Le péril jaune
Une bouffée d’air chaud s’échappe sur l’avenue des Champs-Élysées. Au numéro 52, sous l’enseigne noire de la boutique Christian Dior, la porte en verre bat sans discontinuer, faisant frémir ses impacts en forme de toiles d’araignées. Un à un, des hommes encagoulés passent de l’autre côté de la luxueuse vitrine. Certains portent une veste fluo. Venus se greffer sur la deuxième grande manifestation parisienne des gilets jaunes, ce 24 novembre 2018, ils ramassent opportunément des parfums, des bijoux ou des montres, à l’heure ou d’autres descellent des pavés pour les lancer vers les forces de l’ordre. Selon la direction de la marque, le préjudice s’élève à un million d’euros.
Une semaine plus tard, le nouveau magasin Chanel de la rue Cambon, où le créateur de mode s’est installé il y a près d’un siècle, est à son tour attaqué. Les coups de pieds pleuvent dans les panneaux en bois qui protègent l’entrée. Les deux mondes ne pouvaient pas se croiser sans fracas. Car tout semble opposer les fastes de la haute couture aux humbles revendications des gilets jaunes. Pour éviter de nouvelles étincelles, la maison Christian Dior a décidé de décaler le défilé prévu dans le cadre de la Fashion Week, à Paris, le 19 janvier prochain, nouveau jour de mobilisation. Le styliste américain Thom Browne a pris la même décision, et d’autres marques songent à les imiter.
« Ces deux tribus », note le magazine Vogue en parlant des gilets jaunes et du public des défilés, « ont des raisons diamétralement opposées de se rassembler en masse : d’un côté, il y a des frustrations de pouvoir d’achat qui couvent depuis longtemps ; de l’autre, un désir débridé d’acheter des choses très chères. » Le gilet est certes à la mode, comme en témoigne les nombreux dépôts associés à l’Institut national de la propriété industrielle (Inpi), mais « ce jaune-là ne va avec rien du tout », s’exclame la conseillère en image et présentatrice de télévision Cristina Cordula. « Il est très peu utilisé dans la mode », abonde la responsable des ventes d’une grande marque qui préfère rester anonyme. « On ne le voit que par petites touches à travers des micro-tendances. »
Lorsque le couturier allemand Karl Lagerfeld est apparu en gilet jaune sur une publicité de la Sécurité routière, en 2008, au moment où il a été rendu obligatoire pour les automobilistes, c’était à contre-emploi : « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie », pouvait-on lire à gauche de ses éternelles lunettes de soleil. D’ailleurs, le vêtement a été ajouté par ordinateur au-dessus de son costume : il ne l’a donc jamais porté. Si on peut aujourd’hui voir le styliste Marc Goeyring arborer une veste réfléchissante Carhartt, ce genre d’initiatives restent marginales. Il faudra du temps pour que le luxe s’en empare véritablement.
« Un jour, ce gilet jaune devenu synonyme de la colère française contre les prix de l’essence, la montée des inégalités et bien d’autres choses, finira dans un musée comme l’un des vêtements de protestation les plus efficaces de l’histoire », assure la journaliste américaine Vanessa Friedman, responsable du département mode du New York Times. D’ici là, l’industrie aura l’occasion de le reprendre, comme Balenciaga, Lotto Volklova et Gosha Rubchinsky se servent aujourd’hui de l’iconographie communiste. Il faut simplement attendre que sa popularité gagne une patine antique.
Là est la force du vêtement : disponible partout, la veste de sécurité est un symbole de détresse particulièrement repérable, dont la teinte renvoie depuis le Moyen-Âge à la tromperie, rappelle l’historien Michel Pastoureau dans son livre Le Jaune est sa couleur. Si de nombreux autres habits ont ensuite figuré la révolte, « il n’y a pas eu de symbole de rébellion aussi convaincant depuis que les sans-culottes se sont emparés de leurs pantalons pour se démarquer visuellement de l’aristocratie pendant la Révolution française », observe Vanessa Friedman.
Luxueuse tentation
Au commencement étaient les premiers sans-culottes : Adam et Eve naissent dans leur plus simple appareil. « Du côté de l’est », narre La Genèse, sur une Terre encore vierge, Dieu plante un jardin d’Eden en tous points idyllique. « L’homme et la femme sont tous deux nus, et ils n’en ont point honte. » Cela ne dure pas. « Les yeux de l’un et l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures. » Pudiques mais aventureux, ils cèdent à la tentation du fruit défendu qui, avant d’inspirer tant de maisons de luxe, les rétrograde au rang de mortels.
Marat parle le premier de « sans-culottes » pour désigner les classes populaires sur le point de se soulever.
« Je veux donc aussi que les femmes vêtues d’une manière décente, avec pudeur et modestie, ne se parent ni de tresses, ni d’or, ni de perles, ni d’habits somptueux », écrit Paul l’apôtre à Timothée dans la suite de La Bible. Couleur de lumière, le jaune jouit d’une connotation positive peu à peu ternie par l’éclat de l’or. Sa pâle figure finit même par être portée par Judas, dans les représentations du XIIe siècle. Plus ou moins unie par la bataille de Bouvines en 1214, la France se dote de lois « somptuaires » destinées à contrôler l’habit de ses sujets. Philippe III le Hardi réserve en 1279 le port du vair, une fourrure grise et blanche, aux dignitaires. Une autre série de prescriptions est donnée par Philippe le Bel en 1294 : « Idem, tous chevaliers n’auront que deux paires de robes seulement. »
Les libertés avec la norme prises par les Français inquiètent les rois. Henri III regrette en 1576 que par « chacun [ait] usurpé selon sa volonté et plaisir les habillements tels que bon lui a semblé ». Pire, selon Louis XIII, « l’accroissement du luxe » met le royaume de 1633 dans un état de « langueur mortelle ». Son successeur, Louis XIV, en fait peu de cas, lui qui ne recule devant aucune ostentation. Pour alimenter son train de vie fastueux, et surtout pour financier la guerre contre la Hollande, de nouvelles taxes sont instaurées. En Bretagne, celle sur le papier timbré provoque en 1675 la révolte de « Bonnets rouges », quoique certains manifestants, dans le pays bigouden, le portent bleu. Les Normands, vent debout contre la Gabelle, étaient appelés « Va-nu-pieds » quelques décennies plus tôt.
Cette expression péjorative montre le rôle que joue l’habit dans la distinction sociale. Les classes populaires ne sont pas seulement mal voire pas chaussées, elles ont le mauvais goût de porter des braies, c’est-à-dire d’amples pantalons. Adoptées par les Gaulois à partir du IIe siècle avant Jésus-Christ, elles étaient vues comme un « emblème de la barbarie » par les Romains. En les recouvrant par une culotte allant de la taille au genoux pour mettre en valeur le mollet, lui-même pris dans des bas, la noblesse s’est rangée à ce jugement méprisant à la fin du Moyen-Âge. « Ce vêtement près du corps, collant parfois, et ajusté, est à l’opposé des vêtements larges, masquant le corps, utilisés dans les couches inférieures de la société », note l’historienne Christine Brard.
Au cours du XVIIIe siècle, les dépenses vestimentaires augmentent dans toutes les couches de la société, notamment chez les moins fortunés. Elles doublent pour ceux qui gagnent moins de 500 livres entre 1700 et 1780. Les lois somptuaires n’ont guère été appliquées. Leur échec, analyse Montaigne, « résulte de ce qu’elles ne font que renforcer le paradoxe du luxe ». Autrement dit, l’ostentation noble entraîne dans son orbite ceux qui, se tenant non loin du luxe, en sont malgré tout exclus. Inversement, les milieux privilégiés commencent à épurer leur tenue sur le modèle des aristocrates anglais, qui vivent à la campagne plutôt qu’à la cour. Ils s’intéressent aussi à une mode nouvelle, moins en rapport avec le rang.
Drapeaux rouges
La société française pousse mais elle est toujours corsetée par les coutumes. Lorsqu’il réunit les états-généraux pour la première fois depuis 1614, Louis XVI en reprend le décorum. Le clergé s’avance dans ses traditionnelles robes rouges, violettes et or, tandis que la noblesse, coiffée de chapeaux à plumes, siège en noir et or. Lui aussi en noir, le tiers-état arbore une cravate blanche et un simple couvre-chef. Ces différences offrent le spectacle d’ « une inégalité inacceptable, détruisant l’essence-même de l’assemblée », déplore une brochure le 2 mai.
« Donner un costume aux députés n’est donc que renforcer cette malheureuse distinction d’ordres, qu’on peut regarder comme le pêché originel de notre nation et dont il faut absolument que nous soyons purifiés si nous prétendons nous régénérer », préconise le journaliste Jean-Baptiste Salaville dans Le Moniteur universel. Alors, le journal du député montagnard Jean-Paul Marat parle le premier de « sans-culottes » pour désigner les classes populaires sur le point de se soulever. Pour les inciter à le faire, le député Camille Desmoulin invente un signe de ralliement : la cocarde verte, d’après la couleur de l’espérance. Seulement, c’est aussi la livrée du compte d’Artois. Elle est vite remplacée par la cocarde rouge et bleu de la milice de Paris, qui rappelle pour sa part le symbole du duc d’Orléans. Le blanc royal y est ajouté par La Fayette. Ainsi, le symbole comporte autant de couleurs que d’ordres.
L’une d’elles domine toutefois : le rouge est « plus gai, plus éclatant, plus agréable à la foule », explique Jules Michelet dans son Histoire de la Révolution française. En mars 1792, la presse rend compte d’une mode du « bonnet rouge ou bonnet phrygien » sans guère pouvoir l’expliquer. Le premier est-il emprunté aux Bretons de 1675 ? Qui a décidé de piocher le second dans l’hagiographie chrétienne ? Toujours est-il qu’après avoir envahi les Tuileries, le 20 juin 1792, la foule en colère tend un bonnet phrygien au roi. Sous l’empire romain, il était porté par les esclaves affranchis. Quelques jours plus tard, la cocarde tricolore est imposée aux hommes avant de l’être, de haute lutte, aux femmes le 3 avril 1793.
Sous la Révolution, le rouge était aussi sur les drapeaux brandis par la troupe avant de faire feu. Par un étonnant renversement, il est repris par les Républicains lors des obsèques du général Lamarque, le 5 juin 1832. S’ensuit un affrontement avec la garde nationale qui dégénère en insurrection parisienne. La monarchie de Juillet tressaille, mais il faut attendre 1848 pour la voir s’écrouler sous les coups paysans et ouvriers. Les Socialistes en profitent pour tenter d’imposer leur bannière rutilante comme emblème officiel de la République. Le député Alphonse de Lamartine s’y oppose : « Ce drapeau rouge, qu’on a pu élever quelquefois quand le sang coulait comme un épouvantail contre des ennemis », est selon lui « plus sinistre que celui d’une ville bombardée ». Il est donc mis au rebut jusqu’à la Commune de Paris, en 1871. Le bonnet phrygien y est aussi en bonne place. Mais là encore, la révolte est écrasée dans le sang.
Pour réparer les vitres cassées par les ouvriers rouges dans les usines du Creusot, en 1899, du papier et des cartons jaunes sont apposés. La couleur déjà associée à Judas figure désormais les patrons et ceux qui les défendent. On retrouve d’ailleurs cette palette en mai 1968. Dans les manifestations se mélangent des bleus de travail avec les costumes au col Mao popularisés par Sun Yat-sen en 1911, et repris par le Grand Timonier. Alors que ces derniers montrent l’allégeance au Parti en Chine, ils accompagnent au contraire le vent de liberté qui souffle sur la France. En un demi-siècle, les guêtres révolutionnaires passent des cortèges aux podiums. Dans sa collection automne-hiver 2018-2019, Christian Dior s’inspire de Mai-68. « Le bleu de travail va revenir cette saison », promet la responsable des ventes d’une grande marque.
Si la mode illustre en général l’insoumission en reprenant les codes du punk, elle peut aussi prendre des accents moins faussement engagés. Le styliste britannique Hussein Chalayan a par exemple montré des femmes effeuillant leur tchador à mesure que le défilé avance. Quand il travaillait pour Christian Dior, John Galliano s’est lui inspiré du siècle des Lumières et de la Révolution. Cette dernière a pris une image si positive qu’elle donne son nom à un livre d’Emmanuel Macron. Mais les gilets jaunes doivent s’en faire une idée très différente.
Couverture : Une photo des manifestations à Paris. (Colin Schmitt/Pexels)