La silhouette est massive, la démarche lourde. Courbé sur son déambulateur, Harvey Weinstein paraît sur le point de s’effondrer à chaque pas sur le chemin du tribunal de Manhattan, à New York, où il doit être jugé ce lundi 24 février 2020. C’est un géant d’Hollywood qui ploie sous les accusations de viol et de harcèlement sexuel, les yeux hagards et les cheveux ébouriffés. La force est cette fois du côté de ses victimes, qui ployaient naguère sous son impunité, les yeux plein de colère et les cheveux en bataille.
Ce lundi, le producteur de cinéma a été reconnu coupable de viol sur une assistante, Miriam Haley, et sur une autre femme restée anonyme. Ces crimes, qui remontent à 2006 et 2013, ont été dévoilés dans la série d’articles de presse publiés à partir d’octobre 2017. Ils comportaient une avalanche de témoignages contre Weinstein. Aujourd’hui, il risque de 5 à 25 ans de prison. En attendant la sentence, prévue pour le 11 mars, l’homme de 67 ans a été reconduit vers la prison de Rikers. Vu son mauvais état de santé, elle a finalement obliqué pour rejoindre l’hôpital de Bellevue. Weinstein est au sol.
Mais pour emblématique qu’il soit, son cas est loin de solder les comptes de l’industrie du cinéma américain envers les femmes. Cela fait trop longtemps qu’elles en subissent les turpitudes.
The Meadows
La silhouette est massive, la démarche lourde. Le producteur de cinéma Harvey Weinstein n’avait que quelques pas à faire, le mercredi 11 octobre 2017, entre une villa de Los Angeles et une imposante voiture noire, mais le parcours a dû lui sembler interminable. Depuis que le New York Times a rapporté, le jeudi 5 octobre 2017, que cet homme, qui figure parmi les plus puissants de l’industrie hollywoodienne, se serait rendu coupable de très nombreuses agressions sexuelles, les journalistes guettent le moindre de ses mouvements et ils étaient plusieurs à l’interpeller entre la villa et la voiture ce jour-là.
En tout, une trentaine d’actrices, dont les Françaises Emma de Caunes, Judith Godrèche, Florence Darel et Léa Seydoux, auraient eu à subir ses avances déplacées, ou bien carrément ses assauts. Les stars américaines Angelina Jolie et Gwyneth Paltrow l’accusent de harcèlement sexuel. Rose McGowan et Asia Argento, de viol.
La scène se déroule en 1997, à l’hôtel du Cap-Eden-Roc sur la côte d’Azur. L’actrice italienne et fille du cinéaste Dario Argento, alors âgée de 21 ans, a accepté une invitation à une soirée organisée par la société de production d’Harvey Weinstein, Miramax, mais elle semble être la seule convive et se retrouve seule avec lui dans une chambre. Il en sort quelques minutes et revient en peignoir, une bouteille de lotion pour le corps à la main. Demande un massage à la jeune femme. Puis relève sa jupe et la force à avoir des rapports oraux.
« Il me terrifiait, il était si costaud », confiera Asia Argento au New Yorker. « Ça ne s’arrêtait pas, c’était un cauchemar. » Pour tenter d’y mettre un terme, elle finit par se résoudre à feindre le plaisir. Vingt ans plus tard, elle ne peut toujours pas apprécier les rapports oraux, se dit « abîmée » et qualifie cette expérience de « terrible traumatisme ». « Rien que d’en parler, mon corps entier se met à trembler. »
Sachant qu’au moins trois autres femmes auraient également été violées par Harvey Weinstein, on a le sang qui se glace en entendant l’un des journalistes se réjouir de le voir « aller bien » tandis qu’il s’apprête à monter dans la voiture en ce mercredi 11 octobre 2017. « Non, je ne vais pas bien », réplique le producteur. « Mais j’essaye, je vais me faire aider », ajoute-t-il en ouvrant la portière.
Et de fait, d’après la chaîne de télévision californienne KCAL-TV, la voiture l’emportera vers l’aéroport de Los Angeles, puis il prendra un avion pour l’Arizona, direction Wickenburg, « où se trouve un centre de réhabilitation spécialisé dans les problèmes comportementaux tels que l’addiction sexuelle ». The Meadows, une clinique privée qui offre à ses clients de les aider pour un peu plus de 30 000 euros par mois, et qui a accueilli d’autres patients de renom, comme Tiger Woods. Mais pourquoi attendre que les médias ne révèlent ses « problèmes comportementaux » pour se « faire aider » ?
Et surtout, pourquoi ces mêmes médias se sont-ils tus si longtemps ? Car il suffit de leur tendre l’oreille pour comprendre qu’ils connaissaient les agissements d’Harvey Weinstein depuis un moment déjà : tous s’accusent mutuellement de cet assourdissant silence collectif. Le journaliste à l’origine du scandale, Ronan Farrow, dénonce d’ailleurs de multiples pressions destinées à faire taire et les médias et les femmes. « Il existe un vaste dispositif pour faire taire les femmes », dit-il. « Des accords confidentiels très stricts que les femmes sont payées pour signer, une équipe de communication qui propage des informations négatives sur ces femmes… »
Il suffit également de revoir quelques scènes de télévision pour comprendre que l’ensemble de l’industrie cinématographique américaine était elle aussi au courant des « problèmes comportementaux » d’Harvey Weinstein. Lors de la cérémonie des Oscars 2013, par exemple, le présentateur, Seth MacFarlane, s’est réjoui du fait que les cinq nominées pour le meilleur second rôle féminin n’auraient « plus à faire semblant d’être attirées par Harvey Weinstein », et toute la salle a été secouée de rires.
L’acteur Matt Damon a même été accusé d’avoir tenté de décourager une journaliste d’enquêter sur le producteur de Miramax – ce qu’il a fermement démenti : « Pour votre information, je n’essaierais jamais, au grand jamais, de tuer une histoire comme ça. Je ne ferais pas ça. Ce n’est pas quelque chose que je ferais pour qui que ce soit. »
La porte secrète
L’acteur Ben Affleck, lui, a été obligé de présenter des excuses publiques à la présentatrice Hilarie Burton pour avoir attrapé ses seins sur un plateau de télévision en 2003. Et ce, quelques heures seulement après s’être déclaré sur Facebook « attristé et furieux qu’un homme avec qui [il a] travaillé ait utilisé son statut pour intimider, harceler et manipuler des femmes pendant des décennies ». La mémoire ravivée par les internautes, il s’est en effet fendu d’un tweet reconnaissant qu’il avait « agi de façon inappropriée envers Mme Burton ». Tweet qui n’a pas manqué d’en appeler d’autres : ceux de la maquilleuse Annamarie Tendler.
La jeune femme affirme avoir été agressée sexuellement par Ben Affleck lors de la cérémonie des Golden Globes de 2014 : « Il est venu vers moi, m’a agrippé les fesses et mis ses doigts entre mes jambes. J’imagine qu’il essayait de faire comme s’il était poliment en train de me dégager de son chemin et que, oups, il avait touché mes fesses au lieu du bas de mon dos ? Comme la plupart des femmes dans ces situations, je n’ai rien dit, mais j’ai beaucoup pensé à ce que je dirais si j’étais amenée à le voir de nouveau. »
Son témoignage rappelle qu’Harvey Weinstein n’est pas le seul, ni le premier, à « utiliser son statut pour intimider » des femmes à Hollywood. Tout comme celui d’Emma Thompson, qui a dit à la BBC avoir « passé sa jeunesse à retirer des langues d’hommes plus vieux de [sa] bouche ». Ou encore celui de Tippi Hedren : « Il n’y a rien de nouveau, et ce n’est pas limité à l’industrie du divertissement. J’ai dû gérer des intimidations sexuelles tout le temps, pendant ma période de mannequinat et ma carrière d’actrice. »
Révélée par le film Les Oiseaux en 1963, l’actrice a notamment accusé son réalisateur, Alfred Hitchcock, de harcèlement et d’agression sexuelle durant le tournage.
Dans ses mémoires, parues aux États-Unis en 2016, elle raconte que « le maître du suspense » passait très souvent devant sa maison en voiture, qu’il lui faisait des crises de jalousie, qu’il lui a demandé de le « toucher » et qu’il a tenté de lui arracher un baiser à l’arrière d’une limousine. « Il adorait me réciter des comptines cochonnes et faire des plaisanteries salaces sur le plateau », écrit-elle aussi.
Le tournage de la très célèbre scène dans laquelle son personnage est attaqué par des oiseaux aurait d’ailleurs été un véritable calvaire pour Tippi Hedren. Et reposerait sur un mensonge d’Alfred Hitchcock. En effet, selon l’actrice, il lui avait assuré que cette scène serait jouée avec des animaux mécaniques avant de la placer dans une pièce remplie d’animaux bien vivants.
« Le meilleur dresseur du monde n’aurait pas pu contrôler chaque mouvement fait par un animal, en particulier quand il est en situation de stress. » Ce qui devait arriver arriva. Un oiseau donna un violent coup de bec tout près de l’œil de l’actrice. « Je suis assise là sur le sol, incapable de bouger, et je commence à sangloter d’épuisement », se rappelle-t-elle dans son livre.
Viennent ensuite les cauchemars. Un médecin s’alarme et demande à Alfred Hitchcock d’accorder une semaine de repos à son égérie. Il refuse. « Êtes-vous en train d’essayer de la tuer ? » rétorque le médecin. Toujours dans ses mémoires, Tippi Hedren raconte que, lors du tournage du film Pas de printemps pour Marnie, le réalisateur a fait installer une porte secrète entre son bureau et la loge de l’actrice, où il a un jour posé ses mains sur elle. Il aurait également demandé à l’équipe du maquillage de créer un masque réaliste du visage de Tippi Heddren, non pas pour les besoins du film, mais pour son usage personnel.
« Je n’allais pas en accepter davantage, alors je me suis tout simplement éloignée et je n’ai pas regardé en arrière », résume-t-elle aujourd’hui. « Hitch m’a dit qu’il ruinerait ma carrière et je lui ai répondu qu’il pouvait faire ce qu’il voulait. Ça a pris 50 ans, mais il est temps que les femmes commencent à se défendre comme elles semblent le faire dans cette affaire Weinstein. C’est bien pour elles ! »
Elizabeth Short
Reste que certaines femmes ne sont plus en mesure de se défendre, ni même de parler. La plus célèbre d’entre elles est certainement Elizabeth Short, qui avait été rebaptisée « le Dahlia noir » par ses amis en raison de son abondante chevelure teinte en noir – ou bien de la fleur qu’elle y glissait, ou encore des vêtements sombres qu’elle portait, selon la version qui est donnée de son histoire. Il est également possible qu’elle ait été surnommée ainsi par les journalistes. « C’est la même chose pour Jack l’Éventreur », remarque le criminologue français Stéphane Bourgoin, auteur du livre Qui a tué le Dahlia Noir ? L’énigme enfin résolue, qui est paru en 2014. « Sans un nom “vendeur”, ces dossiers n’auraient pas connu une telle célébrité. »
Une chose est sûre, cette apprentie actrice était venue chercher la gloire à Los Angeles lorsque son corps a été retrouvé vidé de son sang et coupé en deux sur un terrain vague de la ville, le 15 janvier 1947. « Elle avait subi d’atroces sévices. De son vivant, elle a été torturée au moins pendant vingt-quatre heures par le tueur, qui a poursuivi son œuvre post-mortem. » Cet effroyable crime a passionné la presse, qui n’a pas hésité à jeter en pâture les noms des cinéastes Orson Welles, dont Elizabeth Short aurait été enceinte, et John Huston, qui l’aurait violée.
« L’après-midi même du 15, le Los Angeles Examiner sortait une édition spéciale. Elle fut la seconde meilleure vente du journal, après l’annonce de la fin de la Seconde Guerre mondiale. » Plusieurs séries télévisées évoquent « le Dahlia noir ». Trois jeux vidéo s’inspirent de son histoire. Le groupe de rap rock originaire de Los Angeles Hollywood Undead lui dédie une chanson, « My Black Dahlia ». James Ellroy lui consacre un roman, Le Dahlia noir, porté à l’écran par Brian De Palma en 2006.
Plusieurs blogs sont tenus par des internautes qui tentent tous de réunir des preuves pour donner une identité à son meurtrier. « Elizabeth rêvait d’être une vedette. Elle est finalement devenue immortelle, mais paradoxalement via son surnom, et à travers ses souffrances. » Grandie dans le Massachusetts, Elizabeth Short a tenté sa chance en Californie pour la première fois à l’âge de 19 ans, en 1943. Mais, arrêtée en état d’ivresse alors qu’elle n’a pas atteint l’âge légal pour boire de l’alcool, elle repart bien vite dans son État natal sur ordre de la police.
Au Nouvel an de 1944, la jeune femme fait la rencontre d’un major de l’armée américaine, Matt Gordon. Au mois d’août de cette même année, l’avion dans lequel il se trouve s’écrase, plongeant Elizabeth Short dans une profonde dépression. Elle se rend alors en Floride, où elle aurait multiplié les conquêtes. La dernière d’entres elles serait le lieutenant Joseph Gordon Fickling. C’est en partie pour lui qu’Elizabeth Short retourne en Californie, en 1946. « Elle vivait au jour le jour », raconte Stéphane Bourgoin. « Faute de mieux, elle laissait ses affaires à la consigne de la gare routière de Santa Barbara. La dernière fois qu’elle a été vue vivante, c’était au Biltmore Hotel, en train de discuter avec un homme roux, qui sera mis hors de cause. »
Pour le criminologue, le meurtrier du « Dahlia noir » est un certain Jack Wilson, qu’il relie à la série de meurtres qui eut lieu à Cleveland, dans l’Ohio, à la même époque. « Déjà, les spécialistes avançaient que ce tueur en série jamais identifié s’était à un moment “délocalisé”. En parallèle, un homme, Jack Wilson, s’était présenté en 1970 à un journaliste, John Gilmore, lui révélant des détails jusque-là secrets sur le meurtre du Dahlia. Il est mort en 1982 dans l’incendie de sa chambre d’hôtel. J’ai découvert que le procureur de Los Angeles s’apprêtait à le poursuivre pour ce crime. » Une théorie validée par plusieurs experts du FBI, et néanmoins invérifiable.
Se faire entendre
Fort heureusement, tous les scandales qui agitent Los Angeles ne sont pas aussi sordides que l’affaire Weinstein, ni aussi désolants que l’affaire Hitchcock, ni aussi tragiques que l’affaire du « Dahlia noir ». Mais ils sont souvent tout aussi édifiants en ce qui concerne le traitement que la capitale mondiale du cinéma réserve aux femmes. Et s’il y a quelque chose de sacré sur ses collines, c’est bien l’argent.
Or, à Hollywood comme ailleurs, une actrice est nettement moins bien payée qu’un acteur. Jennifer Lawrence le faisait remarquer dans une tribune publiée par le site Lennyletter en 2015, tout en insistant sur le fait que les inégalités salariales entre hommes et femmes ne recouvraient évidemment pas la même réalité sociale dans l’industrie du cinéma hollywoodien que dans la majorité des milieux professionnels.
« Il est difficile pour moi de parler de mon expérience de femme qui travaille, puisque tout le monde ne peut pas s’identifier à mes problèmes », écrivait-elle. « Quand Sony a été piraté et que j’ai découvert à quel point j’étais moins bien payée que mes collègues qui ont la chance d’avoir un pénis, je n’étais pas en colère contre la multinationale, mais contre moi-même. J’ai mal négocié parce que j’ai laissé tomber trop vite. Je ne me suis pas battue pour quelques millions de dollars, même si avec mes deux franchises je n’en ai pas besoin. Je vous ai prévenu que l’on ne pouvait pas comprendre mes problèmes, ne m’en voulez pas. »
Loin de lui en vouloir, l’actrice Emma Watson, par ailleurs connue pour son engagement féministe depuis un discours prononcé au siège des Nations Unies en 2014, s’est au contraire exclamée « Oh, Jennifer Lawrence, je t’aime tant » sur Twitter. De son côté, l’acteur Bradley Cooper, qui partage l’affiche du film Happiness Therapy avec elle, a soutenu que sa tribune pouvait « faire une différence » sur le site E! Online. En janvier dernier, c’était au tour de Natalie Portman de dénoncer l’inégalité des salaires entre hommes et femmes à Hollywood.
Dans une interview accordée à Marie-Claire UK, elle déplorait avoir été payée trois fois moins que son partenaire dans le film Sex Friends, Ashton Kutcher. Et rapportait la justification, peu convaincante, des producteurs : « Ses répliques étaient trois fois plus présentes que les miennes, donc ils ont dit qu’il devait être payé trois fois plus. Je ne me suis pas énervée comme j’aurais dû le faire. Nous gagnons beaucoup, il est donc difficile de se plaindre, mais cette disparité est dingue. »
Résultat, cette année, les dix actrices les mieux payées au monde cumulent 172,5 millions de dollars quand les dix acteurs les mieux payés au monde cumulent 488,5 millions de dollars. Emma Stone, qui trône à la première place du classement féminin avec 26 millions de dollars gagnés dans les douze derniers mois, reste loin derrière Mark Wahlberg, qui trône à la première place du classement masculin avec 68 millions de dollars. D’après le magazine Forbes, cet écart entre les revenus des acteurs et ceux des actrices s’expliquerait par une prédominance des films de super-héros et des films d’action. Il est vrai que seulement 28,7 % des rôles au cinéma sont aujourd’hui tenus par des femmes.
Mais dans la tribune publiée par Lennyletter en 2015, Jennifer Lawrence ne se contentait pas de dénoncer ce déséquilibre. Elle partageait une anecdote de plateau qui montre bien que, là aussi, les femmes ont tout simplement du mal à se faire entendre :
« Un mec qui travaillait pour moi m’a dit “Wow, on fait tous partie de la même équipe ici”, comme si je l’avais rabaissé. J’étais choquée parce que rien de ce que je disais n’était personnel ou faux. Tout ce que je vois et entends toute la journée, ce sont des hommes qui donnent leur avis, et lorsque je donne le mien exactement de la même manière, on croit que je dis quelque chose d’agressif. J’en ai marre d’essayer de trouver la façon gentille de dire ce que je pense pour qu’on continue à m’apprécier. Je ne crois pas avoir déjà vu un homme avec lequel j’ai travaillé prendre le temps de réfléchir quant à la meilleure façon dont il pourrait être entendu. Il est juste entendu. »
Couverture : Hollywood et les femmes.