Tandis que le monde se félicitait il y a encore quelques mois des effets bénéfiques inattendus du confinement et de l’arrêt de l’activité humaine sur l’environnement, on apprend ce mardi 2 décembre que la déforestation de l’Amazonie a battu des records funestes en 2020. Ce sont pas moins de 11 088 km² de forêts qui sont partis en fumée, soit 9,5 % de plus qu’en 2019, une superficie plus vaste que des pays comme le Liban ou la Jamaïque.

La colère des Muras

Campé derrière un pupitre blanc, Emmanuel Macron fait une annonce attendue. Lors d’une conférence de presse commune avec le président chilien Sebastian Piñera, ce lundi 26 août, il promet, au nom du G7 réuni à Biarritz, de débloquer 20 millions de dollars d’aide pour les pays touchés par les incendies en Amazonie. « L’Amazonie, c’est le poumon de la planète et les conséquences sont absolument dramatiques », martèle-t-il, les mains calées de part et d’autre de son pupitre. Sa position stoïque répond à celle de son homologue sud-américain, dont la mine grave est encadrée par une gerbe de drapeaux. Hélas, pour leur homologue bolivien Evo Morales, l’enveloppe est « toute petite ».

Les deux hommes n’en ont toutefois pas terminé. « Dans le cadre de la prochaine assemblée générale des Nations Unies », poursuit Sebastian Piñera, « nous allons collaborer avec les pays amazoniens, tout en respectant leur souveraineté, pour […] protéger ces forêts, protéger la biodiversité qu’elles contiennent et reboiser cette région du monde. »

Dans un premier temps, cette aide a été rejetée vertement par Jair Bolsonaro. Par une série de tweets ahurissants, le président brésilien a reçu les éloges de Donald Trump pour sa gestion du dossier. Il a par la même occasion conseillé au président français de s’occuper « de sa maison et de ses colonies », intensifiant un peu plus le bras de fer engagé entre les deux chefs d’État. Au dernier jour du sommet, Emmanuel Macron a évoqué l’idée de conférer un statut international à la forêt amazonienne, située à 60 % en territoire brésilien, ce qui n’a fait qu’attiser l’ire de celui qu’on surnomme parfois « le Trump des tropiques ». Le lendemain, Bolsonaro a finalement annoncé accepter l’aide internationale, à condition « que la gestion des fonds soit sous notre responsabilité ».

Un chef Mura
Crédits : Fabio Rodrigues Pozzebom/ABr

Au Brésil et en Bolivie, la progression de l’incendie semble plus infatigable que jamais. Depuis le début du mois de juillet, les flammes dévastent la plus grande forêt du monde et les hash­tags « #pray­fo­ra­ma­zo­nia » ont fleuri par milliers sur les réseaux sociaux. Selon l’Institut national de recherche spatiale (INPE), 1 659 nouveaux départs de feu ont été enregistrés au Brésil en début de semaine. Sur les images satellites partagées par la NASA, la couche de fumée est telle qu’elle est désormais visible depuis l’espace. On peut aussi remarquer des concentrations inquiétantes de monoxyde de carbone au-dessus des zones concernées.

Depuis janvier 2019, les feux de forêt ont augmenté de de 83 % au Brésil par rapport à l’an­née dernière. Ils sont alimentés par la sécheresse et le déforestation. Cette déforestation (souvent illégale, par le feu ou au bulldozer selon l’ONG Mighty Earth) étant elle-même la conséquence de l’élevage et de la culture du soja, la responsabilité d’autres États a été mise sur la table. Le Brésil est le deuxième producteur de soja au monde et, dans un rapport publié en février 2019, l’association Greenpeace souligne que la France importe chaque année « entre 3,5 et 4,2 millions de tonnes de soja », d’origine majoritairement brésilienne.

Ces incen­dies sont « une tragé­die, un crime contre la planète et l’hu­ma­nité », résume l’éco­lo­giste Adriane Muel­bert. Outre les trois millions d’es­pèces animales et végé­tales sur la sellette, ils menacent à présent plus d’un million de personnes appar­te­nant à quelque 500 tribus. Face aux flammes, celles-ci se mobi­lisent. La semaine dernière, dans l’État d’Ama­zo­nas, les membres de la tribu Mura se sont emparés de leurs arcs et de leurs massues. Leurs corps peints, ils se sont en­fon­cés dans la forêt afin de lutter contre la défo­res­ta­tion qui entraîne la dispa­ri­tion de leur habi­tat. Ce n’est pas une première. Depuis des décennies, la résistance des tribus s’organise pour sauver l’Amazonie des flammes et des bulldozers.

Marée noire et poumon vert

De nombreux périls menacent le fragile équilibre de la forêt amazonienne, qui s’étend du Pérou au Brésil en passant par la Bolivie. Et ce, depuis longtemps. Si 2019 est une ineffable tragédie, 2018 a également été particulièrement sombre pour le « poumon vert de la planète ».

En novembre 2018, 8 000 barils de pétrole brut ont été déversés dans le nord du Pérou causant un désastre sans nom. La compagnie pétrolière Petroperu l’impute à un sabotage de l’oléoduc Norperuano par la communauté indigène locale, en brandissant une lettre manuscrite qu’elle dit avoir reçue quelques jours auparavant et dans laquelle trois personnes menaçaient d’endommager l’oléoduc si l’entreprise n’invalidait pas les résultats d’une élection locale remportée par le parti associé au fondamentalisme chrétien Restauration nationale.

À droite, Wrays Pérez
Crédits : CAAAP

Ces trois personnes s’identifiaient comme des membres de la communauté wampis de Mayuriaga, mais son leader, le président du premier gouvernement territorial autonome indigène du Pérou, Wrays Pérez Ramirez, nie formellement toute implication, soulignant le fait que la contamination des eaux et des terres amazoniennes par le pétrole ne sont pas dans l’intérêt des peuples qui y vivent. C’est même pour éviter ce type de pollutions que les différentes communautés wampis se sont constituées en nation.

La scène se déroule un dimanche de novembre 2015, à la veille de l’ouverture officielle de la Conférence de Paris sur le climat. 300 représentants wampis sont réunis au cœur de la forêt péruvienne.

Ils viennent de se doter d’une constitution et d’un parlement de 100 membres, élus pour cinq ans par chaque communauté wampis à travers sa propre assemblée locale, afin de faire respecter leurs droits inscrits dans la Déclaration des Nations unies. Et de faire appliquer la Convention relative aux peuples indigènes et tribaux de l’Organisation internationale du travail, qui est entrée en vigueur en 1991 et stipule que toute activité pouvant affecter un territoire indigène doit d’abord obtenir le consentement de ceux qui y vivent.

Cela vaut bien évidemment pour l’industrie pétrolière, qui est déjà dans le viseur de la toute nouvelle nation wampis. Mais aussi pour l’extraction minière et l’extraction aurifère, qui causent des « dommages importants » à l’ensemble de la forêt amazonienne selon les observations de deux chercheurs de l’université de Porto Rico. « Pourtant », regrettent-ils, « cette activité est souvent minorée dans les analyses sur la déforestation parce qu’elle occupe des espaces relativement petits. »

Crédits : Conservation International Blog

Les gardiens de la forêt

La déforestation de l’Amazonie contribue directement au réchauffement climatique car elle a pour conséquence de relâcher de grandes quantités de CO2 dans l’atmosphère. En 2018, elle a battu un record vieux de dix ans au Brésil. Les chiffres du ministère de l’Environnement du pays, qui se basaient sur des images satellites, faisaient en effet état d’une destruction de 7 900 km2 de forêt entre juillet 2017 et juillet 2018, soit une augmentation de 13,7 % par rapport à la même période sur l’année précédente.

Les scientifiques craignaient en outre que ce phénomène ne s’accélère encore sous la présidence de Jair Bolsonaro, climatosceptique assumé, élu en octobre 2018. Durant sa campagne, le candidat d’extrême droite avait plaidé en faveur d’une limitation des amendes pour les responsables de la déforestation, d’une diminution de l’influence des agences environnementales, et de la construction d’une autoroute à travers la jungle.

Depuis son entrée en fonction le 1er janvier 2019, Bolsonaro n’a fait que confirmer les craintes des cher­cheurs, écolo­gistes et poli­tiques du monde entier. Alors qu’il balaie d’un revers de main l’idée d’une défo­res­ta­tion galo­pante, il affirme que les appels à la préser­va­tion de la forêt brési­lienne ne font partie que d’un complot mondial visant à entra­ver le déve­lop­pe­ment de son pays. Les résultats ne se sont pas faits attendre. Sept mois après le début de son mandat, le président brési­lien a déjà ruiné le travail d’une décen­nie de protec­tion envi­ron­ne­men­tale de la plus grande forêt fluviale au monde. La partie brési­lienne de l’Ama­zo­nie a perdu plus de 1 330 km² de couvert fores­tier et la défo­res­ta­tion a augmenté de 88 % au moins de juin 2019 comparé au même mois l’an­née précé­dente.

« Pas un centimètre de plus pour les Indiens », avait-il lui-même prévenu en février 2018. Mais c’est sans compter sur leur détermination. Dans l’État du Maranhão, qui est situé dans le nord-est du Brésil, des membres de la tribu Guajajara se sont par exemple organisés en milices afin de protéger la zone indigène d’Araribóia, l’une des plus vulnérables de l’Amazonie. Baptisées « Les Gardiens de l’Amazone », ces milices « patrouillent, trouvent les bûcherons, détruisent leur équipement et les renvoient » d’où ils viennent.

Les Gardiens de l’Amazone

En mai 2018, elles ont carrément mis le feu à un camion chargé de bois et envoyé la photographie du bûcher au site Survival, qui représente « le mouvement mondial pour les droits des peuples autochtones ». Leur message est clair : « S’il vous plaît, montrez au monde la réalité à laquelle nous sommes confrontés. Nous savons que c’est risqué et que nous avons des ennemis, mais ce n’est pas le moment de se cacher. Nous voulons que vous diffusiez cela au monde afin que nous puissions continuer à protéger notre forêt. »

Dans l’État du Rondônia, qui est situé dans le nord-ouest du pays, le leader du peuple suruí, Almir Narayamoga Suruí, se bat contre la déforestation au péril de sa propre vie. Sa tête a été mise à prix à trois reprises. Il doit se déplacer sous escorte policière. Et pour que son histoire ne soit pas perdue dans le cas où il serait assassiné, il l’a consignée dans un livre intitulé Sauver la planète, le message d’un chef indien d’Amazonie, avec l’aide de l’écrivaine Corine Sombrun.

L’esprit Paidamata

Almir Narayamoga Suruí est né en 1974. Soit cinq ans après les premiers contacts de son peuple avec les Blancs, qui ont d’abord entraîné des affrontements et des épidémies, et ainsi fait passer le nombre de Suruí de 5 000 à 240. Est ensuite venu le temps des échanges, qui a profondément transformé leur mode de vie. Diplômé de l’université catholique de Goiás en biologie, Almir Narayamoga Suruí a néanmoins appris à écouter les arbres auprès de son père, Marimop. Car, « pour ceux qui connaissent la forêt, les arbres parlent », dit-il.

Almir Narayamoga Suruí

« Les animaux aussi ?
Bien sûr.
Et ils vont me parler, les arbres ?
Ils parlent uniquement à ceux qui savent qu’ils parlent.
Mais je le sais maintenant, alors pourquoi est-ce que je ne les entends pas ?
Tu vas devoir gagner leur confiance.
Comment ?
Le père de la forêt, l’esprit Paidamata, te le dira. »

À 17 ans, Almir Narayamoga Suruí est nommé chef de clan. À 26, chef des Suruí. Il se met alors en quête d’un « modèle où la protection de l’environnement serait aussi liée au profit ». D’abord en renouant avec les traditions ancestrales de son peuple, telles que les peintures rituelles sur le corps. Puis en alliant culture et technologie avec un plan de gestion durable des ressources de la forêt sur cinquante ans. « Autant à l’aise avec un arc qu’un iPhone, un compte Twitter ou une page Facebook », il traque notamment les abattages illégaux grâce à des GPS fournis par Google.

Almir Narayamoga Suruí lance également un projet de compensation carbone, certifié par deux organismes internationaux en 2012. Son principe est de vendre des crédits carbones correspondant à la protection des arbres aux entreprises qui souhaitent compenser leurs émissions de CO2. Il a ainsi évité l’équivalent de 250 000 tonnes d’émissions carbone entre 2009 et 2012 sur le territoire des Suruí, pourtant particulièrement touché par la déforestation.

Ce territoire de 250 000 km2 est d’autant plus convoité que les plantes qu’il recèle sont stratégiques pour le développement de médicaments, de produits de beauté et de pesticides. Mais la sauvegarde de la forêt amazonienne est elle-même un enjeu financier. Une étude récente montre en effet que la valeur économique de cette forêt, conservée telle quelle, est de 8,2 milliards de dollars par an. La détruire réduirait les précipitations de manière si importante que le secteur de l’agriculture perdrait 422 millions de dollars par an.

Si seulement cet argument-là pouvait ramener Jair Bolsonaro et les autres à la raison.


Couverture : NASA.