Une nuit noire
Les projecteurs de la police illuminent un visage éteint. Casquette et t-shirt noirs, Mikey Cortez se tient debout, bras croisés, devant un long bus blanc garé sur Park Avenue, à Tucson, en Arizona. Son humeur est aussi sombre que la nuit. À cet instant, sans doute aimerait-il s’y perdre. Mais le tatoueur californien reste figé en pleine lumière, comme un lapin pris dans les phares. En face de lui, à l’entrée du bus, un brancard a été déployé pour son ami, Lil Peep. Ce mercredi 15 novembre, le rappeur est mort à l’âge de 21 ans.
Vers 17 h 45, il a sombré dans un sommeil profond sous le regard d’un compagnon de scène, Bexey. Ça arrivait « presque tous les jours », selon ce dernier. Puis, les spectateurs se sont massés le long du véhicule aux vitres teintées pour faire la queue à la porte de The Rock, la salle de concert devant laquelle il était garé. « Où les légendes continuent », est-il écrit au fronton. Seulement, la tête d’affiche ne se réveillait pas. Après l’avoir trouvée inerte, dans le bus, Mikey Cortez a composé le 911 et publié une ancienne photo d’eux sur Instagram. « J’ai le cœur complètement brisé, et je suis perdu », commentait-il. « S’il vous plaît, dites-moi que ce n’est pas réel. »
Cinq jours plus tard, il y postait un nouvel hommage : « Les légendes ne meurent jamais. » Sacré « alchimiste du rap emo » par Pitchfork, Lil Peep était en tournée aux États-Unis pour jouer son premier album Come Over When You’re Sober Pt.1. Sa célébrité fulgurante lui procurait visiblement un certain bonheur. « Je suis entouré de gens biens », racontait-il au magazine Paper. Les morceaux composés dans sa chambre, à l’aide d’un ordinateur portable, comptent aujourd’hui des millions de vues sur SoundCloud. En deux ans, sans label, le jeune artiste est devenu une star, chaque jour arrêtée dans la rue pour un autographe ou une photo. « J’y suis totalement habitué », disait-il. Le mercredi 15 novembre, avant de s’endormir, il a publié une photo de trois fans vêtues de t-shirts de son collectif, la Gothboiclique, sur Instagram. « J’adore Instagram, c’est la technologie que je préfère », confiait-il encore. Près de deux millions de personnes le suivent sur le réseau social. C’est aussi là qu’il s’est fait connaître par des publications tantôt tristes, tantôt enjouées. Là, aussi, se trouve sûrement ce qui l’a tué.
Sur des images postées le jour même, on voit Lil Peep secouer une petite boîte de comprimés de gauche à droite. « À El Paso, j’ai pris six Xanax et j’étais en feu. Je suis bien, je ne suis pas malade, je vous verrai ce soir », marmonne-t-il face caméra avant d’esquisser un sourire et de tenter un laborieux clin d’œil. Hélas. « Ça doit encore être prouvé par l’autopsie, mais le décès est probablement lié à d’une overdose de Xanax », me confie au téléphone l’officier Chris Hawkins, de la police de Tucson. Lorsque ses collègues sont arrivés sur les lieux, peu après 21 heures, « il y avait pas mal de monde », poursuit-il. Appelés avant les forces de l’ordre par le manager du rappeur, les pompiers venaient d’essayer de le ranimer en vain. Du Xanax se trouvait bien dans le bus.
Une fois le corps emmené à l’hôpital, des témoins ont été interrogés. Quelque-uns se sont manifestés d’eux-mêmes. « Plusieurs personnes nous ont dit qu’une autre substance pouvait être impliquée », observe Chris Hawkins en précisant qu’il ne s’agit encore que d’une piste. « Nous avons entendu dire qu’une substance qu’il ne s’attendait pas à prendre se trouvait dans ce qu’il a consommé », déclare aussi son frère, Oskar. « On lui a donné quelque chose qu’il ne connaissait pas. C’est un accident, il était super heureux à ce moment de sa vie. »
Vendredi 8 décembre, le Pima County Medical Examiner révèle finalement que le décès a été provoqué par une overdose de Xanax et de Fentanyl, un opioïde de synthèse qui peut être 50 à 100 fois plus puissant que la morphine. Ce dernier a été impliqué dans une série de morts ces dernières années, dont celle de Prince en 2016. La veille de son décès, Lil Peep se répandait en messages déprimés sur Instagram. « J’ai besoin d’aide sauf quand j’ai mes pilules. Mais c’est temporaire, un jour peut-être que je serai heureux et que je ne mourrai pas jeune ? » Une photo porte même en légende un message terrible : « Quand je serai mort, vous m’aimerez. »
La cité des anges
Lil Peep n’a pas toujours été Lil Peep. Quand il était connu sous le seul nom de Gustav Åhr, personne ne se pressait pour lui parler. En fait, il n’avait pas vraiment d’ami. À Long Island, dans « la banlieue la plus pourrie de la Terre », c’est, a-t-il raconté, « dur de trouver des gens avec qui s’amuser. » Ce fils de deux professeurs passés pas Harvard ne s’entend pas avec les autres élèves. Alors il cultive sa différence. Inspiré par le style punk de son grand-frère, les mangas et les jeux vidéo, il se teint les cheveux, au collège, pour imiter Gerard Way, le chanteur du groupe de rock My Chemical Romance. « J’étais complètement seul », a plus tard expliqué le rappeur. « Être suicidaire est un sentiment étrange. Vous devenez vraiment imprudent. Et puis il y a des moment où j’ai failli faire quelque chose de stupide. La musique m’a aidé. »
La séparation de ses parents, alors qu’il a 14 ans, n’arrange rien. Malgré de bonnes notes, Gustav sèche les cours afin de ne pas côtoyer des « lycéens tout droit sortis de films ». Pour finir, il obtient son diplôme par correspondance. À l’écran, les exercices ont cependant moins d’importance que les jeux de rôle Fable, Oblivion et Skyrim dans lesquels il plonge en écoutant The Casualties, Minor Threat et NOFX. Sur ses étagères, on trouve aussi les Red Hot Chili Peppers, Green Day ou David Bowie. Dans son panthéon personnel, ces vieux groupes sont rejoints par une poignée de rappeurs dont les riffs de guitare et l’esthétique morbide rappelle le metal.
En 2015, XXXTentation et Smokepurpp commencent à faire entendre leur états d’âme sur un ton rock en Floride. Ils seront bientôt suivis par Lil Pump. Mais Gustav s’intéresse de son côté à un petit groupe californien animé par Horsehead, Cold Har et Bedarb. « Quand j’ai découvert la scène underground de Los Angeles, et tout ce qui était publié sur YouTube et SoundCloud, ça m’a donné envie de faire pareil. » Le nom « Peep », comme l’appelait sa mère, apparaît à cette période sur les deux plateformes.
Depuis la chambre qu’il loue à Skid Row, un quartier du centre de Los Angeles où il a déménagé, le musicien improvisé sample des morceaux de groupes de rock comme Brand New, Underoath, Avenged Sevenfold, Slayer, The Microphones et Sonic Youth. Il y ajoute un beat composé sur le logiciel Garage Band et ponctue le tout de paroles grâce à un micro acheté 200 dollars et relié à son ordinateur portable. « Ça me prenait cinq minutes pour faire un son entier », s’amusera-t-il. Quand il est « assez défoncé pour être inspiré », Lil Peep enregistre des morceaux torturés à propos de déceptions amoureuses, de la mort et de ce qui peut la provoquer. « [Je suis le] roi du bloc, cite une drogue, je l’ai en stock », lance-t-il dans le morceau « Toxic City », extrait de son premier EP, Feelz. La mode est aux flows paresseux sous tranquillisants.
Avec les quelques dollars engrangés, le jeune rappeur se procure du Xanax, comme le font Future, Chance the Rapper et ses potes du rap emo. Mais son succès n’est pas à leur hauteur. Incapable de payer son loyer, il doit retourner à Long Island. Sur SoundCloud, la hausse rapide du nombre d’écoutes lui redonne cependant espoir. En 2016, Lil Peep est de retour à Los Angeles avec une mixtape, Crybaby, tellement partagée que Pitchfork ne peut passer à côté du phénomène. « Je veux mourir aussi, nous allons tous mourir aussi », se morfond-t-il sur le titre éponyme. En juillet, le magazine américain compare son travail à une reprise d’Earl Sweatshirt par Alice in Chains.
Un catcheur à terre
Lil Peep renverse ses cheveux blonds sur le dossier du canapé. Il sourit. « Je fais ce que je veux quand je veux », savoure le rappeur, un plaid sur les genoux et un bang à la main. Thanksgiving approche. Confortablement installé dans le trône de la scène emo, le jeune homme de 20 ans est autant couvert de louanges que de tatouages en ce mois de novembre 2016. Sa dernière mixtape, Hellboy, cartonne. Au cours d’un shooting organisé pour en faire la promotion, le mois précédent, il a rencontré Layla, avec qui il partage ce succès et un appartement à Echo Park, dans le centre de Los Angeles. Il a fallu moins de 24 heures pour que chacun se tatoue le nom de l’autre. À deux, ils regardent Scooby Doo. C’est ce visage souriant que garde en mémoire le frère du rappeur, Karl Åhr, alias Oskar, maintenant que la tête blonde de Lil Peep a été retrouvée, inerte, sur la banquette du bus de sa tournée. « Je rigole en me souvenant des jours où on regardait le catch ensemble. Peep disait que, dans le hip-hop, être un artiste est comme être un catcheur professionnel. Il faut savoir être un acteur. » Oskar écarte sans hésitation la piste du suicide. « Il était payé pour être triste, c’est comme ça qu’il s’est fait un nom et c’était en quelque sorte son image. »
Tout à sa volonté de devenir une star, Lil Peep a-t-il endossé le rôle dans lequel on l’attendait ? « Si vous n’êtes pas un personnage assez marrant, personne ne kiffera avec vous parce que votre truc n’est pas suffisamment différent », répondait l’intéressé en janvier 2017. Sa musique, a-t-il affirmé à plusieurs reprises, pouvait aider les personnes déprimées. Il faudrait donc mettre les paroles de « OMFG » – « je voulais me tuer, il se trouve que je veux toujours me tuer » – seulement dans la bouche de Lil Peep et non dans celle de Gustav Åhr.
« Je ne crois pas que Peep voulait mourir », abonde Sarah Stennett, directrice de First Access Entertainment, une agence de célébrités avec laquelle il a collaboré. « Nous avions de grandes ambitions et sa carrière était brillante. Sa mère m’a confié qu’elle était très fière de ce qu’il avait accompli dans sa courte vie. » À 14 ans, quand ses parents ont divorcé, Gustav s’est tatoué les initiales de sa mère, sans lui dire, dans son garage. Il était très proche d’elle, alors que son père ne le voyait guère. Plus tard, il a gravé les trois lettres « MOM » sur son cou. S’il a commencé à fumer de l’herbe jeune, son frère souligne que « Peep ne buvait pas au départ. Je peux garantir que la drogue n’est pas quelque chose qui aurait fait partie de sa vie s’il n’avait pas été intégré à une culture spécifique. » Parmi ses références, le rappeur citait Future, dont la consommation de Xanax apparaît dans le morceau « 56 Nights », sorti en 2015.
Lui-même se montrait sur Instagram en train d’avaler le tranquillisant, alors que son pote, Lil Pump, posait avec un gâteau en forme de comprimé en juin dernier. « Gus gérait ces problème mieux que Lil Peep, mais les gens ne connaissaient pas Gus », estime Oskar. Avait-il pour autant revêtu ses habits de rappeurs emo quand il twittait : « Je suis déprimé et j’arrive au point de rupture. Tout ce que j’aime disparaît. » Ou, plus grave, était-ce son rôle qui lui imposait de déclarer « être suicidaire et souffrir de dépression » ? Toujours est-il que le rappeur est mort dans le bus de sa tournée, quelque part entre chez lui et la scène, au croisement de sa vie privée et de sa fulgurante carrière.
Les résultats de l’autopsie ont montré que Xanax et Fentanyl ont entraîné la mort . « Un procès au pénal contre le fabricant ou le vendeur des cachets n’est pas exclu », prévient l’officier Chris Hawkins. Cela ne réveillera pas Lil Peep.
Couverture : Lil Peep.