La soif de pouvoir des pontes de la Silicon Valley est connue. Leur soif d’immortalité aussi. Les créateurs de Google, Serge Brin et Larry Page, ont lancé une entreprise entièrement dédiée à la recherche sur le vieillissement et les maladies connexes, Calico. La fondation médicale du créateur d’Oracle, Larry Ellison, a investi près de 400 millions de dollars dans la recherche sur la longévité. Quant à la nouvelle entreprise du biotechnologiste Craig Venter, elle porte un nom on ne peut plus clair : Human Longevity. Mais on hésitait à croire que des pontes de la baie de San Francisco fussent prêts à acheter et à s’injecter du sang de jeunes personnes. Jusqu’à ce que la rumeur ne puisse plus être ignorée, et précise que l’opération ne coûterait que 10 000 dollars – une goutte dans un océan pour un milliardaire. À l’origine de cette rumeur se trouve, entre autres, le neurologue Tony Wyss-Coray.
Ce chercheur de l’université de Stanford a démontré en mai 2014 que l’injection de sang de jeunes souris dans le corps de souris âgées inversait le cours de leurs déficiences cognitives et neurologiques. Et il affirmait en janvier 2015 avoir été contacté par plusieurs « personnes très riches et en bonne santé », curieuses de savoir si ses travaux pouvaient les aider à vivre plus longtemps. Quelques mois plus tard, le fondateur de PayPal, Peter Thiel, confiait son propre intérêt au journaliste californien Jeff Bercovici, tout en précisant prudemment qu’il n’avait « pas encore tout à fait, tout à fait, tout à fait commencé » le traitement. Il n’en fallait pas davantage aux scénaristes de la série d’HBO Silicon Valley pour consacrer un épisode, diffusé le 21 mai dernier, à une fontaine de Jouvence bien peu ragoûtante.
La parabiose
La méthode utilisée par le neurologue Tony Wyss-Coray en 2014 consiste à suturer deux souris entre elles de manière à leur faire partager le même système sanguin. Appelée parabiose, cette méthode a été utilisée pour la première fois sur des animaux dans les années 1860 par un physiologiste français, Paul Bert. Mais l’idée selon laquelle « le sang chaud et spiritueux d’un homme jeune se déverserait dans un homme âgé comme d’une fontaine de Jouvence » a été émise dès 1615 par un médecin allemand. Et elle a conduit à la mort d’un médecin russe.
En 1924, Alexandre Bogdanov a 51 ans. Il commence à se soumettre régulièrement à des transfusions sanguines et note avec satisfaction des effets positifs sur son organisme – une amélioration de sa vue et un ralentissement de sa calvitie. Son ami le dirigeant bolchevique Leonid Krassine affirme qu’il paraît rajeuni « de sept, non, de dix ans ». De nombreuses personnes, dont la sœur de Lénine, Maria Ulyanova, veulent elles aussi tenter l’expérience. Alexandre Bogdanov crée alors un institut spécialisé. Entre 1926 et 1928, il réalise des dizaines de transfusions. Puis il échange son sang avec celui d’un étudiant atteint de malaria et de tuberculose. L’étudiant se rétablit tandis qu’il agonise. Durant quinze jours, tout en enregistrant scrupuleusement ses symptômes… Échaudée, la communauté scientifique ne renouvelle ce type d’expériences que dans les années 1950. En 1951, la parabiose est utilisée pour tenter de sauver des patients atteints de cancer en phase terminale. Un enfant de deux ans y laisse un pied, rongé par la gangrène.
En 1956, des chercheurs de l’université Cornell suturent 69 paires de rats et constatent le rajeunissement du cartilage du plus âgé des deux spécimens. Mais sur ces 69 paires, 11 décèdent d’une mystérieuse maladie, qui pourrait être une forme de rejet de greffe. Par ailleurs, précisent les chercheurs, « si les deux rats ne sont pas bien appairés, l’un va mâcher la tête de l’autre jusqu’à ce qu’elle soit détruite ». Cette mise en garde n’empêche pas le neurologue Thomas Rando de recourir à la parabiose lorsqu’il découvre, en 2004, que les organismes âgés contiennent la même quantité de cellules que les jeunes organismes. Il constate à son tour le rajeunissement de la souris la plus âgée. Son cœur et son foie, notamment, semblent plus forts. Pourrait-il en être de même pour son cerveau ? se demande quant à lui Tony Wyss-Coray. Il fonde le centre de recherche Alkahest à San Carlos, en Californie, et réalise sa fameuse étude sur la parabiose et les déficiences cognitives des souris. Deux ans plus tard, Alkahest va jusqu’à injecter du plasma sanguin prélevé sur des êtres humains de 18 ans dans le corps de souris de 12 mois – l’équivalent de 50 ans chez l’homme. Dirigée par la neurologue Sakura Minami, cette étude-là démontre que le plasma sanguin humain améliore lui aussi la neurogenèse. Du moins celle d’une souris. Alkahest, qui s’est déjà lancé dans un essai d’injection de plasma sanguin jeune sur des patients atteints de la maladie d’Alzheimer, doit maintenant prouver qu’il peut améliorer la neurogenèse d’un humain. Mais le centre de Tony Wyss-Coray n’est pas le seul laboratoire privé à s’intéresser aux vertus régénératives du sang.
Ambrosia
Jesse Karmazin est un médecin diplômé de l’université de Stanford âgé de 32 ans. Sa clinique est située au bord d’une autoroute venteuse qui longe l’océan Pacifique, au niveau de la ville californienne de Monterey. Il a choisi de l’appeler Ambrosia en référence à l’ambroisie, qui est à la fois l’onguent et la nourriture des dieux de la mythologie grecque. Associée au nectar, elle leur assure l’immortalité et la jeunesse, voire la beauté. Héra elle-même l’utilise pour séduire Zeus dans le chant XIV de L’Iliade : « Et d’abord, elle lava son beau corps avec de l’ambroisie ; puis elle se parfuma d’une huile divine dont l’arôme se répandit dans la demeure de Zeus, sur la terre et dans l’Ouranos. » L’ambroisie pourrait en outre rapprocher les mortels de l’immortalité. Selon certaines versions de la légende du héros Achille, la nymphe Thétis en enduit ses enfants afin de les rendre invulnérables, puis les plonge dans le feu. La déesse Déméter fait de même avec le fils du roi Céléos, Démophon, après avoir perdu et cherché en vain sa propre fille. Or Ambrosia est entièrement dédiée à la lutte contre le vieillissement des êtres humains. Et sa stratégie est claire : elle repose sur le développement de l’injection de plasma sanguin jeune dans le corps des personnes âgées. Toutes les études qu’elle mène y concourent, de façon directe ou indirecte.
Une de ces études propose carrément à des personnes en bonne santé, mais âgées de plus de 35 ans, de recevoir le plasma sanguin de personnes âgées de moins de 25 ans à intervalles réguliers pendant deux ans. Leurs « marqueurs biologiques », qui incluent la neurogenèse, la prolifération des cellules souches et la coagulation du sang, sont contrôlés avant et après chaque transfusion. Leur foie, leur moelle osseuse, leurs reins, leur pancréas, leur cœur et leur thyroïde sont également scrutés. « Nous espérons démontrer une inversion du vieillissement et des maladies liées au vieillissement », me dit Jesse Karmazin, qui a « commencé à [s’]intéresser à la transfusion de plasma sanguin humain à cause des résultats obtenus sur les souris ». L’étude est financée par les participants eux-mêmes, à hauteur de 8 000 dollars. Leur nombre étant estimé à 600, Ambrosia devrait récolter 4,8 millions de dollars au total. Jesse Karmazin n’a donc pas eu à chercher de mécène. Mais, le médecin le raconte dès le 1er août 2016, soit moins de deux mois après le lancement de l’étude, il a été contacté par Thiel Capital, le fonds d’investissement du milliardaire Peter Thiel. Cette publicité n’a pas dû être au goût du principal intéressé car, de nouveau interrogé à ce sujet, Jesse Karmazin me répond sèchement qu’il « ne dispose d’aucune information sur Thiel ».
The Blood Boy
En novembre 2016, l’animateur de l’émission télévisée The Late Show, Stephen Colbert, avertissait malicieusement les adolescents américains du grand danger qu’ils couraient avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Le nouveau Président est capable de remplacer l’assurance de santé mise en place par Barack Obama par une parabiose obligatoire, plaisantait-il. « Il va planter une paille dans votre corps comme dans une boisson Capri-Sun ! » La boutade est d’autant plus amusante que Peter Thiel soutient publiquement Donald Trump. Mais mon sourire se tord lorsque je me souviens que Thiel n’a seulement « pas tout à fait » commencé de traitement anti-vieillissement par transfusion sanguine. A-t-il déjà un Capri-Sun ? Et si oui, quel est-il ?
Aux États-Unis, c’est l’Agence des produits alimentaires et médicamenteux qui est chargée de « réguler la collecte et la production du sang et des produits sanguins pour aider à protéger la santé du donneur de sang et à assurer la sûreté, la pureté, et la fiabilité du produit sanguin ». Comme me le confirme sa porte-parole Lyndsay Meyer, « l’usage des provisions de sang humain n’est pas autorisé pour les traitements anti-vieillissement ». En revanche, ces dernières peuvent servir à la recherche médicale privée, à condition que l’établissement concerné ne fasse ni promesses ni publicité. C’est ce qui permet à Ambrosia d’utiliser les surplus des banques publiques spécialisées pour ses transfusions de plasma sanguin humain. Si elle souhaitait vendre ses services à des individus tels que Peter Thiel en dehors du cadre de la recherche médicale, la clinique de Jesse Karmazin devrait chercher une autre source à sa fontaine de Jouvence. Et si la rumeur selon laquelle de riches seigneurs de la tech n’ont pas attendu les résultats de son étude pour s’injecter du sang jeune se révélait vraie, cela signifierait que cette source a déjà été trouvée.
Pour les scénaristes de la série humoristique Silicon Valley, elle se situe dans les veines des jeunes gens attirés par les lumières de la baie de San Francisco qui n’ont pas su y allumer la leur. Dans le cinquième épisode de la quatrième saison, intitulé « The Blood Boy », les trois héros présentent le plan de lancement de leur application au milliardaire Gavin Belson lorsqu’ils sont interrompus par l’arrivée de son « associé de transfusion », Bryce. Le sang du jeune homme passe tranquillement de ses veines à celles du milliardaire tandis que la présentation se poursuit. Puis Bryce se permet de donner son avis et s’attire le courroux des trois héros, qui ne tardent pas à découvrir que le jeune homme a lui aussi des ambitions de programmeur. N’en possédant ni l’allure ni le diplôme, il n’a pas trouvé d’autre moyen que de vendre son sang pour attirer l’attention de Gavin Belson. Fiction mise à part, la plupart des commentateurs américains ont du mal à imaginer que l’approvisionnement des riches en plasma sanguin ne soit pas assuré par des pauvres. « En gros, dans le futur idéal de Peter Thiel, l’élite de la Silicon Valley sera capable de s’offrir la vie éternelle grâce à la récolte du sang des masses de jeunes gens pauvres », écrit par exemple un journaliste du magazine New Republic. Ils soulignent par ailleurs qu’une transfusion de plasma sanguin dans le cadre d’un traitement anti-vieillissement est potentiellement risquée, même au XXIe siècle. De son côté, l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux refuse d’émettre un avis sur le degré de dangerosité d’une telle pratique.
Couverture : Peter Thiel veut du sang de jeune. (Reuters/Ulyces.co)