De la Rotonde à Courtepaille
Au sud de la Marne, dans les faubourgs de Meaux, un convoi de véhicules noirs glisse sur le bitume rafistolé de la D360. De chaque côté, entre les toits en tuiles et les garages automobiles, des bouquets de panneaux publicitaires lui font une haie d’honneur jusqu’à un grand rond-point. En le contournant, les voitures évitent La Foir’Fouille pour passer devant l’enseigne pâle de Picard. Puis, au lieu de prendre l’A4 en direction de Paris, elles s’engagent sur une contre-allée et descendent vers le bâtiment en forme de hutte du Courtepaille de Mareuil-lès-Meaux, situé en face de Casa. Un molosse en costume s’extrait d’une Peugeot 5008, talonné par Emmanuel Macron. Ce 20 décembre 2018, à 14 h 15, le président de la République entre dans cette enseigne de la chaîne de restaurants français. Quinze personnes l’accompagnent.
À peine assis, le chef d’État et son équipe sont immortalisés par Soazig de la Moissonnière, sa photographe officielle. De retour d’une visite à un centre d’enfants abandonnés ou victimes de maltraitance, à Soissons, il choisit la zone commerciale de la Hayette pour déjeuner à la veille de ses 41 ans et à l’avant-veille de l’acte VI des gilets jaunes. Pour 16,90 euros, un rumsteck et des frites finissent dans son assiette, accompagnés d’une bière Affligem et suivis d’un café. On sait pourtant l’ancien ministre de l’Économie amateur de grands crus et de « haute couture » en matière de viande : il déguste habituellement les steaks des Boucheries Nivernaises et juge un repas sans vin « un peu triste ». Ce 20 décembre 2018, au Courtepaille de Mareuil-lès-Meaux, son sourire dit tout le contraire.
Dès l’élection de ce fils de médecins picards, en mai 2017, le magazine L’Express assurait qu’il « a des goûts haut de gamme et, en même temps – osons son expression fétiche –, il adore les Courtepaille et les restos d’autoroute, bas lieux de la gastronomie française ». Deux jours plus tôt, un ancien camarade de l’École normale supérieure (ENA), Marc Ferracci, confiait à RTL son goût pour la chaîne de restaurants. À en croire le livre Madame la présidente, paru le 31 janvier 2019, cette passion se logerait jusque dans le téléphone de Brigitte Macron. « On s’est téléchargé l’application Courtepaille pour connaître à chaque fois l’adresse du coin », confie-t-elle. « Il est dingue de leur pièce de bœuf. » Tant et si bien que le couple « refuserait les grands restaurants lors de ses déplacements en province pour leur préférer des restaurants de la chaîne Courtepaille », allait jusqu’à avancer Gala en avril 2018.
Dans le documentaire de Yann L’Hénoret, Les Coulisses d’une victoire, la femme du Président, qui réclame dix fruits et légumes par jour, reprenait son mari lorsque, après un débat du premier tour, le 8 mai 2017, il exprimait une envie de chocolat. Deux semaines plus tôt, elle esquissait une grimace à l’entendre proposer de déjeuner à L’Arche. La séquence montrant une cantinière refuser un cordon bleu, pourtant si ardemment désiré par un candidat légèrement perdu devant un self, a fait les choux gras d’Internet : « C’est avec le menu enfant », lui a-t-elle rétorqué. Macron a justement des « goûts d’enfants », considère Véronique André, autrice du livre La Cuisine de l’Elysée – à la table des Présidents. Le soir-même, il voyait plus grand en célébrant sa victoire avec des proches à La Rotonde.
Cette brasserie du XIVe arrondissement de Paris est-elle comparable au Fouquet’s, le restaurant où Nicolas Sarkozy avait fêté son élection dans le luxe et le souffre en 2007 ? « Si vous n’avez pas compris que c’était mon plaisir ce soir d’inviter mes secrétaires, mes officiers de sécurité, les politiques, les écrivains, les femmes et les hommes qui depuis le début m’accompagnent, c’est que vous n’avez rien compris à la vie », réagissait Macron au micro de Quotidien. « Donc c’est ce que vous voulez, mais c’était mon moment du cœur, vous voyez ? Mais je crois qu’au Fouquet’s, il n’ y a pas beaucoup de secrétaires, pas beaucoup d’officiers de sécurité, vous avez vu qui était ici à table. Moi, j’ai pas de leçon à recevoir du petit milieu parisien. »
L’un de ses soutiens, l’ex-député européen Daniel Cohn-Bendit, a tenté d’éteindre la polémique : « Même l’Église catholique fait la fête de temps en temps. » Le Président ferait donc plus simple au quotidien. En le voyant commander un cordon bleu, le 8 mai 2017, le cuisinier de l’Élysée, Guillaume Gomez, s’était d’ailleurs saisi de son téléphone. « Le cuissot (sic) a noté », tweetait-il.
Un bleu à point
Dans la cour de l’Élysée, un homme au cheveu ras brandit sa crêpe en face du perron pavoisé par la bannière tricolore. Plaçant son portable entre elle et lui, il la prend en photo et s’empresse de la publier sur Twitter. Avec la perspective, le triangle de pâte croqué sur le dessus ressemble à une pyramide écrêtée trônant au milieu des bâtiments officiels, un peu à l’image de celle du Louvre. Malgré un emploi du temps chargé, Guillaume Gomez trouve, ce 3 février 2018 comme quasiment chaque jour, un peu de temps pour partager un moment de sa vie de chef de l’Élysée. Il répond d’ailleurs volontiers sur son compte personnel, précisant tout de même que « toutes les demandes d’interviews doivent passer par le service de presse du palais ». Lequel palais refuse qu’il en dise trop sur les goûts des convives.
« Plus bourgeois, Pompidou affectionne les plats solides, dignes de son Auvergnate natale »
À 40 ans, il a déjà servi quatre président ; ou plutôt cinq. François Mitterrand venait régulièrement déjeuner au Divellec, un restaurant de fruits de mer et de poissons du Septième arrondissement où il a commencé sa carrière. Né à Paris d’un couple espagnol, Guillaume Gomez partage la passion de sa mère pour la table. Sur une photo de famille, on peut le voir déguisé en cuisinier alors qu’il n’a que cinq ans. Le brevet en poche, il débute un apprentissage dans une filière alors réservée « à ceux qui échouaient en mécanique ». Comme son cousin, l’adolescent apprend son métier au restaurant Le Traversière dans le XIIe arrondissement, sous la responsabilité du chef Johny Benariac. Ce dernier lui conseille à la fin de sa formation de rejoindre une plus grande « brigade », comme on appelle les équipes en cuisine.
Au bluff, Guillaume Gomez met le pied dans la porte du Divellec : « J’ai dit que j’avais rendez-vous, ce qui était faux », sourit-il. « Sur mon CV, il n’y avait que deux lignes. J’ai dit que j’avais envie de travailler ici alors que je ne connaissais pas le restaurant deux minutes plus tôt. » Ses coins les moins reluisants lui sont bientôt familiers, puisque aucune tâche ingrate n’est épargnée au commis, du nettoyage des frigos aux rangement des marchandises. Entré sans rien connaître du métier ni sans jamais avoir vu de truffes, de caviar ou d’asperges, il gagne vite la confiance de ses supérieurs. Au bout d’un an, le responsable de la partie froide lui cède sa place avant de partir. Et, deux ans plus tard, le cuisinier débutant remporte le Trophée national du jeune chef à Strasbourg.
François Mitterrand se rend alors régulièrement au Divellec, dont il connaît le patron. En mars 1982, lors d’un séjour en Israël, le restaurateur a joué le rôle d’interprète entre le Sphinx et le directeur du Hilton de Tel-Aviv pour lequel il était consultant. Découvrant que Jacques Le Divellec était comme lui de Charente, le nouveau président socialiste l’a pris en amitié. Il se rendait donc avec assiduité dans son établissement pour manger une douzaine d’huîtres et un poisson, souvent un rouget. Dans son livre Les Cuisines de l’Elysée, le pâtissier Francis Loiget constate qu’il aimait manger du foie gras, une entrecôte saignante, des fruits de mer et du homard. En revanche, l’Elysée « n’était pas sa maison, seulement son bureau », précise-t-il. Mitterrand a même un jour maladroitement demandé à son chef, Joël Normand, où il travaillait. « Je suis à votre service », a répondu ce dernier.
Bonne ou mauvaise pâte
En 1997, Guillaume Gomez est embauché par Joël Normand pour faire son service militaire à l’Élysée. L’homme qui l’amène au palais est arrivé par la même porte en 1965. « J’arrivais de ma campagne et je ne savais pas du tout ce qu’était l’Élysée, je pensais que c’était un restaurant », se souvient-il. « Et en fait, c’était la maison du président qui était le général De Gaulle à l’époque. » Le Grand Charles ne s’occupe guère de cuisine, déléguant le soin de donner des directives à son épouse, Yvonne. « Lui, ce qui l’intéressait c’était la politique, la France avant tout », raconte Normand. « La cuisine passait au second plan. Yvonne, comme elle n’y connaissait rien en cuisine, choisissait les recettes du protocole dans les magazines féminins et les livres de recettes ! »
Le président adopte un régime aussi sec que son physique, se contentant d’un potage le soir et éliminant le fromage. Il aime toutefois la bouillabaisse, la terrine de lapin et demande qu’on installe une cave à vin. À son regret, les plats arrivent parfois tièdes dans ses appartements, séparés des fourneaux par un couloir souterrain de près de 100 mètres. Son successeur résout le problème en aménageant une nouvelle cuisine. « Plus bourgeois, Pompidou affectionne les plats solides, dignes de son Auvergnate natale », décrit l’historien Jean-Marc Albert dans l’ouvrage Aux tables du pouvoir : des banquets grecs à l’Élysée. « L’équipe des cuisines est doublée, les réceptions plus fréquentes. Il supprime la soupe et réclame des plats riches et mijotés. Le foie gras devient un hors d’œuvre ou une entrée. » Le Cantalou apprécie la daube, le bœuf et le veau aux carottes.
Valéry-Giscard d’Estaing privilégie au contraire des plats méridionaux, en phase avec de nouveaux canons moins en sauce. Il s’inspire d’ailleurs des recettes proposées dans des restaurants à la mode pour faire des suggestions au palais, bousculant de menus habitudes. Un jour, se souvient Joël Normand, il entre dans une rage irréfragable en voyant arriver sur sa table une rose en sucre au-dessus de sa glace : voilà, horreur, le symbole socialiste de ce grand fan de glaces qu’est François Mitterrand. Deux ans après son élection, Tonton remet la médaille de Meilleur ouvrier de France à Joël Normand, qui devient chef des cuisines en 1985.
Son talent ne donne néanmoins pas entière satisfaction. En 1998, Mitterrand réclame une femme de la campagne en cuisine. Par l’intermédiaire du chef Joël Robuchon, son ministre de la Culture, Jack Lang, cible une fermière du Périgord qui produit du foie gras et des truffes. « Faites-moi la cuisine de ma grand-mère », lui aurait ordonné le chef d’État d’après une enquête du Monde. Danièle Delpeuch s’exécute non sans se fâcher avec Joël Normand. « Mitterrand n’a jamais fait de compliment à ses chefs », regrette ce dernier. « Mais il s’est souvent plaint. » La cheffe affirme de son côté n’avoir jamais eu à cuisiner d’ortolans, qu’il adorait selon la légende.
Bernard Vaussion, qui prend la suite de Joël Normand en 2005, explique lui n’avoir servi de tête de veau que deux fois en douze ans à Jacques Chirac, tant on lui en avait déjà proposé. Ce natif d’Orléans compte alors dans sa brigade un Meilleur ouvrier de France en la personne de Guillaume Gomez, couronné un an plus tôt. Prenant « tous les risques techniques » en composant une tarte de canard avec une pâte feuilleté d’un millimètre d’épaisseur pour le concours, l’ancien commis du Divellec est ainsi devenu le plus jeune détenteur du col tricolore. À l’Élysée, il doit désormais suivre avec attention les consignes de Bernadette Chirac. « C’était vraiment la maîtresse de maison », d’après Bernard Vaussion. « Elle validait tous les menus, les décors, descendait souvent en cuisine à l’improviste. » Sur sa recommandation, le chef évite par exemple de préparer ses escargots tous les dimanches, contre les demandes de l’ex-maire de Paris.
Alors que Jacques Chirac paraît vouloir toucher chaque vache au Salon de l’agriculture, Nicolas Sarkozy y est accueilli plutôt froidement. En toute logique, le premier adore le fromage de chèvre ; le second fait supprimer le plateau de fromage à l’Élysée. Encore plus expéditif que De Gaulle, Sarkozy fait preuve d’une frugalité digne de Valéry-Giscard d’Estaing en consommant du poisson, du poulet émincé, ou des légumes croquants. Même s’il surveille son poids comme le lait sur le feu, l’ancien maire de Neuilly se permet des financiers, du fromage blanc, de la compote et du chocolat, selon Véronique André. Avant de quitter ses fonctions, en 2012, il remet les insignes de chevalier de l’ordre national du Mérite à Guillaume Gomez. « Si vous saviez ce que les chefs d’État étrangers me disaient de la cuisine de l’Élysée », lui souffle-t-il. « Vous n’imaginez pas combien vous comptez pour l’image de la France. »
Sitôt au pouvoir, François Hollande le nomme chef des cuisines et rétablit le rituel du fromage. « C’est simple, il aime tout, il n’a pas de lubies », dit le cuisinier à propos de son nouveau convive. Chaque lundi, le déjeuner de travail avec le Premier ministre, Manuel Valls, se déroule autour d’une côte de bœuf accompagnée de petits légumes, qu’une salade César a précédée. La pièce de viande vient évidemment des Boucheries Nivernaises, les mêmes qui servent aujourd’hui Emmanuel Macron. Sauf quand, passant par une zone industrielle, il décide de faire peuple.
Couverture : Emmanuel Macron devant son resto préféré.