Le pain liquide
Si à la fin d’une journée ensoleillée, un homme et une femme, attablés à la terrasse d’un bar français, commandent une bière et un cocktail fruité, il y a de fortes chances pour qu’un serveur pressé ou distrait attribue d’office la bière à l’homme, le cocktail à la femme. Et pourtant, comme le souligne le titre d’un ouvrage consacré à la célèbre boisson mousseuse paru aux éditions de L’Harmattan, l’histoire de la bière est « une histoire de femmes » qui commence il y a 9 000 ans au Moyen-Orient.
« Un peu par hasard », affirme son auteur, José Falce. Selon lui, les femmes, chargées de faire le pain, ont un soir oublié un brouet de grains d’orge qui a fermenté avec l’humidité de la nuit. « On imagine que le grain entreposé devenu humide sous la pluie, une fois germé, séché au soleil, broyé, est devenu une sorte de soupe », explique pour sa part l’experte en culture et histoire de la bière Élisabeth Pierre.
« On appelait la bière “le pain liquide” », poursuit-elle. « Les femmes la fabriquaient dans le même endroit, avec les mêmes fours que le pain avant de la garder et de la laisser mûrir en cave. Partout, elles faisaient le pain et de la bière. » Et la consommaient volontiers. Tant et si bien que les Grecs et les Romains méprisaient la bière – boisson de femmes – et lui préféraient le vin.
« De toute façon, il devait [leur] sembler quelque peu aberrant de voir transformer les céréales de Déméter (ou de Cérès) par un véritable processus de corruption en boisson enivrante », écrit l’historien Pierre Villard dans un article sur les « ivresses dans l’Antiquité classique » publié en 1988. « Pour cela, il y avait le monde végétal de Dionysos ; le mélange des genres ne pouvait que choquer. »
« En tout état de cause une solide et durable tradition, entamée semble-t-il par le Phrynichos le Comique et poursuivie par Aristophane, puis par à peu près tous les Comiques grecs, fit des femmes des biberonnes altérées ; jusqu’à un vocabulaire bien spécifique dans lequel la forme féminine précède la forme masculine : le net et classique “méthusos” (ivrognesse) n’aura longtemps pas de forme masculine ! »
Mais en Égypte, en Mésopotamie, en Scandinavie, chez les Celtes et chez les Incas, la bière était vénérée, et considérée comme un symbole féminin de fécondité, de vie, de renaissance, d’immortalité. Non sans raison à en croire Élisabeth Pierre, puisque cette boisson, dit-elle, est pleine de vitamines et de sels minéraux. La bière favorise même l’allaitement lorsqu’elle est très maltée et peu alcoolisée : « Il y a eu des “bières de nourrice” vendues dans les pharmacies jusque dans les années 1950 ! »
Dans la mythologie égyptienne, c’est le dieu Osiris lui-même qui a inventé la bière, en préparant une décoction d’orge germé dans l’eau sacrée du Nil et en l’oubliant au soleil. Le brassage bénéficiait de la protection de sa sœur et épouse la déesse Isis. Et c’est un mélange de bière et de jus de grenade qui a sauvé l’humanité de la déesse Sekhmet. En effet, trompée par la couleur sanguine de ce liquide, elle en but jusqu’à l’ivresse et abandonna son entreprise de destruction.
Le Bannissement
Boisson féminine, la bière était aussi une boisson de « Barbares » du point de vue des Grecs et des Romains. Comme en témoignent les aventures d’Astérix, elle était particulièrement prisée en Gaule, et connue sous le nom de « cervoise ». C’est là qu’est apparu le tonneau, qui a permis de mieux contrôler la fermentation et le stockage de la bière. Et là aussi, c’étaient des femmes qui la fabriquaient.
Elle était alors plus alcoolisée, aromatisée au miel, aux épices ou aux plantes, et ne contenait pas de houblon. C’est une religieuse allemande, Hildegarde de Bingen, qui a eu l’idée, au XIIe siècle, d’ajouter cet ingrédient aujourd’hui incontournable. « L’amertume du houblon combat certaines fermentations nuisibles dans les boissons et permet de les conserver plus longtemps », écrivait-elle.
À cette époque, on voit, selon José Falce, fleurir en Europe « une fabrication de bière importante par les communautés religieuses ». Et au XIIIe siècle, l’Église tente de mettre fin à la brasserie féminine en « arguant que les femmes sont impures et n’ont donc pas le droit de toucher les matières nécessaires à l’élaboration de la bière ». Mais heureusement, « cet interdit n’a pas empêché la femme de continuer à faire sa bière », notamment dans son foyer.
Du moins jusqu’au XIXe siècle, où l’avènement de la révolution industrielle commence à fermer les brasseries artisanales, et cantonne peu à peu la brasserie domestique aux familles rurales les plus modestes. « Les changements apportés par cette ère nouvelle excluront les femmes de la fabrication de la bière. Mais elles ne quitteront pas pour autant le monde de la brasserie. »
« Certaines femmes vont continuer à travailler dans les brasseries, mais elles seront reléguées à des postes mineurs comme par exemple la mise en bouteille de la bière. » D’autres femmes vont continuer à la servir. D’autres femmes encore vont continuer à la consommer. Ce sont ces femmes que les brasseurs et les affichistes vont utiliser pour la vendre.
José Falce a trouvé, au centre de documentation du Musée des Arts décoratifs de Paris, une lithographie de Jules Chéret datant de 1887 et faisant la réclame d’une bière française avec une femme munie du drapeau tricolore et d’un bock de bière. « La marque générique “Bière française” s’étend du drapeau au bock. L’écriture englobe ainsi la nation (symbolisée par le drapeau et la femme) et la bière représentée dans le verre. »
Dix ans plus tard, Alfons Mucha réalise pour Les Bières de la Meuse « une superbe affiche mettant en scène une femme à la fois muse et allégorie ». Ce n’est que dans les années 1950 que les femmes cessent de consommer de la bière, qui déserte alors les foyers pour se concentrer dans les bars. L’histoire des femmes et de la bière s’arrête un temps – celui de l’émancipation des premières.
Cœur de cible
Les femmes font leur entrée dans les bars et renouent progressivement avec la dégustation de la bière. « Elles prétendent longtemps ne pas aimer la bière car le goût est trop amer mais c’étaient des bières standardisées », explique Elisabeth Pierre. « Et grâce à la multiplication des brasseries artisanales, la palette des saveurs s’est élargie. »
La récente réouverture des brasseries artisanales a également permis aux femmes de renouer avec la fabrication même de la bière. Sur les 1 300 brasseries artisanales que l’experte dénombre en France, près de 400 seraient tenues par des femmes. « Pour la plupart, ce sont des brasseries locales qui n’ont ni la volonté ni la capacité de rayonner. C’est différent dans le reste de l’Europe. »
En Pologne, une brasserie baptisée The Order of Yoni – mot indien désignant l’organe génital féminin – a décidé de tirer parti du lien profond qui existe entre les femmes et la bière en en commercialisant une à base de culture bactérienne vaginale. Un lien si profond que, dans l’ancienne Finlande, les femmes étaient considérées comme un élément essentiel de la fabrication de la bière.
La réouverture des brasseries artisanales a permis aux femmes de renouer avec la fabrication de la bière.
The Order of Yoni propose cette bière en deux versions : Bottled Lust (« Luxure en bouteille ») et Bottled Passion (« Passion en bouteille »), les deux ayant un taux d’alcool de 8 %. Son prix est de 5,99 € la bouteille de 50 cl, et son brassage reposerait sur un procédé complètement hygiénique.
Mais son créateur est un homme, Wojciech Mann. « Quand tu bois cette bière, tu comprends qu’à son tout début, il y avait une belle femme qui peut en ce moment prendre une douche, danser ou rire », affirme ce dernier. « Tu ressens une liaison avec cette femme. » En l’occurrence avec un mannequin, identifié par son seul prénom par The Order of Yoni.
Soit la blonde Monique, dont la culture bactérienne vaginale est à la base de Bottled Passion, soit la brune Paulina, qui est à la base de Bottled Lust. Leurs corps s’étalent sur les affiches publicitaires de l’entreprise, dans des poses lascives et le plus souvent limités à leurs jambes prolongées par des chaussures à talons vertigineux.
Un rapide coup d’œil à la page Facebook de The Order of Yoni et aux commentaires laissés par les utilisateurs finit en outre de convaincre que les consommateurs visés sont plutôt des hommes. C’est d’ailleurs encore le plus souvent le cas quand il s’agit de vendre de la bière. « Dans beaucoup de spots ou sur de nombreuses affiches, les femmes aux airs aguicheurs doivent donner envie aux hommes d’acheter la marque de bière en question », regrette en effet une vendeuse de bières du centre-ville de Rennes sur son blog.
À moins que la bière en question ne soit fruitée, édulcorée, peu alcoolisée. « Alors on cible les femmes (…) en sortant des bières aromatisées à foison, on met des fleurs par-ci par-là sur le packaging et le tour est joué. Mais les goûts des femmes sont-ils limités à ça ? De la limonade édulcorée avec quelques degrés d’alcool ? Il est vrai qu’une femme est souvent regardée bizarrement en commandant un stout… Mais doit-on forcément rentrer dans les cases préconçues ? »
Couverture : La maison de la bière, XVIIIe siècle.