Le champ est libre

Une colonne de voitures sort de Ras al-Aïn. Ce mercredi 9 octobre 2019, cette ville syrienne collée à la frontière turque se vide au rythme des explosions. Au loin, les nuages et la poussière soulevée par les obus ne forment plus qu’un voile ocre dans le ciel dégagé. Les Kurdes ont pris le contrôle de la zone deux ans après le début de la guerre, en 2013. Serekanyie, comme ils l’appellent, fait partie de la région autonome du Rojava, un territoire dont ils ont expulsé le régime et les islamistes avec l’aide de l’armée américaine.

Mais il y a deux jours, les blindés des États-Unis ont été filmés en train de quitter la ville. Dans un communiqué de presse, la Maison-Blanche a annoncé qu’elle laissait le champ libre à Istanbul : « Aujourd’hui, le Président Donald J. Trump s’est entretenu avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan par téléphone. La Turquie va bientôt avancer, avec son opération prévue de longue date dans le nord de la Syrie. Les forces des États-Unis ne supporteront ni ne seront impliqués dans l’opération, et les forces des États-Unis, ayant défait le “caliphat” de l’État islamique, ne seront plus présents dans la région. »

Cette décision, prise contre l’avis de nombreux responsables du Pentagone, a d’abord placé Trump sous le feu nourri des critiques. Qualifiée d’ « erreur catastrophique » par la représentante Républicaine Liz Cheney, elle est jugée « aveugle et irresponsable » par le sénateur Lindsey Graham, lui aussi issu de la majorité. Il s’agit aussi d’une « grave erreur qui aura des effets bien au-delà de la Syrie » pour son collègue et allié Marco Rubio. « La décision d’abandonner nos alliés kurdes face à un assaut de la Turquie est une trahison », a enfoncé le sénateur Républicain Mitt Romney.

Sûr de ne pas rencontrer l’opposition de Washington, Erdoğan a annoncé le 9 octobre le lancement d’une opération « contre le PKK/YPG [les forces kurdes] et les terroristes de Daech dans le nord de la Syrie ». L’objectif, a-t-il ajouté sur Twitter, « est de prévenir la création d’un corridor de la terreur le long de notre frontière sud et de ramener la paix dans la zone ». À Ras al-Aïn, où la paix régnait pourtant, un correspondant de l’AFP a alors rapporté des explosions. Débarrassé du caillou américain, le rouleau compresseur turc s’apprête à déferler sur le Rojava, lui qui lorgne la région depuis de longs mois.

En décembre 2018, Donald Trump avait déjà fait part de sa volonté de quitter la Syrie. « Nous combattons depuis longtemps en Syrie, je suis président depuis près de deux ans et nous avons vraiment progressé », lançait le milliardaire dans les jardins de la Maison-Blanche. « Nous avons gagné contre l’État islamique, nous les avons battus, bien battus, nous avons récupéré le terrain et il est maintenant temps pour nos troupes de revenir à la maison. » Pour les Forces démocratiques syriennes (FDS), coalition à majorité kurde qui a livré bataille contre Daech avec le soutien de Washington, la nouvelle était catastrophique. D’après elles, cette décision ouvrait la voie à une résurgence du groupe djihadiste et allait avoir de « grandes implications sur la stabilité internationale ».

Menacés par une offensive turque vouée à tuer dans l’œuf le projet d’État kurde (Rojava), les FDS soutiennent que « la guerre contre l’État islamique n’est pas terminée » et que ce retrait risque d’entraîner « un vide politique et militaire dans la région, laissant son peuple entre les griffes de forces hostiles ». Pour le journaliste kurde Arin Sheikmos, « si les Américains battent retraite et nous livrent aux Turcs ou au régime [syrien], notre destin sera le même que celui des Kurdes d’Irak en 1991. Ni le régime, ni l’Iran, ni la Turquie n’acceptera notre présence ici. » Pour ce peuple descendant des Mèdes, le « génocide » alors perpétré n’est qu’un épisode d’un sempiternel drame.

Le dernier bastion

Derrière une pile de sacs de sable, deux femmes en treillis piochent dans un tas de munitions éparpillées au sol comme des mikados. Par-dessus leurs têtes, dans un ciel orageux, les balles de calibres variés passent en rafale. Après en avoir appelé à Dieu, elles risquent leurs bandeaux au sommet de la tranchée, posent leurs Kalachnikov, et se mettent à mitrailler Hajin. Situé sur les bords de l’Euphrate, près de l’Irak, cette ville syrienne est assiégée par les Forces démocratiques syriennes, un groupe rebelle à majorité kurde, depuis un an. Devenue capitale par défaut de l’État islamique après la chute de tous ses autres bastions, fin 2017, elle est à son tour sur le point de succomber. De grandes colonnes de fumée noire s’élèvent de ses maisons alors que dans le dos d’une des deux combattantes, l’élastique rose noué au bout d’une natte brune sautille au rythme des détonations. Jeudi 13 décembre, au matin, les terroristes qui y étaient retranchés ont fini par fuir à l’est. Le dernier centre urbain de Daech est tombé.

Les Kurdes n’ont guère le temps de célébrer cette victoire. Sur les territoires qu’ils contrôlent, d’autres colonnes de fumée noire vont voir le jour. « Tous les conflits antérieurs au djihadisme vont resurgir », promet Wassim Nasr, journaliste à France24 et auteur du livre État islamique : le fait accompli. Ils ont d’ailleurs déjà retardé la prise d’Hajin. Au lieu de converger ici, les différents acteurs engagés en Syrie contre l’État islamique ont confronté leurs stratégies. Pour la Turquie, il est parfaitement inacceptable que les États-Unis soutiennent les Forces démocratiques syriennes, organisation dont l’épine dorsale, les Unités de protection du peuple (YPG), émane du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Or ce dernier lui fait la guerre en interne depuis août 1984. Il est même sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne et des États-Unis.

Des combattants des YPG
Crédits : Kurdishstruggle

Mercredi, à la veille de la reprise d’Hajin, le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé une offensive contre les Kurdes en Syrie. « Notre opération pour sauver l’est de l’Euphrate de l’organisation terroriste séparatiste va commencer dans les prochains jours », a-t-il annoncé. « Notre objectif, ce ne sont pas les soldats américains, mais les membres de l’organisation terroriste active dans cette région. » Pour éviter l’intervention d’Istanbul, Washington avait annoncé la veille la mise en place de radars et de postes d’observation dans le nord de la Syrie. « Il est évident que l’objectif n’est pas de protéger notre pays des terroristes, mais de protéger les terroristes de la Turquie », s’est emporté Erdogan.

Entre ces deux membres de l’Otan, la brouille ne dure jamais très longtemps. Le lendemain, leurs chefs d’État respectif « se sont mis d’accord pour assurer une coopération plus efficace au sujet de la Syrie » lors d’un entretien téléphonique, selon des sources à la présidence turque citées par l’AFP. En mai, déjà, une feuille de route avait été convenue afin que les YPG se retirent de la ville de Manbij. Vendredi 14 décembre, Recep Tayyip Erdogan a regretté que cela tarde. « Voici ce que nous disons : soit vous nettoyez la ville et les faites sortir, soit nous entrons également dans Manbij. »

Tout porte à croire que les Américains, qui déploient des patrouilles avec Istanbul depuis novembre, vont le faire. Car ils craignent trop de voir leur allié turc tomber dans le giron russe. Si les États-Unis n’entendent pas partir trop vite, comme cela s’est fait en Irak non sans regret, ils pourraient bien laisser les Kurdes à leur sort. Istanbul leur a déjà repris la région d’Afrin en mars sans que personne ne réagisse. Le Rojava (nord de la Syrie) qu’ils espèrent voir devenir un État est menacé, comme si cette longue lutte pour l’indépendance devait ne jamais finir.

Le mur

À l’été 2018, la Turquie a achevé la construction d’un mur de quelque 700 kilomètres le long de sa frontière avec la Syrie. Ses dirigeants craignent autant les djihadistes que les combattants kurdes, qui, bien qu’adversaires, sont sans équivoque regroupés sous l’appellation « terroristes ». Leur préoccupations dépassent toutefois les lignes de partage nationales. De peur que les deux poches contrôlées par les Forces démocratiques syriennes, au nord-est et nord-ouest, se rejoignent, Recep Tayip Erdogan a décidé d’attaquer Afrin au mois de mars 2018. Le mur ne vaut évidemment pas pour tout le monde.

Crédits : Kurdishstruggle

Pour se défendre, les Kurdes ont alors demandé du soutien de Bachar el-Assad, avec qui ils jouent sur du velours depuis le début de la guerre civile en 2011. Le président syrien a accepté d’envoyer des troupes, mais elles ne se sont pas risquées à affronter l’armée turque, dont le drapeau flotte dorénavant à Afrin. Les relations entre les autorité du Rojava et Damas en ont pâti. Chacun s’est accusé de trahison. « Le seul problème qui reste aujourd’hui en Syrie, ce sont les Forces démocratique syriennes (FDS) », a déclaré Assad en mai 2018. « Nous avons deux options pour régler ce problème : nous avons d’abord ouvert la voie à des négociations car la majorité de leurs membres sont syriens. Si cela ne marche pas, nous irons libérer nos territoires par la force. Nous n’avons pas d’autre choix. »

Bachar el-Assad a pourtant des liens filiaux avec les Kurdes. Issu d’un coup d’État mené en 1970, son père, Hafez, ne voulait surtout pas s’aliéner les minorités du pays, lui qui n’était pas arabe comme la plupart de la population, mais alaouite. Au point que peu après la création du PKK, en 1978, il lui apporte son soutien et accueille son leader, Abdullah Öcalan, de juillet 1979 à novembre 1988. Ce dernier trouve donc refuge au nord de la Syrie, région où les Kurdes se sont retrouvés dispersés entre trois zones, à l’indépendance du pays, en 1946.

Alors que cette dissémination avait empêché l’émergence de revendications autonomistes, le nationalisme arabe instauré en Irak par le parti Baas à son arrivée au pouvoir, en 1963, les excite par sa répression. Les Kurdes sont déplacés, leurs médias fermés et leur langue bannie des écoles. C’est aussi le cas en Turquie où elle est interdite depuis le règne de Mustafa Kemal (1923-1938) et ce jusqu’en 1991. En Iran, la République de Mahabad proclamée en 1946 avec l’appui de l’Union soviétique n’a pas résisté à la répression du chah. Ce sort commun rapproche les communautés par-delà les frontières. Hafez el-Assad y contribue, qui accepte d’accueillir les bases arrières du PKK quand la guerre éclate avec Istanbul en 1984. Quatre ans plus tard, le génocide mené par Saddam Hussein contre les Kurdes d’Irak rend, pour beaucoup, l’autonomie plus urgente encore. 

Sous la pression turque, Damas finit par expulser Öcalan en 1998. Il croupit encore aujourd’hui en prison. La question kurde fait son grand retour dans les discussions entre les deux États à l’été 2012, lorsque, profitant des troubles en cours, un parti syrien favorable au PKK, le PYD, prend le contrôle de territoires frontaliers sans coup férir. Cherchant à faire des Kurdes ses alliés, Bachar el-Assad a accordé des cartes d’identité à ceux qui n’en avaient pas au printemps 2011. Il les a ensuite laissés organiser un « confédéralisme démocratique » inspiré par les idées d’Öcalan, tant qu’ils se battaient aussi contre les djihadistes.

Crédits : Kurdishstruggle

En 2014, leur résistance à Kobané a permis, avec l’aide de la coalition internationale dirigée par les États-Unis, de repousser l’État islamique. Ils espéraient que cette alliance ouvrirait la voie à l’indépendance, ou tout le moins à une région fédérale, qu’ils proclamèrent en mars 2016. Cette solution a toutefois été repoussée par le régime syrien et même par Washington. La référendum pour l’indépendance organisé par les Kurdes d’Irak, où le oui l’a emporté à 92 %, en 2017, n’a pas donné plus de résultat. 

Maintenant que l’hydre djihadiste a été chassé des villes, Damas a tout intérêt à reprendre le contrôle de son territoire. D’ailleurs, il se murmure que le pouvoir syrien s’est accordé avec la Russie et la Turquie pour laisser Istanbul prendre Afrin. Washington est donc le dernier acteur à soutenir les Kurdes. Mais pour combien de temps ?

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Couverture : Des combattants des YPG en mars 2018. (Kurdishstruggle)