Sans faille ?

La plus célèbre des crypto-monnaies, le bitcoin, représente aujourd’hui 99 milliards de dollars dans le monde. Une somme phénoménale qui explique sans doute pourquoi on ne connaît toujours pas, huit ans après la création du bitcoin, l’identité de son inventeur, mais uniquement son pseudonyme : Satoshi Nakamoto. Car, comme le souligne Jean-Paul Delahaye, mathématicien spécialiste des crypto-monnaies, « ce mystérieux individu possède plus de 5 % des bitcoins, c’est à dire environ cinq milliards de dollars. Il a de bonnes raisons de penser que sa sécurité physique serait en danger, si sa véritable identité était connue. » Aussi ignore-t-on qui a inventé la blockchain, ou « chaîne de blocs », l’ « infrastructure virtuelle sur laquelle repose le bitcoin », « le protocole décrivant le fonctionnement du réseau sur lequel cette monnaie circule », selon l’ouvrage de la start-up Blockchain France, La Blockchain décryptée, les clefs d’une révolution.

Qui se cache derrière Satoshi Nakamoto ?
Crédits : Digital Trends

Et si le bitcoin ne peut exister sans la blockchain, l’inverse n’est pas vrai. « La blockchain a été inventée pour les crypto-monnaies, puis les gens ont commencé à réfléchir aux moyens d’appliquer cette technologie à d’autres choses et le résultat est très excitant », affirme en effet  Clare Sullivan. Selon cette avocate spécialiste du droit informatique, le potentiel de la blockchain est énorme. The Economist suggérait d’ailleurs que cette technologie « pourrait changer le monde » dès 2015. La start-up Blockchain France parle, elle, de « désintermédiation ultime ». Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Pour le comprendre, il faut d’abord comprendre le fonctionnement de la blockchain.

Une blockchain permet de stocker et de transmettre des données de manière totalement transparente. Chacun de ses membres peut consulter chacun des échanges qui y sont présentement effectués, et chacun des échanges qui y ont été effectués par le passé. Tous les échanges effectués sur une blockchain sont en effet enregistrés sous forme de blocs de transactions – d’où la notion de « chaîne de blocs ». Ces échanges se font de pair-à-pair. La blockchain est une technologie décentralisée, qui ne comprend ni organe de contrôle, ni tiers de confiance. Exit, donc, les plateformes d’intermédiation telles que Uber ou Airbnb. Avec la blockchain, les utilisateurs peuvent effectuer des transactions avec un chauffeur ou un logeur sans commission ni intermédiaire. La blockchain est en outre réputée infalsifiable et ultra-sécurisée. « Une blockchain est bien plus sécurisée qu’une base de données traditionnelle, c’est certain, mais elle n’est pas sécurisée à 100 % », nuance Clare Sullivan. « La transparence et l’auto-contrôle créent un sentiment de confiance, une vérité commune qui est validée à chaque instant par les membres du réseau », remarque de son côté Jean-Paul Delahaye. Que se passe-t-il si une fausse information est validée par cette communauté ? « Elle est inscrite dans la blockchain pour toujours », répond Clare Sullivan. « D’une certaine manière, elle devient vraie. » « C’est le principal problème de la blockchain », reconnaît Jean-Paul Delahaye. « Par ailleurs, certaines données doivent pouvoir rester confidentielles, même au sein d’une blockchain. C’est pour cette raison qu’elles peuvent être chiffrées. »

Ujo et Publiq

De toute évidence, la sécurité et la confidentialité sont particulièrement importantes dans le secteur bancaire. Il n’est donc pas étonnant que les banques multiplient les initiatives pour exploiter la technologie blockchain. Dernier exemple en date, huit banques, dont les Françaises Société Générale et Natixis, ont annoncé qu’elles allaient utiliser cette technologie dans le domaine du financement du négoce. Baptisée « we.trade. », la solution que ces établissements veulent mettre au point et distribuer au début de l’année 2018 devrait « simplifier les opérations de financement du commerce international pour les entreprises en s’attaquant aux défis que représentent la gestion, le suivi et la sécurisation des transactions domestiques et internationales ». Mais le secteur bancaire est loin d’être le seul à s’intéresser de près à la blockchain. Cette dernière offre de nouvelles perspectives à des secteurs aussi divers que la santé, l’automobile, et la musique. Elle pourrait ainsi mettre fin aux longs mois d’attente avant que les plateformes de streaming ne daignent verser aux artistes les subsides tirés de la diffusion de leurs chansons, améliorer la gestion souvent opaque des droits d’auteur et rendre moins bancals les contrats avec les maisons de disques. De quoi inciter les artistes à suivre l’exemple du chanteur de Radiohead, Thom Yorke, qui a vendu son album Tomorrow’s Modern Boxes directement sur un réseau de téléchargement peer-to-peer. Ou encore celui de la chanteuse Imogen Heap, qui a déposé son single Tiny Human sur la plateforme Ujo, basée sur une blockchain appelée Ethereum. Pour l’acheter, il faut payer en ether, une crypto-monnaie peu ou prou semblable au bitcoin.

L’album sur la plateforme Ujo
Crédits : Ujo Music

La blockchain pourrait également bouleverser le secteur des médias. C’est en tout cas l’avis de Publiq, un organisme à but non lucratif qui entend lutter contre la propagation des fake news, ces articles mensonges qui minent les réseaux sociaux, en s’appuyant sur une blockchain pour partager des informations fiables. À chaque fois qu’un auteur publiera sur cette blockchain, les lecteurs auront la possibilité d’aimer, de partager ou de signaler l’article, influant ainsi sur la réputation de l’auteur en question. Plus celle-ci sera positive, plus ses articles auront de chances d’être lus, et donc de lui rapporter les tokens qui lui permettront ensuite de publier d’autres articles. Les publicitaires devront dépenser ces mêmes tokens afin de pouvoir sponsoriser certaines chaînes. Et tous les gains générés sur la plateforme seront redistribués aux fournisseurs de contenu. « À l’heure actuelle, les médias sont composés pour partie d’institution centralisées qui censurent de nombreux contenus et pour autre partie d’une vague de contenus de mauvaise qualité générés par les utilisateurs », peut-on lire sur le site de Publiq. « Une surcentralisation dangereuse persiste dans un marché où les rémunérations injustes et les mauvais retours utilisateurs ne cessent d’augmenter, l’essentiel de la richesse générée bénéficiant aux intermédiaires. Publiq veut rétablir la balance du pouvoir en donnant au public le droit d’être libre d’exprimer leur avis. » Reste à savoir s’il va réussir à le convaincre de soutenir le projet. Dans l’espoir de pouvoir le mettre en œuvre, Publiq va procéder à une levée de fonds… de crypto-monnaie, bien sûr.

X-Road

En dehors du secteur bancaire, s’il y a un domaine où sécurité et confidentialité sont primordiales, c’est bien celui des relations entre les États et leurs citoyens. Or, les États réfléchissent eux aussi aux différents moyens d’exploiter la technologie blockchain. Le gouvernement britannique est en train d’expérimenter un système de paiement des prestations sociales par le biais de cette technologie, et selon Clare Sullivan, le gouvernement australien ne lésine pas sur les dépenses pour remplacer les bases de données concernant les passeports et les certificats de naissance des citoyens par une seule blockchain. « L’idée date de la crise des réfugiés syriens – les pays d’accueil veulent pouvoir vérifier leur identité mais leur État est complément détruit et les documents sont pratiquement impossibles à obtenir de façon traditionnelle », précise l’avocate.

Crédits : BTCManager

De son côté, la banque publique russe a récemment conclu un accord avec le fondateur d’Ethereum pour créer un système national spécial appelé Ethereum Russia. Quant à la banque centrale de Chine, qui a pourtant banni une méthode de levée de crypto-monnaie de plus en plus prisée, l’Initial Coin Offering, elle est en train d’expérimenter le prototype d’une crypto-monnaie nationale. « C’est avant tout une démarche politique pour contrer bitcoin », estime le journaliste Cyril Fiévet, auteur de l’ouvrage Comprendre bitcoin et les crypto-monnaies alternatives. « Ils vont donc tout faire pour que leur monnaie ressemble à s’y méprendre au bitcoin, l’ouverture et la transparence en moins. » La Chine pourrait en outre se voir dépasser par un tout petit pays balte : l’Estonie, qui veut elle aussi lancer sa propre crypto-monnaie et se trouve déjà à la pointe des « chaînes de blocs ». Dans ce pays, 95 % des foyers payent leurs impôts en ligne. Et ce grâce à un système informatique décentralisé baptisé X-Road.

Développé en 2001, il permet à tous les services publics estoniens de partager leurs données en toute sécurité. Toutes les données sortantes de X-Road sont signées électroniquement et chiffrées. Toutes les données entrantes sont quant à elles authentifiées et enregistrées. L’utilisateur n’a besoin d’entrer une donnée qu’une seule fois sur un site de service public. Tous les autres sites enregistreront eux aussi l’information. De nombreux processus sont automatisés. Lorsqu’un couple a un enfant, par exemple, son numéro d’identité est généré automatiquement. La blockchain peut donc véritablement simplifier la manière dont les citoyens du monde interagissent avec leurs États. Elle pourrait même transformer la manière dont nous votons. « C’est un peu ironique comme évolution », note Jean-Paul Delahaye. « À l’origine, la blockchain est promue par les libertariens américains, qui veulent justement se débarrasser le plus possible de l’État. » Certains rêvent carrément d’une nation virtuelle existant en-dehors de la juridiction d’un État souverain, telle que la Bitnation. Créée le 14 juillet 2014, cette plateforme collaborative alimentée par Ethereum entend favoriser un système de gouvernance participatif tout en rénovant les notions de frontière, de population et de l’appartenance par la naissance. En octobre 2015, elle a annoncé un partenariat avec le programme « e-residency » estonien, qui permet aux non-résidents d’acquérir une nationalité numérique et de devenir « e-résident » estonien. La boucle est donc bouclée.


Couverture : Une urne blockchain. (DR/Ulyces)