Haimanot
« Vous prenez du lait avec votre thé ? » Catherine Hamlin verse de l’eau chaude dans les tasses, puis tend une assiette de biscuits secs. Le vacarme d’Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, est ici réduit à un murmure. À l’ombre de la terrasse, l’air est doux. Les fleurs, partout, donnent un air bucolique à la maison fissurée mais coquette que « Dr. Hamlin » et son mari Reginald ont construit, il y a une quarantaine d’années. Arrivés d’Australie en 1959 pour y rester trois ans, ils ne sont jamais repartis d’Éthiopie.
Le couple de médecins, fervent catholiques, y a trouvé à qui « faire un peu de bien » en guérissant les Éthiopiennes d’un mal éradiqué d’Occident depuis le début du XXe siècle : une fistule, un trou dans la vessie ou le rectum. La faute à des accouchements longs et douloureux dont les stigmates valent aux paysannes d’être marginalisées. À l’hôpital des Hamlin, où Catherine vit encore à 90 ans, on rend leur vie à ces femmes. Haimanot est l’une d’elles. À 560 kilomètres au nord d’Addis-Abeba, dans la salle carrelée jusqu’au plafond de l’hôpital de Bahir Dar, la jeune femme triture ses cheveux ébouriffés et la robe de nuit qu’elle a reçue à son arrivée, quelques jours plus tôt. Un peu intimidée, la jeune fille laisse son regard papillonner de ses pieds à la fenêtre, de ses mains épaisses, sur lesquelles se lit le labeur, à l’infirmière assise de l’autre côté du bureau. Dehors, l’air est chaud. À dix-huit ans, Haimanot est incontinente depuis trois ans. À 15 ans, raconte-t-elle, pliée de douleur par un labeur sans fin, Haimanot a accouché d’un bébé mort-né. Son mari l’a laissé à sa peine. « Il est revenu trois semaines plus tard. Quand je lui ai dit mon problème, il s’est énervé et a demandé le divorce. » S’en est suivi beaucoup d’errance avant qu’elle ne franchisse la porte du Hamlin Fistula Centre de Bahir Dar, un bâtiment simple, logé au fond de l’hôpital régional. Là, on lui a dit qu’elle pourra être opérée. On lui a même offert une robe de nuit propre. Depuis, Haimanot sourit. Droite comme un « i » sur sa chaise, Catherine Hamlin, « Maye » (« maman », en amharique), comme tout le monde l’appelle à l’hôpital, ne cesse de remettre en place le col de son chemisier à mesure qu’elle se raconte. Elle pèse ses mots, dit sa vie avec retenue et humour, évoque souvent son époux, se répète un peu, ne cache rien de sa foi en Dieu. Lors de notre rencontre, « Dr. Hamlin » avait 88 ans. Elle en a 90 aujourd’hui, n’a sans doute rien perdu de ce phrasé et ce maintien des gens attachés aux bonnes manières, à sa majesté la reine d’Angleterre et aux têtes couronnées en général. Son allure bourgeoise un peu fanée dénote avec un mode de vie pour le moins modeste. Même après plus de cinquante ans en Éthiopie, la nonagénaire semble avoir gardé l’essentiel de l’éducation catholique d’une famille australienne. Lever aux aurores, grâce rendue à Dieu, travail, déjeuner, repos, travail.
La vie dans le pays est à son image, belle et rugueuse.
Célèbre dans son pays natal, la gynécologue est devenue une figure incontournable en Éthiopie, dont elle a récemment acquis la nationalité à titre honorifique. Le gouvernement a même soumis son nom au comité du Prix Nobel de la paix. Pendant un demi-siècle, l’histoire de Catherine et Reginald Hamlin, son mari décédé au début des années 1990, s’est écrite avec celle des paysannes qui, comme Haimanot, vivent recluses ou ostracisées à cause de leur fistule. Dire l’histoire des uns, c’est dire celle des milliers d’autres. Un jour de mai 1959, le couple de médecins et leur fils débarquent dans l’Ethiopie féodale de l’Empereur Hailé Sélassié 1er, à l’apogée de son régime. Quelques mois plus tôt, le couple avait vaincu ses hésitations en répondant à une annonce, parue le journal scientifique The Lancet. Le gouvernement éthiopien cherchait un obstétricien pour former des sages-femmes. À leur arrivée au Princess Tsehay Hospital, les Hamlin passent leurs journées et leurs nuits à traiter les pauvres. Les femmes de la famille impériale viennent aussi les consulter. Jusqu’au jour où arrive une jeune paysanne incontinente. Les Hamlin ne connaissent rien aux fistules, ils commencent à se renseigner. En Occident, le recours à la césarienne et un bon suivi des grossesses ont éradiqué cette plaie de longue date. Et puis, un jour, Reginald et Catherine opèrent leur « premier cas ». « Je me souviens très bien d’elle… Une petite fille fragile. Nous avons même pris une photo d’elle après… Elle est repartie comme elle est venue, à dos de cheval… Non, en fait, notre premier cas, l’anesthésiste l’a tuée sur la table d’opération avant que nous commencions. Il essayait de nouveaux produits. Quoi qu’il en soit, nous avons enregistré de nombreux succès après cela. » Déconcertante Catherine Hamlin qui, par soucis de précision, jongle entre un humanisme à fleur de peau et une froideur toute médicale. La vie dans le pays est à son image, belle et rugueuse.
Les pèlerines
Puis « le bruit a couru que quelqu’un pouvait aider ces femmes. Mon Dieu, elles étaient si pauvres, elles arrivaient enveloppées de loques après des semaines sur les routes… Nous enregistrions tant de succès que nous avons très vite été dépassés par le nombre. Avec mon mari, nous les appelions les “pèlerines aux fistules”. » Peu à peu, Reginald Hamlin, « Reg » pour les intimes, se passionne pour le drame de ces paysannes. « Il était si enthousiaste à l’idée de soigner ces femmes », dit aujourd’hui Catherine, en s’effaçant derrière son mari. Le médecin avait un acolyte. « Reg prenait souvent sa vieille Peugeot pour se rendre à la gare routière. Il disait aux chauffeurs : “Si vous entendez parler de femmes qui perdent de l’urine, amenez-les moi. Je les soignerai gratuitement” », se souvient Birru. Ce vieux monsieur de 71 ans n’en avait que 18 quand il a commencé à travailler pour les Hamlin, d’abord comme jardinier, puis comme homme à tout faire. Il est devenu leur compagnon de route. Tassé sur sa chaise, un bonnet de laine sur la tête, Birru ne cache rien de son attachement aux deux médecins et leur fils Richard. « Au début, Reg m’appelait “boy” parce qu’il n’arrivait pas à se souvenir de mon nom. Je l’ai dit à Richard, qui commençait à comprendre l’amharique, et Reg s’est mis à m’appeler “Gashé Birru” ! » Le vieil homme rit : cette formule de politesse est généralement réservée aux anciens ou aux personnes très haut placées, pas aux fils de paysan comme lui.
Birru se plaît à raconter l’enthousiasme du couple pour ces femmes dont personne ne voulait. À l’évidence, sa vie s’est faite avec celle des Hamlin. Aujourd’hui encore, dit-il, pas un jour ne passe sans qu’il ne se rende au domicile de Catherine Hamlin « pour ouvrir les volets le matin, les fermer le soir ». La journée, Birru est le gardien de la réserve de l’hôpital. En fait, « je suis mieux ici que chez moi… Et puis, ma retraite est passée dans l’achat de l’appartement de mon fils, alors je dois continuer à travailler », finit-il par concéder, avant de reprendre le court de son récit. « Au début, les Hamlin n’avaient pas d’argent, mais quand je voyais ce qu’ils faisaient, en tant qu’étrangers, pour ces femmes éthiopiennes, je sentais que je devais y contribuer, moi qui suis éthiopien. » Birru le paysan devient un soutien sans faille, apprend à communiquer avec ce grand monsieur bourré d’énergie qui baragouine quelques mots d’amharique, et se retrouve même, de fil en aiguille, en charge de la pharmacie : « Reg m’envoyait quelqu’un avec une boîte de médicaments vide et je savais ce que je devais lui donner. » En parallèle, les femmes de la famille royale insistent de plus en plus pour être suivies par le couple de médecins. « Elles aimaient venir me voir, peut-être parce que je suis une femme. Reg disait : “je me concentre sur les pauvres, tu te concentres sur les riches” », s’amuse la vieille dame, en piochant dans l’assiette à biscuits. « Mais nous n’avons jamais reçu d’argent des riches Éthiopiens. Seulement des bébés. » En 1970, les Hamlin, désormais certains de faire leur vie en Éthiopie, achètent un terrain en bordure d’Addis-Abeba, puis obtiennent du gouvernement l’autorisation d’y construire un hôpital uniquement dédié aux femmes victimes de fistule. Les deux médecins dessinent eux-mêmes les plans de l’hôpital et y ajoutent une maison, la leur, en contrebas, où la nonagénaire vit toujours.
Le contraste avec le quartier, moche et bruyant, saisit le visiteur d’entrée. L’endroit est un cocon, unique en Éthiopie.
Les années ont passé, les régimes politiques aussi. L’empereur a été chassé par la violence du Derg, un régime d’inspiration soviétique, avant d’être à son tour vaincu par l’actuel gouvernement au pouvoir. Le couple est resté. En 1993, Reginald Hamlin est décédé. Son épouse qui a voulu fermer l’hôpital, a été convaincue du contraire. Les lieux ont changé. « Quand j’y pense », dit Birru, nostalgique, « au début, on réapprovisionnait les stocks avec la petite Peugeot de Reginald ou à dos d’ânes. Aujourd’hui, le parking est plein de Toyota Land Cruiser… Moi, eh bien, je laisse la place aux jeunes », dit-il avec regret. On le sent dépossédé. Il se sait certainement moins indispensable qu’auparavant. D’une aventure familiale, l’hôpital est depuis devenu une véritable entreprise, construite en escaliers à flanc de colline dans l’ouest de la capitale éthiopienne. En haut, les dortoirs, en bas, la maison des Hamlin. L’établissement emploie aujourd’hui près de 600 personnes – en comptant les médecins, les infirmières, les chauffeurs, les gardiens… – et cinq petits hôpitaux quadrillent le territoire, du nord au sud, de l’est à l’ouest. Des médecins du monde entier viennent à Addis-Abeba se perfectionner et tenter de comprendre pourquoi ici le taux de réussite des opérations flirte avec les 90 %. Huit comités nationaux récoltent des fonds pour l’hôpital, quatre en Europe, un en Australie, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis et au Japon. Une équipe de communication gère les incessantes demandes de journalistes et les visites d’écoliers. Le dortoir et ses 40 lits voulus par Reginald Hamlin existent toujours, mais la salle d’opération a été agrandie depuis son décès. Une maternité accueille désormais celles qui reviennent accoucher après avoir été soignées de leur fistule. Il y a aussi un centre de rééducation physique, une salle de conférence, une petite maison, à l’écart, pour les visiteurs. Et des fleurs, partout, que des jardiniers arrosent à longueur de journée. Le contraste avec le quartier, moche et bruyant, saisit le visiteur d’entrée. L’endroit est un cocon, unique en Éthiopie.
Le village de la joie
Jusqu’à récemment, Dr. Hamlin opérait tous les jeudis matin. Puis elle sortait de la salle d’opération, une canne à la main, et buvait un thé avant d’aller se reposer chez elle, en contrebas du compound. L’après-midi, le médecin promenait sa silhouette longiligne dans le dortoir. Elle faisait sa ronde, s’assurait que « ses » patientes allaient bien, refusait une chaise qu’on lui tendait, embrassait les femmes, leur caressait le bras. Elle jetait parfois un œil au dossier d’une patiente qui n’était pas la sienne, s’assurait auprès de l’infirmière que les consignes de soins ont été bien comprises. Une attention inimaginable dans un hôpital public éthiopien où les soins ne sont délivrés qu’en fonction de la solvabilité du patient. Ici, personne ne paie, les soins sont gratuits. Le couple Hamlin en a fait un principe indiscutable. Les deux médecins ont érigé le psaume 25:40 de Saint-Mathieu en leitmotiv : « Chaque fois que vous l’avez fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Le psaume souligne aujourd’hui la stèle érigée en mémoire de Reginald, à l’entrée de l’hôpital. Impossible d’oublier les fondateurs des lieux, ni leur foi en Dieu. Le portrait de Reginald Hamlin, accroché au mur du dortoir face aux quatre rangées de lits, semble rappeler à tous à qui devoir son bonheur. Le maître des lieux, c’est lui. C’est elle aussi. Dieu a bien sûr droit à son tribut : deux Bibles traînent sur le comptoir d’où l’infirmière en chef a vue sur le dortoir, les icônes religieuses décorent par petites touches discrètes les murs de l’établissement. Entre affection et adoration, la frontière est parfois ténue.
Cette mosaïque de couleurs est devenue le symbole d’une dignité bientôt retrouvée.
L’après-midi, les patientes qui peuvent marcher prennent l’air sur la véranda, rapiècent leur robe ou discutent par petits groupes au soleil. On repère facilement les nouvelles arrivées de celles qui ont déjà été opérées. Les unes se tassent sur les bancs ou restent à l’écart tandis que le visage des autres rayonne. Les premières semblent parfois regarder les secondes avec envie. Dans la grande salle, on passe la serpillière pour la seconde fois de la journée. Les lieux ne doivent pas rappeler leur condition aux femmes. Non loin, près de l’entrée où sont enregistrées les nouvelles arrivantes, une télé grésille des programmes de la chaîne nationale. Assises sur des bancs en bois, quelques femmes patientent des sacs plastiques à leurs pieds. Leurs seuls biens. Les autres, celles qui ont été admises, se sont enveloppés de ces couvertures multicolores que des retraitées britanniques ou australiennes ont confectionnées et envoyées en Éthiopie. Cette mosaïque de couleurs est devenue la marque de fabrique du Hamlin Fistula Hospital, le symbole d’une dignité bientôt retrouvée. Il arrive encore que l’incontinence ne puisse pas être totalement résorbée. On place alors un cathéter relié à un sac que les femmes portent à la hanche, sous leurs vêtements. Pour beaucoup, il est impossible de rentrer chez elles, où elles ne pourront changer leur poche en plastique dans de bonnes conditions d’hygiène, où elles rencontreront sans doute trop d’hostilité. Elles-mêmes doivent d’abord apprendre à vivre avec leur handicap. Dans un pays rural et terriblement accroché à ses traditions, la différence ne se vit pas aisément. Depuis 2003, une quarantaine de femmes vit ainsi à temps plein au Desta Mender Centre, le « village de la joie » en amharique, à une quinzaine de kilomètres hors d’Addis-Abeba. L’État éthiopien a offert les 21 hectares de terrain. Le pays enregistre d’ailleurs d’excellents résultats.
Voici plus d’une heure que Catherine Hamlin se raconte. La fatigue s’entend dans sa voix dont le débit se fait plus lent, les silences plus longs. « Pour ces femmes, rien ou presque n’a changé. Elles sont sans doute moins démunies qu’auparavant, elles peuvent venir jusqu’à nous plus facilement. Mais, dans les campagnes, les femmes restent des citoyens de seconde zone. » Ses paroles ricochent jusqu’au Hamlin Fistula Centre de Bahir Dar, dans le Nord du pays. Dans son bureau encombré de paperasse, le docteur Bitew Abebe poursuit : « Le problème est triple : la décision de venir à l’hôpital est souvent trop tardive, la femme elle-même ne décide pas, ses parents le font pour elle et la tradition veut qu’on accouche à la maison. Ensuite, souvent, aucune voiture ne peut se rendre jusqu’au village, aucune route ne passe la montagne, aucun pont ne franchit la rivière. Enfin, dans les centres de santé, il n’y a pas de personnel qualifié, pas de sang à transfuser, pas d’anesthésiste, parfois pas de lumière dans le bloc opératoire. » En la matière, les efforts des autorités sont indéniables mais la tâche est aussi ardue que le pays est vaste. Les Éthiopiennes risquent de continuer encore longtemps à accoucher en courant le risque de développer une fistule. Contrairement au siècle passé, elles pourront être opérées, parfois même avoir d’autres enfants, à condition de pouvoir se rendre au Hamlin Fistula Hospital. Elles y croiseront probablement, pour quelques années encore, la pétillante vieille dame qui a donné son nom au lieu. Tôt le matin, une fois son thé bu et sa prière dite, « Maye », vêtue de sa blouse blanche, grimpera peut-être encore les marches qui séparent sa maison du dortoir, pour saluer ses « pèlerines ».
Couverture : les patientes du Hamlin Fistula Hospital dans leurs couvertures, par Kate Holt.