En 1959, la finale des championnats de judo de l’Union chrétienne de jeunes gens (YMCA) s’est déroulée à Utica, petite ville de l’État de New York. Les deux équipes adverses se tiennent d’un côté et de l’autre du tatami, où se succèdent les affrontements. Le dernier est particulièrement spectaculaire. L’un des judokas met l’autre à terre en quelques instants, esquisse une révérence et s’éloigne en rougissant. Son équipe est déclarée vainqueur. On lui passe, comme aux autres membres, une médaille d’or autour du cou. Il s’apprête à aller célébrer la victoire lorsqu’on l’informe que le directeur du tournoi souhaiterait le voir dans son bureau. « Es-tu une femme ? » lui demande ce dernier, sans ambages. Le judoka acquiesce. Oui, c’est une femme. Et elle vient de mettre une raclée à un homme. Son nom est Rena Glickman, mais on l’appelle Rusty. Elle va devenir une légende du judo international.
Les Apaches
Rena Glickman est née le 30 juillet 1935. Le surnom Rusty, elle le doit à un chien errant du quartier où elle a grandi : la péninsule de Coney Island, à Brooklyn. Bordée par un long ruban de sable doré, Coney Island est alors une station balnéaire très prisée des New-Yorkais et concentre déjà plusieurs parcs d’attraction, dont le célèbre Luna Park, où travaille la mère de Rusty. On y croise des hommes qui avalent des sabres, des cracheurs de feu, des jongleurs, des sirènes, des contorsionnistes, des êtres jugés monstrueux. Des personnages tout à fait ordinaires pour la petite fille, qui s’étonne de voir les gens prêts à payer pour les approcher. Cependant, l’enfance de Rusty Glickman est loin d’être un conte de fée. « Ma mère et mon père n’étaient pas compatibles », confie-t-elle en mars 2009, lors d’une conférence organisée au Musée de Brooklyn. « Mais il n’y avait pas de divorces en ce temps-là et ils sont restés ensemble. Je jouais les messagers dans la cuisine. Ils me faisaient : “Dis lui que…”, alors qu’ils se tenaient dans la même pièce. C’était une partie de ping-pong constante. » Un jour, la partie de ping-pong dégénère. Une bouteille de ketchup vole, atteint la petite fille. C’est le premier de la longue série d’affrontements qui va jalonner sa vie.
Dès l’âge de huit ans, elle commence à travailler dans les rues de Coney Island. Au mois de septembre, ces dernières pulsent au rythme du carnaval du Mardi Gras et la mère de Rusty en profite pour lui faire vendre des petits paquets de confettis, rangés dans une boîte de carton suspendue à son cou. La petite fille favorise les alentours des bars, sachant que leurs clients, embrumés par l’alcool, seront moins regardants que les autres sur le rendu de la monnaie. Elle sait aussi tirer avantage de sa bouille, de ses taches de rousseur et de ses couettes. « J’étais la seule fille, ma mère n’embauchait que des garçons, et il y avait du monde dans le business du confetti – je devais me différencier. »
À l’adolescence, Rusty forme un gang de filles baptisé « Les Apaches » et participe à de violentes bagarres dans la cour de son école. « Nous savions qu’il était temps que les filles aient un gang, qu’elles soient capables de s’occuper d’elles-mêmes et, si nécessaire, de lancer leur énergie dans la bataille. » Mais le modèle de Rusty est masculin ; il s’agit de son grand frère. Car les femmes qui l’entourent – sa mère, les amies de sa mère, les mères de ses amies – lui semblent être des « victimes ». Au cinéma, dont elle est friande, ce sont des hommes qui lui paraissent tenir le beau rôle. Quant à la Première dame des États-Unis, c’est une figure inatteignable. Enrôlé dans le corps des Marines, le grand frère de Rusty lui offre une baïonnette. Elle prend l’habitude de se trimbaler avec l’arme accrochée à sa jambe. Il lui prête également ses poids et ses appareils de musculation. « Cela n’avait rien à voir avec le fait d’être en forme, on s’en moquait à l’époque ; cela avait à voir avec le fait d’être fort. » Mais la jeune fille ne devient pas seulement de plus en plus « forte » et de plus en plus « audacieuse », elle devient aussi de plus en plus « agressive » et de plus en plus « pénible ». Quand Rusty fait du roller, par exemple, elle ne se contente pas de se laisser entraîner par la musique le long de la piste, elle se rue sur les autres patineurs, les bouscule et se réjouit de les faire tomber. Puis, en 1955, elle fait la connaissance d’un homme portant une étrange costume blanc ceinturé d’un ruban jaune…
YMCA
« — Qu’est-ce que c’est que ça ? demande Rusty Glickman en désignant le costume du judoka. — C’est mon judogi. — Qu’est-ce que tu fais avec ça ? — Eh bien, on jette les gens. — Super ! J’ai l’habitude de frapper, mais je n’ai jamais “jeté” personne ! Comment tu fais ça ? »
Le judoka ne se contente pas d’expliquer le principe à la jeune femme, il lui en fait la démonstration. Il saisit Rusty Glickman – qui pèse « au moins 18 kilos de plus que lui » – par la taille, la place sur ses propres hanches et l’y maintient comme si elle n’était pas plus lourde qu’un « morceau de papier », avant de la mettre à terre. Impressionnée, la jeune femme lui demande immédiatement où elle peut apprendre le judo. « Tu ne peux pas », lui rétorque le judoka. « Je m’entraîne dans un centre YMCA à Brooklyn et les femmes ne sont pas autorisées. » Il ignore sans doute à qui il a affaire. À l’époque, Rusty Glickman assiste l’entraîneur d’un autre centre sportif de la ville, lors de la séance hebdomadaire qui est réservée aux femmes. Elle conclut un marché avec lui : s’il réussit à convaincre le directeur du YMCA de la laisser apprendre le judo, elle enseignera ce sport aux autres membres du centre. « Eh bien, ça a marché ! Ils m’ont laissée entrer », raconte-t-elle à l’assistance du Musée de Brooklyn. « Je savais que je devais travailler plus dur que tous les autres. Lorsque je faisais des pompes, on me surveillait du coin de l’œil. Lorsque je tombais, on me surveillait du coin de l’œil. Et j’ai gagné le respect de la majorité des hommes dans cette classe. » La pratique du judo lui permet de canaliser son énergie et son agressivité. Elle l’apaise. Sa colère va néanmoins être douloureusement ravivée. L’équipe qui va participer aux championnats de judo du réseau de centres YMCA de l’année 1959 vient d’être constituée. Rusty Glickman n’en fait pas partie. Mais quelques jours seulement avant la finale, un membre de l’équipe se blesse et le capitaine lui propose de le remplacer. Aucune règle ne stipule que les femmes n’ont pas le droit de participer au tournoi. Rusty Glickman, dont les cheveux sont coupés courts, prend tout de même la peine de bander sa poitrine. La voilà sur le tatami, femme à la ceinture verte parmi des hommes à la ceinture noire ou marron. « J’avais peur, je ne voulais pas perdre, et le seul moyen de ne pas perdre c’est de gagner… »
Lorsqu’elle rentre aux États-Unis, la jeune femme est devenue une judoka hors pair.
L’homme qui l’a démasquée lui ordonne de rendre sa médaille. « Autrement, nous reprendrons le trophée », menace-t-il. Froidement, Rusty Glickman retire la médaille de son cou, la dépose entre les mains de l’homme, et retourne auprès de ses coéquipiers. Ils sont abasourdis. Rusty Glickman tente de les réconforter en enchaînant les plaisanteries, mais dans son for intérieur, c’est bel et bien la colère qui enfle. Et dans son esprit, une pensée qui va rapidement prendre la forme d’une obsession : « Cela ne doit plus se produire. Cela ne doit pas arriver à une autre femme. Personne ne mérite une telle humiliation. » Elle poursuit donc son entraînement, plus déterminée que jamais. En 1962, elle décide de se rendre au Japon, terre natale du judo. À 27 ans, elle est déjà la mère d’un petit garçon de 6 ans prénommé Chris, mais le mariage qui l’a unie au père de l’enfant a été aussi bref que malheureux. Elle est libre de s’envoler vers d’autres cieux, qu’elle espère plus cléments.
Kōdōkan
Rusty Glickman intègre le Kōdōkan, dōjō de Tokyo fondé en 1882 par le créateur du judo, Jigorō Kanō. Si judo est un mot japonais signifiant « voie de la souplesse », le terme dōjō, lui, désigne l’endroit où l’on étudie la « voie » et il s’applique aussi bien aux écoles d’arts martiaux qu’aux lieux de méditation. C’est là que Rusty Glickman prend véritablement conscience des principes qui régissent son sport de prédilection. « J’ai aimé le fait que ces judokas soient des gens forts, polis et humbles, le fait qu’il ne faille pas courir partout avec un bandage sur le menton pour paraître fort, ni dépouiller les gens dans la rue pour être respecté », dit-elle au Musée de Brooklyn. « Il faut avant tout se respecter soi-même, c’est ce que le judo vous enseigne. » Au Kōdōkan, les élèves féminines sont nombreuses et une partie de l’école leur est réservée. L’Américaine prend place parmi elles. « C’était amusant et j’ai acquis de nombreuses compétences, mais je les tuais, les pauvres. Elles n’étaient pas habituées à combattre quelqu’un pratiquant le judo tel que je le pratiquais. Je pratiquais un judo qui à l’époque était considéré comme un judo masculin et non comme un judo féminin. »
Logiquement, Rusty Glickman est invitée à combattre avec les hommes. Ils ne lui facilitent pas la tâche, et elle leur en est « reconnaissante ». Lorsqu’elle rentre aux États-Unis, la jeune femme est devenue une judoka hors pair. Elle entretient une relation épistolaire avec l’un de ses nouveaux amis japonais, Ryohei Kanokogi, petit-fils de samouraï et membre de l’équipe de judo de la prestigieuse université Nihon. Celui-ci décide de la rejoindre à New York et l’épouse en juillet 1965, au centre culturel bouddhiste de Manhattan. « Il n’y a rien d’exceptionnel au fait qu’un judoka se marie, excepté que la femme de Kanokogi est elle aussi une experte du judo », note le journaliste qui couvre l’événement pour le magazine spécialisé Black Belt. Ryohei est alors ceinture noire cinquième dan, tandis que Rusty est ceinture noire deuxième dan. Tous les deux se consacrent à l’enseignement. Leur témoin de mariage est un maître du judo, Kiyoshi Shiina. Parmi les invités se trouve Lee Krasner, peintre et compagne de l’artiste Jackson Pollock, décédé une dizaine d’années auparavant. Elle est aussi la tante de Rusty.
Rusty et Ryohei Kanokogi auront deux enfants : un garçon, Ted, et une fille, Jean. Cette dernière commence à apprendre le judo à l’âge de neuf ans. Elle participe aux championnats nationaux des États-Unis de 1983 à 1986. Aujourd’hui ceinture noire quatrième dan, titulaire d’un master en droit pénal et d’un doctorat en psychologie, elle travaille pour le gouvernement fédéral américain. Ce qui ne l’empêche pas de coproduire un film sur la vie de sa mère, Don’t Call Me Sir! – « Ne m’appelez pas monsieur ! ». Écrit et réalisé par l’acteur Bo Svenson, il est actuellement en développement. Bien d’autres enfants que Jean auront bénéficié du savoir du couple Kanokogi. L’un d’eux, Evan Osnos, deviendra journaliste pour le New Yorker. Il se souvient d’un petit homme serein, « célèbre, selon les critères du judo, pour être apparu dans des spots publicitaires, frappant des valises pour la marque Samsonite et déchiquetant des citrons pour l’après-rasage Hai Karate », et d’une grande femme aux cheveux « rouge feu », pesant une centaine de kilos et dotée d’un fort accent de Brooklyn. « Grâce aux Kanokogi, mon expérience du judo n’a pas été telle que je me la figurais », écrit-il. « Après quelques pleurs, j’y ai pris goût. Et finalement, j’ai gagné un petit trophée dans la division locale des poids-léger. » Cependant, les judokas les plus redevables à Rusty Kanokogi sont des femmes.
La médaille d’or
En 1974, Rusty Kanokogi obtient l’autorisation de faire participer des femmes aux championnats des États-Unis. L’équipe qu’elle entraîne inclut Maureen Braziel, qui est considérée comme l’une des meilleures judokas de son temps aux États-Unis. En 1980, elle hypothèque sa propre maison pour pouvoir organiser les premiers championnats du monde de judo féminin, à Madison Square Garden. Cette discipline n’est pas encore reconnue comme une discipline olympique, et les protégées de Rusty Kanokogi, telles que Heidi Bauersachs, sont privées de Jeux en 1984. La jeune femme est « bouleversée ». « J’ai travaillé très dur », dit-elle dans une vidéo enregistrée à l’époque. « Et si je peux aller au Venezuela représenter les États-Unis aux championnats panaméricains et rapporter une médaille d’or, pourquoi ne puis-je pas aller à Los Angeles, qui est juste à côté, et essayer de faire la même chose ? Il y a des hommes aux Olympiques, et comme vous pouvez le voir, nous nous entraînons avec eux, nous faisons la même chose qu’eux. La seule différence entre leur judo et mon judo, c’est que je porte un tee-shirt sous mon judogi. » Pour justifier leur choix de garder les femmes à l’écart des Jeux olympiques, les autorités affirment craindre qu’elles ne se blessent. Bien évidemment, cet argument fallacieux ne convainc pas Rusty Kanokogi. Elle continue de se battre pour la reconnaissance du judo féminin, allant jusqu’à menacer de porter plainte contre le Comité international olympique s’il ne figure pas parmi les disciplines des Jeux de Séoul en 1988. L’une de ses élèves, Margaret Castro, y décrochera une médaille de bronze.
En 1991, l’oeuvre de Rusty Kanokogi est enfin reconnue : son nom est ajouté à la liste des athlètes féminins les plus marquants du monde, la International Women’s Sports Hall of Fame. En 2008, elle devient la première femme judoka à accéder au grade de septième dan et elle est faite membre de l’ordre du Soleil levant, l’une des plus hautes distinctions japonaises. Atteinte d’un myélome multiple, cancer rare des cellules du système immunitaire, Rusty Kanokogi mène alors le plus éprouvant de tous ses combats. Et elle finit par s’incliner le 21 novembre 2009, quelques mois seulement après la conférence du Musée de Brooklyn. Mais Rusty Kanokogi n’a pas tiré sa révérence sans avoir auparavant obtenu son dû. En effet, la médaille d’or que la ligue YMCA lui avait refusé en 1959 lui a finalement été remise en signe de reconnaissance pour « son leadership et son engagement inspirants en faveur de l’égalité entre les hommes et les femmes dans le monde du sport ». « Cinquante plus tard, je reçois la médaille qui n’aurait jamais due m’être enlevée », a déclaré la judoka lors de la cérémonie officielle. « Nous avons réparé une erreur. C’est tout ce qui compte. Je ne me suis pas attardée sur cette expérience négative, j’ai continué d’avancer », a-t-elle ajouté, fair play. De son côté, Jean Kanokogi résume la ligne de conduite de sa mère en trois mots : « égalité », « intégrité » et « justice ». Des valeurs également portées par la Women’s Sports Foundation, qui octroie aujourd’hui des bourses du nom de Rusty Kanokogi aux jeunes athlètes féminines désireuses de se consacrer à leur carrière de judoka. Cette association a d’ailleurs été créée par l’une de ses plus proches amies, la joueuse de tennis Billie Jean King. Pour cette dernière, et pour beaucoup d’autres, Rusty Kanokogi est « la mère du judo ».
Couverture : Rusty dans les pages de SI.