Dans Cyberpunk 2077, le personnage qu’on incarne, V, se retrouve bien malgré elle/lui avec la conscience de Johnny Silverhand (Keanu Reeves) dans sa tête après la pose d’une puce cérébrale. Une présence encombrante avec laquelle elle/il doit cohabiter tant bien que mal, tout en l’empêchant de prendre le contrôle. Un vieux motif de science-fiction remis au goût du jour avec brio dans le nouveau jeu de rôle des Polonais de CD Projekt RED. En l’état actuel de la biotechnologie, faudra-t-il attendre 2077 pour qu’une telle chose soit possible ?
Initiative 2045
2384. Le vieillissement du cerveau et du corps n’est plus qu’un lointain souvenir. Car la conscience humaine peut maintenant être numérisée, stockée dans une capsule et transférée d’un corps à l’autre, qu’ils soient organiques ou synthétiques. Aussi le milliardaire Laurens Bancroft peut-il revenir à la vie quelques jours après avoir été assassiné, et ramener d’entre les morts un renégat disparu 250 ans plus tôt afin de démasquer le coupable. Mais cette immortalité a un prix, et il est très élevé.
Voilà sans doute la quintessence du message délivré par la série Altered Carbon, qui est disponible sur Netflix depuis le 2 février dernier et s’inspire du roman éponyme de Richard Morgan. La technologie qu’elle met en scène se trouve au cœur des recherches effrénées d’un milliardaire bien réel, le Russe Dmitry Itskov. Ce dernier a en effet quitté le monde des affaires pour consacrer sa fortune à la quête de la vie éternelle, et « le but ultime de [son] plan est de transférer la personnalité de quelqu’un dans un corps totalement différent ». Et, déjà âgé de 37 ans, il compte parvenir à l’immortalité bien avant 2384. Comme l’indique très bien le nom de sa fondation, Initiative 2045, il compte y parvenir dès 2045.
Initiative 2045 est censée réunir les cerveaux les plus brillants et les portefeuilles les mieux garnis de la planète autour du Projet Avatar, qui s’articule en quatre grandes étapes. La première doit aboutir à la création d’un robot anthropomorphe pilotable via une interface neuronale directe d’ici 2020. La deuxième, à la transplantation d’un cerveau humain dans ce robot d’ici 2025. Et la troisième, au transfert d’une conscience humaine dans un cerveau artificiel d’ici 2035. Quant à la dernière étape, elle doit aboutir à l’émergence d’avatars holographiques.
« Je suis sûr à 100 % d’y arriver, sinon je ne me serais pas lancé dans une telle aventure », affirme Dmitry Itskov, qui a adressé une lettre aux aux 1 531 milliardaires de la liste Forbes pour tenter de les rallier à sa cause en 2012. « Ce n’est que lorsque nous devons nous séparer de la vie que nous prenons conscience de tout ce que nous n’avons pas fait ; de ce que nous n’avons pas eu assez de temps pour faire ; de ce que nous désirions vraiment ; ou pour remédier à ce que nous avons mal fait », écrivait-il alors. « Tout ce que nous avons chéri et aimé devient soudain inaccessible. Aujourd’hui, vous avez une chance unique de changer la donne. »
Parmi les scientifiques d’Initiative 2045 se trouve le Néerlandais Randal Koene, qui travaille sur la possibilité de télécharger son esprit sur un ordinateur, un processus également appelé « émulation totale du cerveau ». « L’émulation totale du cerveau est l’aboutissement naturel d’une neuroprothèse de plus en plus précise », affirme-t-il, « mais c’est aussi la voie scientifique et technologique d’un processus d’auto-évolution cognitive qui a été discuté dans les milieux de la philosophie et de la science-fiction. »
L’émulation totale du cerveau
En réalité, ce processus est discuté au sein de la communauté scientifique depuis l’année 1929 et la publication de l’ouvrage The World, the Flesh, the Devil: An Enquiry into the Future of the Three Enemies of the Rational Soul (littéralement : « Le Monde, la chair et le diable : une enquête sur le futur des trois ennemis de l’âme rationnelle »). Le physicien britannique John Desmond Bernal y écrivait que « la conscience elle-même peut se terminer ou disparaître dans une humanité complètement éthérée, se séparant de l’organisme qui lui est étroitement lié, devenant des masses d’atomes dans l’espace qui communiquent par rayonnement, et peut-être finalement se résoudre entièrement dans la lumière ». Ce n’est pourtant qu’à partir des années 2000 que se rédigent les premiers rapports techniques concernant l’émulation totale du cerveau.
Dans l’un de ces rapports, le neuroscientifique Anders Sandberg et le philosophe Nick Bostrom, tous deux chercheurs au sein de l’université de Stockholm, estiment que « le problème n’est pas de savoir s’il existe des systèmes physiques capables d’effectuer les calculs effectués par les cerveaux, puisque de tels systèmes existent déjà : les cerveaux eux-mêmes ». Selon eux, « le problème est plutôt de savoir si le matériel capable de reproduire ce système peut être construit par le génie humain dans un avenir proche, à un coût suffisamment bas pour rendre l’émulation totale du cerveau possible. » Et il y a un problème supplémentaire dans la version proposée par Altered Carbon, souligne Anders Sandberg : celui des « corps destinataires ».
« Je peux facilement imaginer la manière dont un ordinateur exécutant le logiciel cérébral pourrait contrôler un corps biologique, en revanche j’ai beaucoup plus de mal à imaginer comment télécharger un réseau cérébral dans un cerveau receveur », dit-il. « D’une certaine manière, nous devons réorganiser toutes les connexions pour correspondre à la personne téléchargée. C’est une chose extrêmement délicate, même avec une nanotechnologie mature, puisque de nombreux neurones s’étendent sur la majeure partie du cerveau et devraient être réacheminés. C’est la partie que je trouve absolument irréaliste. »
Le plus grand défi est d’accéder aux données pertinentes du cerveau.
Mais pour le neuroscientifique néerlandais Randal Koene, « le plus grand défi est d’accéder aux données pertinentes du cerveau ». Car « le téléchargement d’un esprit implique l’enregistrement de suffisamment de données sur le cerveau d’une personne pour répliquer mathématiquement ses fonctions cognitives, puis implémenter ces fonctions mathématiques dans un autre dispositif qui produira le même esprit lorsqu’il est activé ». Pour sa part, il estime néanmoins que l’émergence d’une technologie similaire à celle mise en scène dans la série de Netflix est « probable ». Et même souhaitable, malgré les nombreux problèmes éthiques épineux qu’elle ne manquerait pas de poser. Que faire des esprits dénués de corps ? Un esprit a-t-il le droit de disposer d’un corps ? Un corps peut-il être vendu par un esprit à un autre ? Peut-il être loué ?
La cité et les astres
Les questions les plus brûlantes concernent sans doute les notions d’identité et de personnalité. Peut-elle véritablement être transférée d’un corps à l’autre sans être altérée ? Un tel transfert ne ressemblerait-il pas plutôt à une sorte de clonage ? Pour y répondre, Anders Sandberg s’en remet au philosophe britannique Derek Parfit, qui a notamment analysé les cas de téléportation dans Star Trek dans son livre Des raisons et des personnes : « Il n’y a pas de vérité dans le fait de savoir qui est la “vraie” continuation de la personne originelle, ce qui importe le plus, c’est la connectivité psychologique. » Quant au désir d’immortalité qui prétend justifier le transhumanisme, il lui semble aussi naturel que le désir de « combattre le cancer ou la cruauté ».
C’est loin d’être le cas pour la plupart des gens, qui « aiment à dire que ce sont les limitations humaines qui font de nous des êtres humains ». Reste que certains pensent que ce n’est pas la survie des individus qui est en jeu, mais la survie de l’espèce humaine elle-même. « Les développements actuels, par exemple dans l’intelligence artificielle, suggèrent que la pensée humaine pourrait bientôt jouer un rôle de moins en moins important dans la future société des intelligences », affirme en effet Randal Koene.
Dans le roman qui lui a permis de découvrir, à l’âge de 13 ans, sa « mission personnelle », La Cité et les Astres d’Arthur C. Clarke, les humains sont contrôlés par un ordinateur. Celui-ci a notamment le pouvoir de les tuer ou de les maintenir en vie grâce à des « circuits d’éternité ». Et aujourd’hui, même les esprits les plus brillants craignent de se voir dépasser par les ordinateurs. Stephen Hawking pense que « le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à l’espèce humaine ». Bill Gates se dit « dans le camp de ceux qui sont préoccupés par la super-intelligence ». Elon Musk estime que développer une telle intelligence revient à « invoquer le démon ».
Ce dernier a tellement peur de la montée en puissance de l’intelligence artificielle que sa toute nouvelle entreprise, Neuralink, va s’efforcer d’augmenter nos capacités cognitives en essayant de créer une interface humains-machines capable de la contrer.« D’ici huit à dix ans, elle pourra être utilisée par des personnes valides », assure Elon Musk. « Il est important de noter que cela dépend fortement du calendrier d’approbation réglementaire et de la façon dont nos appareils fonctionnent sur les personnes handicapées. » La question du temps semble en effet d’une importance capitale. Car l’avènement de la super-intelligence, si elle avait réellement lieu, se trouverait dans un avenir très proche.
Le futurologue Ray Kurzweil, qui revendique un taux de précision de 86 % pour ses prédictions, le situe en 2047. Soit deux ans seulement après la phase finale du Projet Avatar.
Couverture : Extrait d’Altered Carbon. (Netflix)