Maya

Il aura fallu dix ans, quatorze psychiatres, dix-sept traitements et neuf diagnostics avant que quelqu’un se rende enfin compte que Maya est atteinte d’autisme. Maya adore les chiffres, et, grâce à son excellente mémoire, elle peut débiter aisément ces statistiques : que le tout premier psychiatre qu’elle a vu a par la suite a perdu le droit d’exercer parce qu’il couchait avec ses patientes ; que le psychiatre numéro 12 l’a rencontrée pendant sept minutes, en tout et pour tout, avant de la renvoyer chez elle sans réponses ; que pendant sa deuxième année à l’université de Cambridge au Royaume-Uni, des doses faramineuses de quétiapine, un antipsychotique, l’ont amenée à perdre du poids jusqu’à ce qu’elle ne pèse plus que 18 kilos, et à dormir 17 heures par jour. (Maya a demandé à ce que son nom de famille ne soit pas divulgué.) Mais ces données ne font pas justice à son histoire. Son histoire, c’est celle d’une longue liste de diagnostics collectés avant ses 21 ans, d’un trouble limite de la personnalité à une agoraphobie, en passant par des troubles obsessionnels-compulsifs, ce qui nous permet d’affirmer que nous comprenons encore très peu l’autisme chez les femmes. Sa conversation avec le psychiatre numéro 14 a ressemblé à quelque chose comme ça : Entends-tu des choses que les autres n’entendent pas ? Oui. (Maya a une excellente ouïe.) Penses-tu que les autres parlent de toi dans ton dos ? Oui. (La famille nombreuse de Maya est particulièrement friande de ragots.)

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Les neuf diagnostics de Maya
Crédits : Pep Boatella

Le psychiatre n’a pas expliqué précisément ce qu’il essayait de déterminer. Répondant à ses questions littéralement, Maya n’a pas expliqué ce qu’elle entendait par ses réponses. Elle a quitté son cabinet avec son huitième diagnostic : trouble de la personnalité paranoïaque. Maya présente certaines des conditions qui lui ont été diagnostiquées au cours des années : elle est effectivement dépressive depuis l’âge de 11 ans, paralysée par une anxiété sociale et, quand elle était adolescente, elle a dû faire face à l’anorexie. Mais il ne s’agissait que d’expressions de l’autisme que quiconque aurait détecté s’il avait pris la peine d’y regarder plus près. « Ce sont des effets secondaires du syndrome d’Asperger », explique Maya, aujourd’hui âgée de 24 ans. « Je rencontre des phases de dépression et d’anxiété parce que la vie est compliquée, pas l’inverse. » Il n’est pas rare pour des jeunes femmes comme Maya de recevoir de mauvais diagnostics à répétitions. Parce que l’autisme est au moins trois fois plus fréquent chez les garçons que chez les filles, les chercheurs n’incluent que les garçons dans leurs recherches. C’est pourquoi on en sait si peu sur les différences potentielles de l’autisme chez les garçons et chez les filles, si tant est qu’il y en ait. Nous savons en revanche qu’en moyenne, les filles atteintes des symptômes légers de l’autisme sont diagnostiquées deux ans plus tard que les garçons. Il y a débat sur la raison à cela. Il semblerait que le fait que des filles expriment des intérêts limités soit plus acceptable socialement, ces symptômes peuvent donc passer inaperçus. Le fait que les tests soient uniquement basés sur des observations chez les garçons autistes contribue certainement à des erreurs.

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L’énigme à résoudre
Crédits : Spectrumnews.org

Alors qu’elles entrent dans l’adolescence, ces filles ont des difficultés à suivre les règles élaborées des relations sociales. Copiant des notes de style sur ce qu’il faut dire et comment le dire, beaucoup essaient de s’intégrer, mais au prix de leur être intérieur. À partir de l’adolescence, les taux de dépression et d’anxiété sont élevés : 34 et 36 %, respectivement. Certaines études ont aussi déterminé un recoupement intriguant entre l’autisme et les troubles alimentaires tels que l’anorexie, même s’il existe trop peu d’études pour déterminer combien de femmes souffrent des deux. Même après avoir été correctement diagnostiquée, une fille recevra éventuellement une thérapie comportementale et des leçons spécialisées, mais il s’agit essentiellement des services également proposés aux garçons dans la même situation. Les scientifiques et les prestataires de services connaissent rarement les défis additionnels auxquels peuvent être confrontés les femmes, qu’ils soient physiques, psychologiques ou sociétaux. Il n’existe pas de manuel pour ces filles ou pour leurs familles les aidant à faire face à la puberté, à naviguer parmi les nombreuses et vertigineuses règles des relations entre femmes, à parler de romance et de sexualité ou même à se protéger des prédateurs sexuels. Les défenseurs et les scientifiques issus d’autres disciplines ont fait face et ont résolu beaucoup de ces problèmes, mais, en ce qui concerne l’autisme, le fait que les garçons et les filles fonctionnent différemment est parfois traité comme une découverte étonnante et nouvelle.

Au cours des deux ou trois dernières années, une légère hausse de l’attention portée aux problèmes qui touchent les femmes autistes a été relevée. Les chercheurs disposent désormais de plus d’argent pour étudier si l’autisme est différent chez les garçons et chez les filles, et si oui, de quelle manière. L’année dernière, le journal Molecular Autism a consacré deux éditions spéciales à des recherches explorant précisément l’influence du sexe et du genre sur l’autisme. « Du jour au lendemain, on est passé de deux personnes parlant des différences entre sexes à toute la communauté étudiant cet aspect comme un facteur important dans le domaine », se rappelle Kevin Pelphrey, professeur au Centre d’étude de l’enfant de Yale. Des résultats non publiés du laboratoire de Pelphrey confirment ce que le bon sens suggère : les femmes autistes sont fondamentalement différentes des hommes autistes. Les déficits principaux de l’autisme peuvent être les mêmes chez les deux, mais lorsque les symptômes sont croisés avec le genre, l’expérience vécue par une femme atteinte d’autisme peut être complètement différente de celle vécue par un homme dans la même situation.

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Le Child Study Center de l’université de Yale
Crédits : Jeff Goldberg/Esto

Le masque

Depuis sa première description précise en 1943 par Leo Kanner, l’autisme est connu pour surgir plus souvent chez les garçons que chez les filles. Le pourquoi de ce fait reste un mystère. Au départ, les scientifiques ont cherché l’explication la plus simple : un garçon porteur d’un brin d’ADN défectueux sur son seul chromosome X développe l’autisme, alors qu’une fille qui hérite de la même mutation ne serait pas touchée parce qu’elle dispose d’un second chromosome X, lui permettant de compenser. Mais la recherche de ce facteur X n’a mené nulle part. « Je crois que désormais la pensée est plus celle de l’idée que les femmes sont protégées, et je sais que ça ressemble aux deux revers d’une même médaille, mais ça se manifeste différemment », déclare Stephan J. Sanders, assistant adjoint en psychiatrie à l’université de Californie, à San Fransisco. L’idée est que, pour des raisons encore inconnues, les femmes peuvent tolérer davantage de mutations que les hommes, et ont donc besoin d’un plus gros malheur génétique pour développer l’autisme. En 2012, un article qui a exposé cet « effet protecteur féminin » a marqué un tournant dans le domaine, projetant sous les feux le sujet des filles atteintes d’autisme. « Une fois que les chercheurs en génétique ont commencé à s’y intéresser, ça a complètement décollé », raconte Pelphrey.

Il faut des heures pour entrevoir la souffrance que Maya a endurée au cours des années.

Au même moment, Pelphrey et ses collaborateurs ont gagné une bourse de 13 millions de dollars sur cinq ans, pour explorer les différences entre filles et garçons touchés par l’autisme, ainsi que leurs frères et sœurs non affectés. Ils mobilisent 250 filles autistes âgées de 6 à 17 ans, dans six sites dispersés aux États-Unis. Ils prévoient de caractériser leur comportement, leur génétique, leur structure et fonctions cérébrales et de comparer ces découvertes avec les données de 125 garçons autistes, et de 50 enfants issus de chacun des quatre groupes suivants : des garçons et des filles se développant normalement, des frères et des sœurs d’enfants autistes qui ne sont pas touchés. « On essaie de poser les questions suivantes : les filles sont-elles différentes ? Et de quelle manière ? » énonce Pelphrey. Une poignée d’études ont exploré cette question. Il semblerait qu’il existe un consensus global parmi la communauté scientifique selon lequel à l’extrémité la plus grave du spectre autistique –caractérisée par un quotient intellectuel bas (QI) et des comportements répétitifs –, la différence est minime à première vue entre les garçons et les filles. C’est à l’autre extrémité du spectre que la science est plus floue. Étant donné le nombre peu élevé de femmes touchées par l’autisme dans les études, les réponses irréfutables ne sont pas nombreuses. « Cliniquement, mon impression générale est que les jeunes filles atteintes d’autisme sont différentes [des garçons], mais il est très difficile de le prouver de manière scientifique », explique Catherine Lord, directrice du Centre pour l’autisme et le développement du cerveau au Weill Cornell Medical College de New York. En moyenne, les filles sont plus bavardes, moins perturbatrices et moins à même d’être fascinées par les trains ou les véhicules que les garçons, dit-elle.

Cependant, ajoute-t-elle, c’est également fréquent chez les garçons et les filles lambda, donc il devient difficile de séparer les différences de genre dans l’autisme des différences de genre en général. Les premières études estimaient qu’à l’extrémité du spectre où le QI est élevé, le rapport hommes-femmes est important : 10 pour 1. L’image qui émerge des études observant les filles autistes au cours des dernières années suggère que le ratio est artificiellement gonflé, soit parce que les filles à l’extrémité du spectre cachent mieux leurs symptômes, soit parce que les tests de diagnostics, privilégiant les hommes, ne posent pas les questions qui relèvent de l’autisme chez ces filles – ou bien les deux. « Pour certains hommes, vous pouvez au moins établir un diagnostic provisoire dans votre tête dans les dix premières minutes suivant leur arrivée au cabinet », estime Simon Baron-Cohen, directeur du Centre de recherche sur l’autisme à l’université de Cambridge au Royaume-Uni. « Alors que pour certaines femmes, cela prendra peut-être une demi-heure, voire un entretien de trois heures avant qu’elles ne révèlent ce qui se cache sous le masque. »

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Sous le masque
Crédits : Pep Boatella

La spirale

Il faut des heures pour entrevoir la souffrance que Maya a endurée au cours des années. Elle vous regarde dans les yeux, rit d’elle-même et participe à la conversation, choses pour lesquelles les personnes atteintes d’autisme sont généralement connues pour rencontrer des difficultés. Par une chaude journée de juin à Londres, en tenue décontractée, vêtue d’un T-shirt et d’un short, elle ressemble à n’importe quelle jeune Anglaise de son âge. « Vous pouvez vous rendre compte en me voyant que je suis assez bavarde et que les gens ne devinent pas que j’ai Asperger », dit-elle. Maya est fière de ce qu’elle a accompli, et pour cause. Elle a excellé à l’école : elle pouvait lire couramment à 5 ans et elle a commencé à lire quatre ou cinq livres par semaine. Elle était violoniste principale dans son école, elle a donné des représentations au Barbican Centre de Londres, et elle peut aussi jouer du piano et de l’alto. Elle a appris la clarinette en autodidacte, et après neuf mois de leçons, elle a interprété un concerto de Mozart dans son école. Mais, quand la conversation devient plus intime, sa mère et elle partagent l’agonie formée en arrière-plan de ses réussites. À 4 ans, Maya souffrait d’une angoisse de la séparation sévère et criait chaque fois que des étrangers entraient dans sa garderie. Plus tard, dans son école pour filles, elle s’asseyait seule pendant la récréation, et lisait partout, même sur scène lors du mariage festif d’un de ses cousins. Elle avait des difficultés pour bavarder, accumulait les maladresses en société (révélant le dénouement d’une enquête, ou encore récitant les statistiques du divorce lors d’une fête de fiançailles) et divaguait tellement en parlant de ses centres d’intérêts que sa mère avait mis au point un code secret – une tape sur la montre – pour lui signaler qu’il était temps d’arrêter.

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Le chromosome X
Crédits : Spectrumnews.org

Tout ce qui venait perturber sa routine (un repas sur la table dix minutes plus tard que l’heure prévue, un rendez-vous tardif, son petit frère s’asseyant sur sa chaise préférée) pouvait ruiner sa semaine. (« Ce n’est pas quelque chose que j’apprécie chez moi », révèle Maya. « Je ne peux pas m’empêcher de vouloir que tout soit toujours pareil. C’est comme ça. ») Elle a rarement passé une bonne nuit de sommeil et a fait des cauchemars qui l’ont affaiblie. Elle a refusé des invitations à des activités sociales « inutiles », comme aller faire les magasins, et critiqué les autres filles lorsque celles-ci méprisaient les règles scolaires, transformant ses potentielles amies en ennemies. Lorsqu’elle a eu 8 ans, elle était tellement persécutée à l’école qu’elle faisait des crises d’angoisse tous les dimanches soirs. À 11 ans, ses parents l’ont changée d’école, mais le cauchemar s’est répété, même pendant les 45 minutes de trajet en bus à l’aller et au retour. Cherchant le facteur commun, l’esprit logique de Maya a rejeté la faute sur elle-même plutôt que sur les comportements sociaux cruels des filles. « J’ai pensé : “Tout est différent, l’école est différente, les gens sont différents, et pourtant le harcèlement est le même” », se souvient-elle. « La conclusion était donc que quelque chose clochait chez moi. »

En grandissant, le harcèlement est devenu plus violent et plus méchant. Elle se rappelle d’un groupe de filles lui disant que le monde serait un meilleur endroit si elle n’en faisait pas partie, et qu’elles étaient désolées pour ses parents. Toujours honnête, Maya les a crues : « Je ne dis rien à moins que ce soit vrai, donc je me suis dit qu’elles devaient faire de même. » Vers l’âge de 12 ans, Maya a commencé à se couper en cachette. Comme beaucoup de filles de son âge touchées par l’autisme, Maya était pleinement consciente de toutes les manières dont elle était exclue par ses camarades. Elle est entrée dans une profonde dépression, et c’est là qu’a débuté sa longue relation dysfonctionnelle avec le monde psychiatrique. À 15 ans, pour rester occupée pendant les vacances d’été, Maya est devenue bénévole auprès de garçons autistes : au début, simplement parce que l’association se trouvait au coin de la rue. Elle ne s’est pas dit qu’elle avait peut-être quelque chose en commun avec eux. Un jour, elle a invité l’un d’eux chez elle et ni son père, physicien, ni sa mère, médecin virologue, ne se sont rendu compte des similarités qu’ils partageaient. « Ma vision de l’autisme était celle que portait ce petit garçon, et Maya ne lui ressemblait pas. Il ne parlait pas et était perturbateur », reconnaît Jennifer, sa mère. « Je n’ai pas fait le rapprochement avec tout le malheur qu’elle vit. »

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Dans les synapses
Crédits : Julia Yellow

Le harcèlement a cessé aux 16 ans de Maya, lorsqu’elle a changé de classe à l’école. Mais ensuite, elle est devenue obsédée par son poids. Comme beaucoup d’autres adolescentes atteintes d’autisme, elle a développé un trouble alimentaire. Quand elle y pense maintenant, cette préoccupation était une conséquence d’un autre aspect de son autisme : sa passion pour les chiffres. « J’étais obsédée par la diminution du nombre de calories que j’ingérais, et par les chiffres qui descendaient sur la balance », confie-t-elle. L’anorexie résonnait également avec son côté perfectionniste. « Tout va bien s’il s’agit de quelque chose comme apprendre un instrument de musique », dit-elle. « Mais plus vraiment si vous décidez de vous affamer, parce que ça aussi je voulais le faire à la perfection. » Au cours des deux années suivantes, Maya est devenue « experte en déguisement », cachant sa nourriture et faisant du sport en secret, même lors d’un safari en famille, au Kenya en juillet 2009. « Vous savez ce dont je me rappelle de ce voyage ? Je me rappelle avoir pris 400 grammes en deux semaines ; voilà de quoi je me rappelle », résume Maya. Chaque accomplissement ciblé conduisait au suivant jusqu’au moment où Maya, qui mesure 1,68 mètres, pesait moins de 44 kilos. « L’anorexie a sans doute été, de mon point de vue, la chose la plus difficile à laquelle j’ai dû faire face, parmi toutes les choses que nous avons traversées », raconte sa mère, Jennifer. En août 2009, cédant aux demandes de ses parents, Maya est retournée chez son premier psychiatre. Elle en est ressortie avec six diagnostics, dont anorexie, anxiété généralisée, trouble bipolaire et agoraphobie.

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L’université de Cambridge

En octobre de la même année, malgré son anorexie en cours, les parents de Maya l’ont emmenée à l’université de Cambridge, son rêve jusqu’à ce moment. Ils ont pleuré tout le long du chemin du retour, inquiets à son sujet. Au début, Maya donnait l’impression de s’épanouir, elle appréciait les cours et s’y est fait des amis aussi « décalés » qu’elle, se remémore sa mère. Mais rapidement, elle a arrêté de parler de ses nouveaux amis, et quand ceux-là venaient frapper à sa porte, elle ne répondait simplement plus. La dépression qui avait fait surface puis disparu depuis ses 11 ans était de retour. « Je ne voulais pas me faire des amis, je ne voulais voir personne, c’était trop dur », raconte Maya. Elle a commencé à surdoser ses médicaments, assez pour être remarquée par l’équipe de santé mentale locale. La deuxième année de Maya a été similaire. Elle a continué à faire face à l’anorexie : « Il était frappant de constater que mon but était de ne plus rien peser. » Puis un jour, son thérapeute à Cambridge a souligné que même si elle n’avait plus de gras ou de muscle, elle devrait tout de même porter le poids de ses os. « Par conséquent, je ne pourrai jamais rien peser, même morte », se souvient Maya. Comme pour beaucoup de personnes touchées par l’autisme, les faits prennent le pouvoir sur Maya. La logique du constat de son thérapeute lui a ouvert les yeux, bien plus que toutes les implorations de ses parents. « Je me suis rendu compte que je faisais quelque chose de complètement inutile. Je n’allais pas parvenir où je voulais. » Le soulagement lié à sa décision d’arrêter de contrôler son poids a permis à Maya de traverser sa deuxième année. La famille est de nouveau partie pour une destination exotique, cette fois aux îles Galápagos, et Maya semblait apaisée. Elle a nagé avec les dauphins. Et elle a mangé.

La complexité de la sphère sociale des adolescentes autistes ajoute à leurs difficultés.

Mais de retour à Cambridge pour sa dernière année, elle a encore une fois sombré dans une profonde dépression. Sa mère, qui avait loué un appartement en ville et dormait par terre chez Maya une ou deux nuits par semaine, l’a pressée de quitter l’université pour qu’elle se concentre sur sa santé. Arrêter allait complètement à l’encontre des valeurs de Maya. « Je ne laisse pas tomber », dit-elle. « Je déteste quand les plans changent. Mon objectif était de terminer l’école, d’aller à l’université, d’obtenir mon diplôme. Mon objectif n’était pas de traverser une telle dépression qu’il me faudrait quitter la fac. » Mais quatre semaines après le début du semestre, et après n’avoir reçu aucune aide du psychiatre universitaire (celui qui lui avait consacré sept minutes), Maya a pris la décision difficile de quitter l’université. Loin de la faire se sentir mieux, quitter Cambridge lui a donné la sensation de n’avoir aucun avenir. En surpoids et apathique, elle dormait toute la journée dans la maison de ses parents. Le 29 décembre, après un déjeuner à l’extérieur (chose que Maya trouve stressante), avoir cuisiné le dîner pour sa famille (ce qu’elle adore faire) et une nuit plaisante et quelconque à regarder la télévision avec eux, Maya a pris plus de trente comprimés de paracétamol (acétaminophène), environ quinze pilules de codéine et toute la quétiapine qu’elle a pu trouver. « Rien ne s’améliorait », dit-elle. « J’ai simplement baissé les bras, je ne voulais plus vivre. » Peu de temps après avoir avalé les médicaments, Maya, toujours éveillée, a paniqué, pensant qu’elle allait peut-être commencer à vomir – ce qu’elle redoute. Elle a réveillé ses parents et, une demi-heure après être arrivée aux urgences, a sombré dans un coma.

Lula

Isolation sociale, harcèlement et dépression ne sont pas réservés aux filles touchées par l’autisme – les garçons vivent la même chose. Mais pour les adolescentes autistes, la complexité de leur sphère sociale ajoute des couches de difficultés. Au début de l’enfance, les garçons et les filles autistes sont à peu près les mêmes. Les filles sont peut-être plus sociables, parce qu’elle le sont réellement ou parce qu’elle sont perçues ainsi. Alors qu’elles avancent vers l’adolescence, cependant, elles perdent leur avantage social des débuts, ayant de moins en moins d’amis, et deviennent plus sujettes à l’isolation. « Ça peut être très, très difficile pour elles », annonce Pelphrey.

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La charte arc-en-ciel
Elle aide les jeunes filles à savoir à qui elles peuvent témoigner de l’affection
Crédits : Cristina Pye

Pour certaines d’entre elles, cela peut être la conséquence d’avoir été à l’école principalement avec des garçons autistes. Mais même les filles placées dans des écoles ordinaires peuvent percevoir les rituels de l’adolescence féminine comme ennuyeux ou déroutants. Les adolescents ont tendance à socialiser avec des groupes organisés librement, focalisés sur le sport ou les jeux vidéo, permettant à un garçon aux compétences sociales minimales de s’y glisser, développe Kathy Koenig, chercheuse associée au Centre d’étude de l’enfant de Yale. « Pour les filles, la socialisation tourne complètement autour de la communication, des relations socio-émotionnelles, comme les discussions sur l’amitié, qui aime qui et qui n’aime pas qui, qui est l’ennemi de qui », dit Koenig. « Les filles sur le spectre autistique ne le comprennent pas. » L’adolescence peut être une période difficile pour toute jeune fille, mais pour une fille touchée par l’autisme, « essayer de se faire des amis et ne pas comprendre pourquoi les amitiés ne durent pas, ou pourquoi les gens vous excluent de leur projets » peut conduire à une isolation extrême, annonce Baron-Cohen. « Vous savez déjà suffisamment que vous n’y arrivez pas. » Exclues et en ayant conscience, les adolescentes autistes deviennent anxieuses et déprimées, et beaucoup développent des troubles alimentaires. Cette tendance reste constante jusqu’à un âge moyen avancé, quand les médecins suspectent que, comme c’est généralement le cas pour la population globale, les différences des troubles de l’humeur entre les femmes et les hommes touchés par l’autisme s’équilibrent.

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Lula Haldane dans sa chambre
Crédits : Cristina Pye

Il existe de nombreux programmes destinés aux personnes autistes, qui enseignent des compétences comportementales spécifiques : améliorer le contact visuel, tourner le corps vers la personne avec qui vous parlez, par exemple. Mais il n’existe rien aidant les adolescentes à offrir le soutien émotionnel qui caractérise la vraie amitié. Aux États-Unis, il n’y a que trois programmes : un à Yale, l’autre à l’université du Kansas et un nouveau centre à New York. Le programme de Yale, lancé par Koenig il y a plus de trois ans, rassemble les filles autistes pour faire du yoga, des bijoux ou regarder des films comme Frozen : en soi, des activités que toutes les filles lambda font. Il existe plusieurs groupes pour fillettes, adolescentes et jeunes femmes ; 102 familles sont inscrites en tout. Certains groupes sont uniquement sociaux, alors que d’autres offrent une formation pour les entretiens, ou apportent de l’aide aux femmes qui vont à l’université. Le programme de l’université du Kansas, appelé « Girls’ Night Out », va plus loin en associant filles lambda et filles autistes. Des groupes de filles se rendent dans un salon de coiffure ou pour les ongles, un café ou une salle de sports, ou encore apprennent à acheter des vêtements qui correspondent à leur âge et à la saison. « Au début, j’avais peur que les gens pensent que j’essayais de les changer, que je ne m’intéressais qu’à l’apparence », explique Rene Jamison, directrice du programme et professeure adjointe à l’université du Kansas, située à Kansas City. Mais entendre les parents ou les filles parler de la différence que cela avait apporté au niveau de leur confiance a été une consolidation, dit Jamison. Apprendre à se coiffer ou à brosser leurs dents elles-mêmes, à utiliser du déodorant, par exemple, peut faire toute la différence pour les adolescentes en société. « Il s’agit de compétences que les autres filles apprennent naturellement, et pour lesquelles elles sont meilleures », dit-elle. « Elles ne sont pas naturelles pour certaines des filles avec lesquelles nous travaillons, et donc, tout comme les compétences sociales, elles doivent parfois être enseignées clairement. »

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Hillary Haldane et sa fille
Crédits : Cristina Pye

Même avec un diagnostic précoce, des formations sociales et comportementales et de nombreuses autres formes d’aide, les filles autistes et leurs familles reçoivent peu de soutien au moment d’affronter une étape clé : la puberté. Isabel Haldane, ou « Lula », comme tout le monde la surnomme, est âgée de 11 ans. Pendant la majeure partie de sa vie, de nombreux experts l’ont aidée à naviguer dans le monde, à commencer par ses parents anthropologues. Jusqu’à ses 15 mois environ, Lula semblait précoce ; elle a marché tôt et rapidement appris des mots. Entre 15 et 18 mois, elle a perdu la parole et commencé à fredonner. Le son le plus proche, d’après sa mère, se trouve dans le film d’animation Le Monde de Nemo, quand le personnage de Dory tente d’imiter une baleine à bosse, en journée, et à gémir de frustration la nuit. Elle ne faisait pas de contact visuel non plus et ne répondait pas à son prénom. Lorsqu’elle a eu deux ans, l’autisme a été identifié et Lula a été admise dans un programme d’intervention précoce. Depuis, Lula reçoit un ensemble de thérapie verbale, de thérapie récréative et de traitement à réponse charnière (TRC). Il s’agit d’une des formes d’analyse appliquée du comportement, et constitue le traitement le plus commun contre l’autisme. Elle a aussi des séances d’ergothérapie et une formation aux compétences sociales. À l’âge de 3 ans, elle a été placée dans une école publique locale dans une banlieue du Connecticut, où elle passe 11 mois de l’année, mais des thérapeutes continuent à s’occuper d’elle environ cinq heures par semaine à l’école, et une heure par semaine au domicile. Grâce à toute cette aide, à l’âge de 5 ans, Lula était presque propre et a commencé à parler. À 9 ans, elle faisait ses nuits, et ses parents ont enfin pu arrêter de se passer le tour pour dormir avec elle. Elle a obtenu un score en-dessous de la moyenne à des tests de QI classiques, mais, comme beaucoup d’enfants touchés par l’autisme, elle excelle dans certains domaines et sèche dans certains autres. Elle peut se laver, s’habiller seule, faire son sac et attendre le bus scolaire en bas de l’allée de ses parents, mais elle le fera peut-être à 5 heures du matin, des heures en avance. Elle peut décoder n’importe quel mot, comme « catastrophe » ou « encyclopédie », par exemple, mais demandez-lui sa définition et elle vous répondra peut-être : « Je suis amoureuse de Scott Walker », un de ses camarades de classe (dont le nom a été changé).

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« Le cerveau de Lula »
Crédits : Cristina Pye

La plupart des élèves de l’école connaissent Lula depuis qu’elle a 5 ans. Mais alors que certaines filles font désormais de la danse, de la gymnastique ou de la musique, Lula est toujours obsédée par Hello Kitty. Même si les autres filles sont très attentionnées à l’égard de Lula, elles se voient plus comme ses protectrices que comme ses amies. Lula ressent le rejet social avec beaucoup d’acuité. Elle a mémorisé les anniversaires de tous ses amis, mais elle sait qu’elle n’est invitée qu’à deux fêtes par an. Un après-midi, récemment, alors qu’elle réorganisait encore et toujours sa chambre aux couleurs de Hello Kitty, elle s’est obstinée à ne pas voir ses amis en colonie et à ne pas grandir. Aujourd’hui complètement développée physiquement, c’est une belle jeune fille brune qui fait plus âgée qu’elle ne l’est en réalité. La puberté a apporté nombre de défis inattendus. Lula montre également une curiosité préadolescente saine à l’égard du sexe, mais elle ne connaît pas la gêne ou l’hésitation qui l’accompagnent généralement. Un garçon de son école ne cesse de revenir dans la conversation. Lorsqu’elle a laissé s’échapper des commentaires très crus à son sujet à l’école, la réaction de ses professeurs a été de l’isoler. Sachant que cela provoque les adultes autour d’elle, Lula le fait encore plus souvent… « Alors que le collège approche, c’est ma plus grande peur : qu’elle dise ces choses et soit ridiculisée ou harcelée pour ça », confie Haldane. Encore plus inquiétante pour ses parents est l’attention qu’elle peut attirer en dehors de l’école : « C’est terrifiant quand on pense aux comportements qu’elle peut devoir affronter, surtout parce que son corps est celui d’une jeune femme, et tout ce à quoi je dois réfléchir quand il s’agit de ce que son comportement indique aux autres, contrairement à ce qu’il en serait si elle était un garçon sur le spectre autistique. »

Le cerveau social

La sécurité est une préoccupation importante pour les femmes qui ne peuvent pas se défendre elles-mêmes, et cela pèse dans la tête des familles. Pour Karleen, dont la fille Leigh, 28 ans, est atteinte d’autisme et non verbale, se battre pour la dignité de sa fille est presque devenu une occupation à plein temps. (Karleen a demandé à ce que son nom de famille ainsi que celui de sa fille Leigh ne soient pas divulgués, pour protéger la vie privée de Leigh.)

Maya dit avoir appris les règles des interactions sociales, mais trouve épuisant de les pratiquer.

Leigh utilise quelques mots, mais en règle générale, elle ne peut pas comprendre les instructions ou parler. Leigh est la plus jeune d’une fratrie de trois, comme Lula. Elle a perdu la parole à 15 mois et a été diagnostiquée à deux ans. Mais elle ne peut pas prendre soin d’elle-même seule, et à cause de sa tendance à se faire du mal ou à faire du mal aux autres, elle nécessite de l’attention en permanence. « Quand elle est anxieuse, Leigh peut se déshabiller entièrement. Elle peut être coincée comme ça, complètement nue, jusqu’à ce que son anxiété soit sous contrôle », explique Karleen. Après des années de recherche, la famille de Leigh, qui vit à Belmont, dans l’Ontario, a trouvé un programme résidentiel qui recrée le genre de calme et de routine dont Leigh a besoin. Mais l’agence se doit de suivre les directives syndicales, ce qui signifie que Leigh peut être prise en charge par un homme. Au cours des deux dernières années, Karleen a fait appel à des membres officiels à tous les niveaux pour n’autoriser que des femmes à travailler avec sa fille – sans succès. En fait, dit-elle, l’agence va peut-être adresser Leigh à un autre établissement, parce qu’elle n’a pas les moyens de payer les frais légaux pour savoir si la loi l’autoriserait à n’embaucher que des femmes. Ancienne infirmière de la santé publique ayant travaillé dans des refuges pour femmes, Karleen ne connaît que trop bien les risques d’abus, particulièrement en provenance des accompagnateurs masculins. « Je pense que cela pourrait poser un grave problème à l’avenir », dit Karleen. La loi sur l’égalité des chances en matière d’emploi a été créée pour protéger les droits des individus, mais, paradoxalement, elle ne vient pas en aide aux femmes comme Leigh, qui ont besoin d’aide et ne peuvent pas se défendre seules. « Si vous êtes en bonne santé et que pouvez parler, ou rassembler du soutien, vous pouvez défier cela, ou faire changer la législation pour vous, mais si vous êtes comme Leigh, comment pouvez-vous être protégée ? »

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Qu’il s’agisse de la situation légale épineuse à laquelle Leigh doit faire face, de Lula s’adaptant à sa sexualité naissante ou des disputes de Maya avec les psychiatres qui n’ont pas compris sa douleur, les problèmes que connaissent les femmes touchées par l’autisme ont tout à voir avec leur genre. Pour la première fois, les scientifiques commencent à prendre en compte ce qu’ils savent des filles lambda et de leur environnement social pour comprendre les filles autistes.

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Dr. Kathy Koenig

Par exemple, cela fait des années qu’on sait que les environnements sociaux des garçons et des filles divergent complètement et qu’ils apprennent les règles liées à ces mondes de manière différente. « Il existe de très bonnes données montrant que pour les filles et garçons lambda, la trajectoire de socialisation est différente », affirme Koenig. « Personne n’a jamais pris cela en compte en étudiant l’autisme. » Le projet sur plusieurs sites mené par Pelphrey fait progresser la notion que les filles autistes sont différentes, à la fois en enregistrant leur comportement et en étudiant leur cerveaux. Par exemple, l’un des points d’observation capital au sujet de l’autisme est que les personnes qui présentent cette maladie ne sont pas intéressées par les interactions sociales, ou en tout cas désengagées de celles-ci. Des images cérébrales intrigantes issues du laboratoire de Pelphrey suggèrent que c’est uniquement vrai chez les garçons autistes. « Le plus surprenant – ce ne sera peut-être pas surprenant pour les cliniciens, mais pour les scientifiques ça l’est –, c’est qu’on voit une activation ou fonction cérébrale forte chez les filles touchées par l’autisme, ce qui est, à proprement parler, le contraire de tout ce que nous avons constaté nous-mêmes, ou ce que d’autres groupes ont constaté », s’étonne Pelphrey. « Leur cerveau social semble intact. » Le cerveau social est un ensemble de zones cérébrales interconnectées, qui incluent le gyrus fusiforme qui aide à la perception des visages, l’amygdale, un centre des émotions, et le sillon temporal supérieur, qui suit l’attention et les mouvements des autres.

Des études par imagerie ont rapporté que le cerveau social n’était pas assez actif chez les personnes atteintes d’autisme, mais le laboratoire de Pelphrey a découvert que si les filles lambda ont les cerveaux sociaux les plus actifs, et que les garçons autistes ont les moins actifs, les garçons lambda sont à égalité avec les filles autistes, quelque part au milieu. « Ça nous a scotché », confie-t-il. Une observation non publiée est particulièrement intéressante : chez les filles atteintes d’autisme, le cerveau social semble communiquer avec le cortex préfrontal, une région cérébrale liée à la raison et à l’organisation, et connue pour brûler à travers l’énergie. Les femmes touchées par l’autisme ont peut-être un cerveau social actif, mais elles s’en servent via le cortex préfrontal – intellectualisant, en quelque sorte, les interactions sociales qui seraient intuitives pour d’autres femmes. « Ceci sous-entend une compensation », explique Pelphrey. Cela colle aussi avec des femmes comme Maya, qui disent avoir appris les règles des interactions sociales, mais trouvent épuisant de les pratiquer. « C’est épuisant parce que c’est comme faire des maths toute la journée », résume Pelphrey. Pelphrey a raison de dire que sa découverte n’est pas une surprise totale pour les cliniciens. Certains scientifiques qui voient régulièrement des femmes autistes ont remarqué leur incroyable capacité à apprendre suffisamment les règles pour cacher leurs symptômes – comme Maya a essayé de le faire. « Je n’aime pas le contact visuel », dit Maya. « Je le fais parce que je dois le faire et que je sais que c’est convenable. »

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Le King’s College de Londres
Crédits : KCL

Les cliniciens doivent dont être plus créatifs au moment de diagnostiquer des femmes sur le spectre, plutôt que de chercher seulement, par exemple, un comportement répétitif, comme ils pourraient le faire avec les hommes. « Si elles ne vous disent elles-mêmes qu’il est particulièrement stressant de maintenir les apparences, vous ne saurez pas vraiment », explique Francesca Happé, directrice du centre MRC au King’s College de Londres. « Ce sont d’excellentes imitatrices, elles adoptent une bonne intonation dans leur langage verbal et corporel – un comportement de surface n’est pas vraiment utile pour un diagnostic, en tout cas pas pour certaines femmes sur le spectre. » En général, le concept de compensation chez les femmes autistes n’a pas été bien étudié, d’après Happé. La compensation pourrait être cognitive (apprendre les règles de manière intellectuelle plutôt que par instinct, comme Pelphrey le décrit) ou sociale (apprendre les mimiques des autres). Des facteurs sociétaux entrent aussi en compte. « Sommes-nous plus tolérants, en tout cas dans certaines sociétés occidentales, à l’égard d’une fille qui est très, très silencieuse et à l’écart socialement, en comparaison avec un garçon ? Je ne sais pas. J’imagine que nos attentes envers les femmes sont plus élevées », dit Happé. « Toutes ces hypothèses sont intéressantes uniquement si elles peuvent être testées. »

Quelques équipes, dont celles menées par Happé et Baron-Cohen, essaient de trouver de nouvelles façons de découvrir ce qui se cache sous le masque. Le groupe de Baron-Cohen développe le test dit du « faux pas ». Si une femme apprend les règles une par une, comme Maya, elle fera alors beaucoup d’erreurs, dit-il, parce qu’il y a des chances pour qu’elle se retrouve dans une situation dont elle n’a pas encore appris les règles. De la même manière, Happé est en train de créer des tests basés sur des scénarios réalistes, dans lesquels les membres de son équipe demandent aux femmes non seulement pourquoi quelqu’un dit quelque chose mais aussi ce qu’elles, elles diraient ensuite. « C’est ce qui les fait se tromper. Il faudrait qu’elles comprennent immédiatement », dit-elle.

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Pr Simon Baron-Cohen
Crédits : University of Cambridge

Baron-Cohen, Happé et d’autres mettent en garde, cependant, puisque dans certains cas, les femmes peuvent en avoir appris suffisamment pour ne pas avoir besoin d’un diagnostic. « Si elles s’en sortent, veulent-elles penser à elle ou que les autres pensent à elles comme ça ? » demande Happé. « Est-ce que ça ne devient alors pas un problème éthique ? »

Pr Maya

Dans le cas de Maya, il lui a fallu un peu de temps pour s’habituer à savoir qu’elle était sur le spectre autistique. Mais elle dit qu’elle est maintenant satisfaite d’avoir une explication à toutes les difficultés qu’elle rencontre, qu’elle n’imaginait pas liées les unes aux autres. Après être sortie de son coma, Maya a passé une semaine en soins intensifs et neuf semaines dans une unité psychiatrique terrifiante, avec des patients sévèrement malades. L’un d’eux a lancé une tasse de thé brûlant sur une infirmière si violemment que sa dent a traversé sa lèvre. Au début, Maya s’est délibérément brûlée le bras avec l’eau chaude disponible pour le thé, et a menacé de faire une nouvelle tentative de suicide une fois rentrée chez elle.

En juin 2014, malgré une dépression en cours, Maya a été diplômée de Cambridge.

Mais après quelques semaines, elle a commencé à se sentir mieux. On lui a donné un antidépresseur qui semblait fonctionner sur elle, et elle a perdu le poids qu’elle avait pris à cause de la quétiapine. Elle a rencontré une jeune femme qui est devenue sa meilleure amie. Quelques mois après avoir quitté l’hôpital, elle a été diagnostiquée autiste. Après sa rencontre désastreuse avec le psychiatre qui avait décrété qu’elle avait un trouble de la personnalité paranoïaque, un docteur qui avait été bon envers elle lorsqu’elle était à l’hôpital a offert de reprendre Maya comme patiente. C’est seulement quand Maya a commencé à se plaindre du ridicule de fermer les bureaux les lundis fériés (« On travaille en semaine ! ») et de la difficulté de marcher dans une rue bruyante que le psychiatre a rassemblé les signes pour obtenir le diagnostic correct. Dix-huit mois après son retour de l’hôpital, Maya est retournée à Cambridge pour sa dernière année et a changé son parcours en génétique pour un parcours en psychologie et en neuroscience cognitive. Elle a débarqué dans le cabinet de Baron-Cohen à Cambridge un jour alors qu’il était en réunion, a annoncé qu’elle avait le syndrome d’Asperger et a demandé s’il accepterait de superviser sa thèse sur les neurones miroirs et l’autisme. Il a accepté. Elle rencontre toujours des périodes de dépression, mais son séjour à l’hôpital lui a appris comment et quand demander de l’aide. « Quand je suis sortie de l’hôpital, ma philosophie est devenue : si c’est stressant, ne le fais pas », dit-elle. « Rien ne mérite une telle dépression. » L’université a pris en compte son diagnostic, lui permettant de passer ses examens seule et avec des pauses entre chaque, et, en juin 2014, malgré une dépression en cours, Maya a été diplômée de Cambridge. « Si en deux ans et demi vous pouvez passer d’être enfermée dans une unité psychiatrique à être diplômée de Cambridge, vous pouvez réellement tout faire », résume Maya. Après la remise de son diplôme, Maya a travaillé pendant un an dans une école primaire locale, aidant les garçons autistes. Elle n’a pas dit à l’école qu’elle-même était autiste, et a conservé son emploi toute l’année. Elle a tellement aimé y travailler, en vérité, que lors du dernier mois elle a commencé une formation pour devenir professeure des écoles spécialisée en mathématiques, et a prévu d’enseigner les mathématiques ou de travailler avec des élèves nécessitant une attention spéciale. Et cette fois-ci, Maya a écrit sur le formulaire de candidature qu’elle était autiste. « Ça l’a torturée ; elle ne voulait pas que les gens la préjugent », révèle Jennifer.

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Maya est diplômée de Cambridge
Crédits : Pep Boatella

En dehors de sa formation de professeur des écoles, Maya passe du temps avec sa meilleure amie, partant même en vacances avec elle, « avec un succès formidable », et elle est sortie avec des hommes eux aussi sur le spectre. Plus important, elle se consacre à apprendre à prendre soin d’elle de la seule manière possible. Un jour l’été dernier, elle a participé à une Fun Run, « deux mots qui, d’après moi, ne devraient pas être dans la même phrase », dit-elle, une course d’obstacles bruyante et colorée pour laquelle Maya a effectué de nombreuses recherches en ligne et qu’elle a préparé avec des bouchons pour les oreilles. Lorsqu’elle passe une mauvaise journée, elle a appris à décompresser devant des épisodes de Grey’s Anatomy, qu’elle a regardé suffisamment de fois pour faire semblant d’être médecin. Son frère et elle rigolent maintenant de son besoin de s’asseoir sur la même chaise à table, et ses parents ont appris à respecter son besoin de solitude, malgré leur peur de ce qu’elle pourrait faire lorsqu’elle est seule. Elle a aussi parlé de son autisme, dans les conseils municipaux, à des groupes de professeurs et de thérapeutes stagiaires, et à aider à former le personnel dans les cabinets de médecins pour répondre aux besoins d’ordre et de silence des personnes autistes. Maya rencontre toujours des périodes de dépression, ne connaît que très peu les nuits sans cauchemars, et peut toujours tomber en chute libre si sa routine est interrompue. Mais elle demande de l’aide plus facilement qu’avant, aide qu’elle obtient souvent de la part d’un thérapeute spécialisé dans l’autisme qui la voit toute les deux semaines, ou plus au besoin. « Plus je me comprends, plus je peux expliquer aux autres ce que je trouve difficile, et plus ils peuvent m’aider », dit-elle. « La vie n’est pas évidente pour moi, mais au moins je me comprends beaucoup mieux maintenant. »


Traduit de l’anglais par Ludivine Halé d’après l’article « The Lost Girls », paru dans Spectrum News. Couverture et une : Pep Boatella.