Los Angeles, année 2049. Un jeune officier de police découvre un sombre secret qui pourrait mettre fin à l’humanité. Cette découverte le mène sur les traces d’un autre policier, disparu il y a 30 ans. Un certain Rick Deckard… Vous aurez reconnu le synopsis du film Blade Runner 2049, suite de Blade Runner. Cela fait non pas 30 ans, mais 35 ans que les amateurs de science-fiction du monde entier l’attendent. Il sortira le 4 octobre prochain. Pour faire saliver le public d’impatience, la production a déjà sorti deux bandes-annonces qui témoignent de la volonté du réalisateur, Denis Villeneuve, d’égaler – voire de surpasser – son illustre prédécesseur, Ridley Scott.
Lorsque les premières images du film ont été révélées, au mois de mai dernier, il était surprenant de découvrir le nom d’Atari tracé en immenses lettres lumineuses le long d’une route, au détour d’un plan vertigineux. Il semblait inconcevable que l’entreprise fasse encore partie du décor d’un film aussi futuriste. Pionnière de l’industrie du jeu vidéo dans les années 1970 et 1980, Atari avait sa place dans le Blade Runner de 1982, aux cotés de Pan Am, RCA ou Bell Phones. Peut-être pas dans celui de 2017. Car Atari est depuis longtemps reléguée aux musées en ce qui concerne le jeu vidéo.
Mais un réalisateur aussi méticuleux et perfectionniste que Denis Villeneuve a-t-il uniquement voulu flatter la nostalgie des fans pour des revenus publicitaires, même mirobolants ? Ces immenses lettres lumineuses sont-elles tout simplement une référence au film de Ridley Scott ? L’indication d’une stagnation technologique dans l’univers de Blade Runner entre 2019 et 2049 ? Ou bien trahissent-elles la conviction qu’Atari, qui vient justement de dévoiler une nouvelle console de salon et qui pourrait avoir une place de choix dans le prochain film de Steven Spielberg, Ready Player One, va de nouveau compter dans le monde du jeu vidéo ?
Légendaire
« Atari est une entreprise mythique parce qu’elle est à l’origine du jeu vidéo commercial », rappelle l’historien du jeu vidéo Douglas Alves. « C’est elle qui a rendu le jeu vidéo populaire, c’est elle qui l’a réellement sorti des universités. » Les tout premiers jeux vidéo ont en effet été développés à l’intérieur d’universités américaines, telles que l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT). En 1962, le professeur Steve Russell y réalise Spacewar!, qui comme son nom l’indique met en scène un combat entre deux vaisseaux spatiaux. À peu près à la même époque, l’ingénieur Ivan Sutherland invente le graphisme informatique dans les laboratoires de l’université d’Utah. Et un étudiant en électronique du nom de Nolan Bushnell s’y faufile chaque nuit pour jouer à Spacewar!.
Pendant les vacances, il travaille dans une salle d’arcade et s’imagine un jour remplacer les jeux mécaniques par des jeux électroniques. « Ça a été le coup de génie de Bushnell », selon Alves. « Le jeu vidéo connaissait alors la même problématique que la réalité virtuelle aujourd’hui », explique-t-il. « Il fallait que les gens puissent l’essayer sans dépenser des milliers de dollars pour pouvoir l’adopter. L’arcade était la solution. »
Une fois diplômé, Nolan Bushnell intègre la société californienne Ampex et fait la rencontre de Ted Dabney. Ensemble, ils fondent une société baptisée Syzygy, terme hérité de l’astronomie qui désigne l’alignement de trois corps célestes, et lancent un jeu vidéo d’arcade inspiré de Spacewar!, Computer Space. Puis ils fondent Atari. Littéralement, le mot japonais ataru signifie « toucher la cible ». Il appartient au lexique du jeu de go et il est généralement associé à la chance. « Atari » sonne donc un peu comme le mot « échec » dans le jeu éponyme. Autrement dit, il annonce un succès à la fois probable et imminent. Et en effet, le succès n’a pas tardé pour Nolan Bushnell et Ted Dabney. Ils embauchent Al Alcorn et lui demandent de programmer un nouveau jeu vidéo d’arcade pour le mettre à l’épreuve. Après trois mois de gestation, il accouche de Pong, qui s’inspire lui du jeu vidéo Ping-Pong, de la société Magnavox.
Pong ressemble à un jeu de tennis de table vu du dessus. Chaque joueur s’affronte en déplaçant une raquette virtuelle de haut en bas, grâce à un bouton rotatif et de façon à garder la balle sur la table. Il peut changer la direction de la balle en fonction de l’endroit où celle-ci tape sur la raquette et la vitesse augmente graduellement au cours de la manche. Des bruitages accompagnent la frappe de la balle sur les raquettes et rendent le jeu entêtant. Commercialisé en 1972, il est aussitôt plébiscité. Chaque borne rapporte environ 40 dollars par jour – ce qui équivaudrait à 220 dollars aujourd’hui. Atari reçoit plus de commandes qu’elle ne peut produire de machines.
En 1974, on compte 8 000 bornes Pong dans les salles d’arcade, les bars et les restaurants du monde. En 1975, la version de salon est commercialisée sous le nom de Home Pong. Cette année-là, 200 000 unités sont vendues. En 1976, Bushnell, qui a racheté les parts de Dabney, cède Atari à la compagnie Warner Communications pour 28 millions de dollars.
Le pire jeu du monde
« Vendre Atari à Warner a été la plus grosse erreur de Nolan Bushnell », estime Douglas Alves. « Warner n’avait pas la culture du geek et ne comprenait rien au marché du jeu vidéo. À partir du moment où Bushnell lui-même a été expulsé, il n’y avait plus personne de visionnaire à la direction. Et puis, il y a eu le krach du jeu vidéo de 1983, ce qui n’a pas arrangé les choses. Loin de là. L’année d’après, Warner a revendu la division “ordinateur et console de jeu” et conservé la division “arcade”. Atari a essayé de revenir sur le devant de la scène du jeu vidéo à deux reprises. Une première fois en 1989 avec la console portable Lynx, et une seconde fois en 1993 avec la console de salon Jaguar. Mais elle n’a pas pu rivaliser avec Nintendo et Sega. Atari est devenu synonyme d’ordinateurs. »
D’après Alves, Bushnell voulait l’argent de Warner Communications pour pouvoir lancer sa console Atari 2600 en grande pompe. Mais « il aurait pu… non, il aurait dû » se montrer plus modeste, insiste le spécialiste du jeu vidéo.
Produite entre 1977 et 1991, l’Atari 2600 détient le record de longévité des consoles sur les marchés occidentaux. Elle est sans doute également la console de jeu la plus populaire de sa génération. Elle a été vendue à 30 millions d’exemplaires dans le monde et a rapporté encore davantage de dollars. Sa ludothèque comprend environ 900 titres, dont des hits originaux tels que Adventure, Kaboom!, Pitfall! et Yars’ Revenge, des conversions de jeux d’arcade célèbres tels que Asteroids, Missile Command, Pac-Man et Space Invaders, et les premiers jeux sous licence, tels que Raiders of the Lost Ark et E.T. l’extra-terrestre.
Ce dernier est resté dans les mémoires comme « le pire jeu vidéo de l’Histoire ». Sorti en décembre 1982, il reprend des éléments du film éponyme, mais pas sa trame narrative. Le joueur manœuvre E.T. à travers différents écrans, à la recherche des trois pièces de l’émetteur qui doit lui permettre d’envoyer un message à ses congénères, tout en évitant les ennemis de l’extraterrestre. Développé en cinq semaines par Howard Scott Warshaw, ce concept reçoit de mauvaises critiques, et l’échec commercial qui s’ensuit plombe la trésorerie d’Atari.
En septembre 1983, le journal de la ville d’Alamogordo, au Nouveau-Mexique, rapporte que la société a enfoui les cartouches du jeu invendues dans la décharge locale pour réduire ses stocks, et donc bénéficier d’allègements fiscaux. Plus de trente après, des fouilles débutent sous les yeux d’Howard Scott Warshaw et la caméra de Zak Penn, qui en profite pour réaliser un film sur le krach de 1983, Atari : Game Over. Ces fouilles confirment l’ensevelissement de cartouches d’E.T. l’extra-terrestre et d’autres jeux Atari en seulement quelques heures. Au total, 1 300 cartouches seront déterrées. 700 seront vendues, 100 offertes aux producteurs d’Atari: Game Over, et 500 confiées à des musées.
Le mystère Ataribox
« Mon tout premier ordinateur était un Atari et j’ai tout appris avec lui », raconte Douglas Alves. « Alors j’étais très content de voir qu’Atari serait dans le nouveau Blade Runner, mais je pense que c’est juste un clin d’œil aux fans », ajoute-t-il. « Cela me semble compliqué pour Atari de revenir sur le devant de la scène du jeu vidéo de manière durable. » Car, sauvée de justesse de la faillite par le producteur français Frédéric Chesnais en 2014, Atari n’a qu’une dizaine de salariés. « Elle n’a pas les moyens de rivaliser avec des fabricants comme Sony. En revanche, elle peut vraiment surfer sur la vague du “rétrogaming” pendant un moment, en jouant sur la nostalgie des quadragénaires comme moi. Et c’est une bonne affaire… »
L’univers de Nintendo en est la preuve. Après le succès planétaire du jeu Pokémon Go – sur lequel Nintendo ne touche que des droits de licence payés par le studio Niantic –, qui remettait au goût de l’année 2016 des personnages emblématiques des années 1990, le géant japonais a relancé sa légendaire console NES, qui date de 1985, et annoncé la sortie prochaine d’une Super Nintendo Classic Mini. Une cartouche du jeu le plus rare de la NES, Stadium Events, a d’ailleurs été vendue pour la somme délirante de 42 000 dollars sur eBay.
Ce n’est donc pas un hasard si la nouvelle console d’Atari, l’Ataribox, en partie dévoilée le 17 juillet dernier, rappelle fortement l’Atari 2600 avec son plastique strié et son panneau frontal de bois ou de verre. Une version plus contemporaine fait ressortir le sigle Atari d’un rouge ou d’un blanc luisant sur un fond noir. Mais dans les deux cas, l’Ataribox comporte quatre ports USB, un port HDMI et une entrée pour carte SD. Et elle contient les jeux qui ont fait les heures de gloire de la marque. Pour le reste, l’entreprise se montre bien mystérieuse. « Nous savons que vous souhaitez connaître d’autres détails comme les caractéristiques, les jeux, le prix ou la date de sortie », écrit-elle dans un mail adressé aux fans. « Nous ne teasons pas intentionnellement, nous voulons faire les choses bien, donc nous partageons les informations étape par étape. »
« Tout ce mystère, c’est une bonne stratégie », estime Douglas Alves. D’autant qu’Atari va bientôt pouvoir « surfer » sur une autre vague que celle du « rétrogaming ». Celle que ne va pas manquer de provoquer la sortie en salles de Blade Runner 2049. L’entreprise développe d’ailleurs différents objets dans le cadre de la promotion du film, et elle a d’ores et déjà présenté une casquette de baseball munie de deux enceintes stéréo et d’un microphone, qui se connecte en Bluetooth à un téléphone, une tablette ou un ordinateur pour mettre de la musique et passer des appels téléphoniques.
Douglas Alves souligne néanmoins le fait que l’engouement suscité par la sortie de Blade Runner 2049 sera forcément éphémère. Tout comme la tendance du « rétrogaming » qui, dit-il, va finir par s’estomper, « ne serait-ce que pour des raisons techniques ». La « vraie question » à se poser, d’après le spécialiste des jeux vidéo, est la suivante : « Atari va-t-elle en produire de nouveaux ? »
Couverture : Le logo d’Atari façon Stranger Things. (Ulyces.co)