa mort, je suis retourné dans la maison de mon enfance, au milieu des collines du Kentucky. J’y passais un été entier à nettoyer la maison dans laquelle mes parents avaient vécu pendant 50 ans. À cause de sa santé fragile, mon père n’avait pas pu travailler dans son bureau pendant ses dernières années. Auparavant, l’endroit n’avait connu que des passages d’aspirateur occasionnels et de légers époussetages des endroits que ma mère pouvait atteindre, ce qui ne la menait pas très haut. Les deux fenêtres de la pièce étaient obstruées par la peinture et le bois qui avait gonflé. La poussière envahissait la pièce sombre. Mes parents avaient installés un climatiseur quelques années auparavant, mais la ventilation du bureau était étouffée par un grand pan de bibliothèques ainsi qu’un cabinet à dossiers en métal. On pouvait se faufiler sur un étroit chemin entre les piles de pornographie, une vieille imprimante, le premier ordinateur de chez Macintosh, une machine à écrire en mauvais état et une photocopieuse hors d’usage vieille de vingt ans.

Les déménageurs facturaient au poids, et ils avaient estimé que les archives de mon père pesaient plus de 800 kilos.

Mon père relevait plus de l’accumulateur pathologique que du collectionneur. J’ai donc commencé par jeter la camelote : des couteaux rouillés, des lampes-torches corrodées, du matériel de bureau périmé, un palet de hockey, des armes cassées, des bouteilles de bière vides et des dizaines de boîtes en métal qui avaient jadis contenues d’excellentes bouteilles de whisky écossais. La décoration m’évoquait celle d’un dortoir d’université, dont la boisson et la virilité font la fierté. Il conservait dans ses affaires des cadeaux offerts par des fans ainsi que tous les courriers professionnels qu’il avait reçus. Je me suis mis à opérer de façon précise : j’examinais chaque objet pour jauger son importance et je décidais ensuite s’il fallait le garder ou le jeter. La pression qu’engendraient mes décisions était étouffante. Enfant, cette pièce m’était interdite et aujourd’hui, j’en étais responsable. Je me sentais trop intrusif. Après avoir rempli une cinquantaine de sacs-poubelles, je ne remarquais aucun changement notable à part le nuage de poussière que j’avais déplacé. La pièce semblait encore plus étriquée, sans aucun espace pour trier et emballer les affaires. Mes yeux me brûlaient et je commençais à développer une toux inquiétante. Je n’avais fait que redistribuer le contenu du bureau dans de nouvelles piles. Il m’a semblé que je pourrais gagner de la place en vidant les bibliothèques. J’estimais qu’il me faudrait deux jours pour emballer les 100 mètres d’étagères. Mon estimation a doublé, puis triplé à mesure que j’avançais. Chaque étagère contenait en réalité deux rangées de livres – tous pornographiques – et j’ai également retrouvé plusieurs bouteilles de bourbon entamées ainsi qu’une douzaine de manuscrits signés Turk Winter.

Je mangeais peu pendant les jours qui ont suivi. Je me gavais d’eau et je transpirais jusqu’à ce que mes vêtements durcissent sous l’effet du sel. Je me mouvais, étourdi et somnolent. Par deux fois, je remarquais ma mère qui m’observait. Elle disait qu’elle avait été surprise, que je ressemblais tellement à Papa qu’elle m’avait pris pour lui. Je l’ai serrée dans mes bras sans rien dire, puis je me suis remis au travail. Plus tard, elle a commencé à m’appeler John Cleve Junior. Le soir, nous riions. Nous buvions du bourbon en regardant ses séries télé préférées. Maman avait 78 ans, elle venait de prendre sa retraite en tant que réceptionniste d’un avocat. Avec les revenus de la pornographie de mon père, elle est allée à l’université où elle a obtenu un diplôme de philosophie et un master d’anglais. En nettoyant le bureau de Papa, j’avais l’impression de fouiller dans son cerveau. La strate supérieure était un méli-mélo de pornographie. Mais en triant, tel un archéologue remontant le temps, je devinais l’incroyable esprit qui avait œuvré là, vivant sa vie comme il l’entendait et passant graduellement d’un intérêt intellectuel phénoménal pour la littérature, l’histoire et la psychologie à une obsession pour les éléments sexuels les plus occultes.

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L’auteur et son père devant leur maison du Kentucky, en 1994

Pendant des décennies, il avait conservé et empilé les magazines auxquels il était abonné. Ramparts, Intellectual Digest, Psychology Today, New Times, Galaxy, If, Playboy, Omni, Geo, National Geographic, Smithsonian Magazine. Mêlé à tout ça se trouvait de la pornographie sous toutes ses formes : des magazines, des photos, des dessins, des brochures, un jeu de cartes, des bandes dessinées, des livres sur l’art érotique depuis l’Antiquité, des calendriers, des pin-ups, des cartes postales, des anthologies de blagues salaces et des centaines de romans. Il y avait également des catalogues de lingerie rassemblés sur cinquante ans. Son bureau contenait des dizaines de dossiers remplis de pornographie. Au bout d’une semaine, je ne considérais plus mon entreprise comme une affaire entre mon père et moi, ni même comme celle d’un écrivain triant les papiers d’un autre écrivain. Je me suis mis à endosser un rôle plus formel, celui d’un bibliothécaire face à une gigantesque collection de matériaux bruts. J’organisais et je répartissais. J’ai arrêté de regarder les photos ou de lire, et je me suis mis à prendre des décisions : une chose ici, une autre là, une nouvelle pile par ici. J’aurais tout aussi bien pu trier des billes ou des boîtes en plastique. J’ai été pris de court par le calendrier inflexible des déménageurs. Je décidais donc de m’occuper de tout ça depuis ma maison dans le Mississippi. J’ai tout emballé et scotché. Les cartons empilés formaient une muraille qui occultait quatre fenêtres du couloir de son bureau. Les déménageurs facturaient au poids, et ils avaient estimé que les archives de mon père (mon héritage, ainsi que sa carabine, son bureau et sa chaise) pesaient plus de 800 kilos.

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De retour chez moi, je commençais par établir une bibliographie complète de son travail. Il n’avait jamais pris la peine de le faire, et j’étais curieux de connaître l’étendu de son œuvre. En ouvrant les cartons, je libérais des odeurs d’excréments de souris en décomposition, de poussière et de fumée de cigarette. C’était une odeur familière, celle du bureau de Papa, de mon enfance et de la maison elle-même. Je travaillais 14 heures par jour au tri de centaines de lettres et de dizaines de milliers de pages de romans.

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Chris Offutt monte la garde devant les archives de son père
Crédits : William Mebane

Des mois ont passé, durant lesquels je travaillais jour et nuit, sept jours par semaine. Lorsque j’avais des invités, je jetais des draps sur les tables. Il m’est apparu que j’étais moi-même devenu une version de mon propre père, obsédé non pas par la pornographie, mais par son intérêt pour le genre. Mon travail était une tentative d’interaction avec son esprit, et j’y trouvais une terrible tristesse, une mélancolie profonde et une colère hypocrite. Bien qu’il ait vécu dans le domaine national Daniel Boone, je n’avais jamais vu mon père dans les bois. Il ne s’y promenait jamais, et restait étrangement indifférent au paysage qu’il avait choisi d’habiter. Le simple fait d’être entouré par la densité de la forêt lui suffisait. L’isolement de la maison allait de pair avec sa propre solitude intérieure, celle de son esprit et de ses machinations constantes. Son cerveau était comme un continent, un iceberg étriqué dans une boîte d’allumettes. J’admirais la force psychique qu’il lui avait fallu pour occuper son monde intérieur, lui permettre d’exister et de se développer.

Un an avant sa mort, Papa m’avait confié qu’il était l’homme le plus heureux du monde. Il ne se plaignait que des week-ends, car Maman était à la maison. Ils s’entendaient très bien, ce n’était pas le problème. Mais il préférait simplement être seul, et sa présence l’arrachait à sa solitude. Pour étoffer la bibliographie de mon père, je lisais des livres savants sur la pornographie et me mettais en quête de sources. Je contactais des collectionneurs et j’appelais d’anciens éditeurs et des écrivains, surpris par le nombre d’auteurs réputés qui avaient écrit de la pornographie à l’époque. Tous ceux que j’interrogeais connaissaient mon père, bien que peu d’entre eux l’aient rencontré. Pendant des décennies, les cercles littéraires américains ignorèrent la science-fiction en la rangeant au plus bas des genres populaires. Cela donna plus de liberté aux auteurs, qui purent explorer des thèmes sexuels de manière plus ouverte que dans d’autres genres. Le marché de la science-fiction se tarit au moment où celui de la pornographie s’enflamma et beaucoup d’écrivains passèrent au porno, la plupart temporairement à l’exception de Papa. J’en suis venu à comprendre que mon père s’était fait passer pour un auteur de science-fiction tout en poursuivant une carrière de cinquante ans en tant que pornographe.

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Une pile de romans pornographiques
Crédits : William Mebane

Le processus d’écriture de Papa était simple : il avait une idée, il prenait quelques notes puis écrivait le premier chapitre. Il développait ensuite un résumé de l’intrigue qui faisait entre une et dix pages. Il suivait son résumé à la lettre et s’appuyait dessus pour construire son histoire. Il écrivait une première version à la main, des dés à coudre en plastique sur son pouce et son index. Il écrivait avec un stylo-feutre et pouvait produire entre 20 et 40 pages d’une seule traite. Une fois la première version terminée, il la retranscrivait sur sa machine à écrire, la révisant au fur et à mesure. Beaucoup d’écrivains arrivent à mettre plus de mots par page en passant à un manuscrit dactylographié, mais pas Papa. Il écrivait petit, utilisait des symboles et des abréviations. Ses premières versions étaient à peu près équivalentes aux versions finales. Les manuscrits de science-fiction et de fantasy passaient par plusieurs relectures, mais il devait travailler plus vite pour les pornos. Après avoir écrit un premier chapitre à la main, il tapait le reste à la machine, faisait quelques changements éditoriaux et passait le manuscrit à ma mère. Elle le retapait alors en vue de le soumettre aux éditeurs. Il arrivait parfois que Maman se mît à taper le début du livre alors que Papa en écrivait encore la fin. Il se fixait un minimum d’un livre par mois. Pour y parvenir, il affina sa méthode, et mit au point un système qui lui permettait d’entretenir sa réserve de matériaux bruts avec un minimum d’efforts. Il préparait des liasses d’avance : des phrases, des descriptions et des scènes entières sur des centaines de pages rangées dans trois classeurs.

Des intercalaires séparaient les différents sujets. 80 % de ses carnets contenaient des descriptions des aspects sexuels des femmes. La section la plus fournie concernait leur poitrine. Un autre classeur listait des descriptions d’actions individuelles, les intercalaires annonçant entre autres : bouche, langue, visage, jambes, baiser. La rubrique Orgasme était divisée en Avant, Pendant et Après. Le plus épais des carnets était réservé aux romans sadomasochistes et comprenait une liste de 150 synonymes de « douleur ». On y trouvait les sections : Fessée, Fouettage, Dégradation, Pré-dégradation, Détresse, Cris, Immobilisation et Tortures. Ces sections étaient elles encore divisées en catégories spécifiques suivies par de courtes descriptions. Papa, comme Henry Ford, appliquait les principes du travail à la chaîne en utilisant des pièces préfabriquées. Sa méthode était très efficace. Entouré de ses carnets, il pouvait facilement trouver la section appropriée et en retranscrire le contenu directement dans son manuscrit. Il les rayait ensuite pour éviter de se plagier lui-même. Ford engageait des travailleurs qui fabriquaient son modèle T en quelques heures. À lui seul, Papa écrivait un roman en trois jours.

Valkyria Barbosa

À la mort de Papa, j’ai pu remplir un carton de 80 dossiers contenant des dessins. De retour dans le Mississippi, en ouvrant ce carton, j’ai fait la dernière de mes importantes découvertes. Derrière l’image publique de mon père comme auteur de science-fiction et sa deuxième vie de pornographe se trouvait une troisième entreprise personnelle. Pendant plus de cinquante ans, il avait créé des bandes-dessinées à caractère sexuel.

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Les aventures de Valkyria Barbosa
Crédits : William Mebane

Au début de chaque dossier était placé un document anodin – un calendrier de matchs des Reds ou une vieille facture –, comme pour cacher la nature véritable de ses dessins. Personne n’entrait dans son bureau sans y être invité, et même alors, personne n’osait aller voir ce qui se trouvait derrière le bureau. Ses enfants avaient quitté la maison depuis plus de 25 ans. La dissimulation faisait partie de son processus créatif, façonné par la honte et la culpabilité, et il l’a maintenu ainsi alors même qu’il n’y avait plus personne à qui le cacher. Il avait besoin pour dessiner du processus fétichisé de la discrétion. Il avait nommé sa méthode de dessin la « technique Chapardage ». Il décalquait des images d’autres travaux sur une page et les modifiait selon ses besoins – en accentuant grandement toutes les caractéristiques sexuelles. Il pensait améliorer ainsi les images qu’il volait grâce à son talent naturel pour améliorer le travail des autres. Une dizaine d’épais carnets contenaient des centaines de pages de matériaux sources, des images découpées dans des magazines et des catalogues rangées par catégories : debout, assis, sexe, seins, jambes et ainsi de suite. Il avait désassemblé des centaines de magazines pornos pour se créer un réservoir d’images à copier. Ce procédé lui demandait beaucoup de temps, et c’était le résultat de son manque d’expérience et d’accès à des fournitures et à un équipement correct. Il écrivait d’abord un script qui décrivait l’action, puis faisait des croquis de cases qu’il remplissait ensuite à la machine. Il tapait avec précaution les segments narratifs dans les cases réservées et utilisait ensuite les sections dactylographiées comme guides pour ses dessins. Il en résultait un manque d’harmonie entre l’art et le texte, si bien que dans chaque case, le texte décrivait au lecteur ce que le dessin lui montrait déjà.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En 1957, juste avant son mariage, il avait emballé une décennie de ses bandes-dessinées dans un sac alourdi d’une grosse pierre et l’avait jeté du haut d’un pont dans la rivière Cumberland. Il jura de ne plus jamais produire ce genre de choses. Moins de deux ans plus tard, il commençait la saga de Valkyria Barbosa. L’héroïne, Valkyria, était une princesse barbare, élevée comme un garçon par un roturier et devenue guerrière. À 19 ans, elle devint reine de Veltria. La saga s’étalait sur 120 livres, totalisant 4 000 pages détaillant des tortures faites à des femmes. Il avait inventé une culture barbare à laquelle il avait intégré les avancés scientifiques des Atlantes. La croissance était accélérée pour éviter l’enfance, ce que Papa aurait sûrement voulu. Les poitrines des femmes, élargies grâce à des sérums spéciaux, pouvaient grossir et produire du lait sur demande. Les vêtements avaient été remplacés par des teintures de peau permanentes. Le processus de guérison était accéléré, ne laissant aucune place aux cicatrices ou aux infections. Les morts pouvaient être ramenés à la vie. Les hymens se reconstruisaient. Seuls les marquages au fer et les amputations laissaient des traces permanentes. Les personnages étaient tous féminins, à l’exception de quelques hermaphrodites qui revenaient périodiquement. D’après les notes de Papa, la domination des femmes par les femmes qu’il décrivait s’était imposée de manière pratique : c’est ce qu’il préférait dessiner.

Mon père était un bourreau de travail de la pornographie.

Un document personnel daté de 1963, qui devait être lu seulement après sa mort, accompagnait les bandes-dessinées. Il avait 29 ans lorsqu’il l’avait écrit, j’en avais cinq. Il ne croyait pas aux journaux intimes et c’est le seul écrit personnel qu’il a laissé. Il y parle des bandes-dessinées comme son grand secret, et il avoue la grande honte qu’il avait à les produire. Il avait peur de détester les femmes. Il se demandait s’il existait d’autres personnes comme lui, et si c’était le cas, comment ils géraient leurs pulsions. Il avait commencé à dessiner des femmes torturées à l’âge de 14 ans, bien avant d’avoir entendu parler de sadisme ou de fétichisme. Il avait toujours eu cette pulsion à l’intérieur de lui. Il voyait ses dessins comme des atrocités. La boîte fermée dans laquelle il les conservait était « remplie de ma honte, de ma méchanceté et de ma lâcheté ». Mon père me disait souvent que s’il n’avait pas eu la pornographie, il serait devenu tueur en série. Par deux fois, il me raconta la même histoire : une nuit, à l’université, il s’était mis en tête de tuer une femme, n’importe laquelle. Il avait caché un couteau de boucher sous son manteau et il commença à écumer le campus à la recherche d’une proie. Il plut toute la nuit, et il était le seul à traîner dans les environs. Il rentra chez lui trempé, triste, seul et regrettant son action. Il inventa ensuite une bande-dessinée à propos d’un homme qui traquait une femme. Il lut plus tard la biographie d’un tueur en série chez qui on avait retrouvé des magazines sadomasochistes lors de sa capture. Papa avait trouvé les détails sur l’enfance du tueur « étrangement, extrêmement similaires » à la sienne, dont notamment trois signes avant-coureurs : l’énurésie, la violence envers les animaux et la pyromanie. Ces signes étaient connus sous le nom de la triade Macdonald, d’après un psychiatre qui avait étudié une centaine de patients d’un hôpital psychiatrique. Des recherches postérieures ont réfutées le lien entre ces comportements et des actes violents futurs. Les signes n’avaient pas de capacité prédictive.

Ils sont aujourd’hui vu comme des indicateurs d’un enfant en détresse avec un faible mécanisme de défense – qui pourrait développer plus tard un trouble de la personnalité narcissique ou un comportement antisocial, mais certainement pas la recette d’un tueur en série. Si mon père avait raison de penser que la pornographie l’empêchait de tuer des femmes, je dois être reconnaissant qu’elle ait eu une présence continue dans sa vie. Mieux vaut être le fils d’un pornographe que d’un tueur en série. Mais je ne crois pas à la théorie de mon père. La vue du sang, même du sien, pouvait le faire s’évanouir. Il n’était ni sportif, ni fort et incapable de maîtriser quiconque par la force. Il était aussi très lâche et il ne s’était jamais battu. Il s’armait avec des mots brutaux, il provoquait la culpabilité et l’intimidation avec la rage. L’idée que la pornographie l’empêchait de tuer des femmes n’était qu’une illusion égoïste qui justifiait ses besoins de décrire et dessiner des scènes de torture. Il avait besoin de croire que son projet servait un but meilleur. Il lui était trop difficile d’admettre qu’il aimait simplement ça. ulyces-dadpornographer-09 En terminant mon projet, je me suis rendu compte que mes sentiments envers Papa n’avaient pas changé autant que je le pensais. Plus je creusais, plus je me trouvais de points communs avec mon père. Un résultat surprenant qui me consternait parfois. Je ne l’aimais ni plus ni moins. J’ai appris à respecter le travail qu’il avait accompli malgré ses limites. Sa production phénoménale était la preuve de son endurance, de sa discipline et de son engagement. Mon père a été l’un des derniers auteurs de pulps américains à l’ancienne, un ouvrier à embaucher. Une pancarte écrite à la main, qu’il avait accroché dans son bureau, disait « Usine d’écriture : Attention aux Participes Volants ». Au moment de sa mort, des notes pour un nouveau livre s’entassaient encore près de sa chaise. Mon père était un bourreau de travail de la pornographie. Après cinq décennies, il est mort sur le champ de bataille.


Traduit de l’anglais par Matthieu Gabanelle d’après l’article « My Dad, the Pornographer », paru dans le New York Times. Couverture : Des couvertures de livres signés Andrew J. Offutt. Création graphique par Ulyces. Cette histoire est plus barge que tout ce que vous pouvez imaginer. ↓ pamtommy