Le NYPD a déclaré la guerre contre la drill. Vice révèle qu’en octobre 2019, la police de New York a demandé au festival Rolling Loud, le plus grand festival de rap du monde, de retirer cinq figures de la drill de Brooklyn de leur affiche. Pop Smoke était l’un d’eux. « Si vous laissez ces individus se produire sur scène, il y aura un risque accru de violences », prévenait le service de police de la ville de New York dans une lettre adressée au festival – qui a naturellement obtempéré.
Face aux préjugés des autorités, qui jugent que le sous-genre de plus en plus populaire véhicule des messages violents de nature à empirer la situation dans les rues américaines, le manager de Sheff G, l’un des quatre autres rappeurs interdits de scène, estime qu’en « empêchant les rappeurs de gagner leur vie, vous les forcez à rester dans le monde » qu’ils décrivent dans leurs lyrics, tels les bardes du XXIe siècle.
Mais cette guerre de la police new-yorkaise contre le rap n’est pas nouvelle. Elle a même une unité secrète entièrement dédiée à la surveillance des rappeurs locaux, la Rap Unit.
L’étreinte de la police
6ix9ine a de l’humour. À sa sortie de prison en mai dernier, le rappeur new-yorkais aux 22 millions d’abonnés Instagram ne suivait qu’un seul compte sur la plateforme : celui du NYPD. Avec une audace qu’on n’aurait pas soupçonnée quelques mois plus tôt, 6ix9ine a décidé d’assumer pleinement d’avoir balancé ses anciens « amis » du Nine Trey Gangster Bloods afin de réduire sa peine de prison pour complot d’assassinat et braquage à mains armées.
Et on peut dire que son choix a payé, au vu du succès dont son retour aux affaires est couronné. Ce vendredi 4 septembre 2020, il a sorti son nouvel album Tattle Tales (tattletale signifiant « balance »), déjà pressenti pour prendre la tête des ventes d’albums ces prochaines semaines. Au fond, rien de tout cela n’aurait été possible sans le concours de la police de New York et de son unité secrète qui épie les faits et gestes des rappeurs.
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Dans le sillage de deux moto-cross, un van noir pénètre le quartier de Crown Heights, à Brooklyn. Sur son interminable carrosserie, le reflet des immeubles en briques s’éclipse peu à peu derrière une foule compacte. « Tekashi ! Tekashi ! Tekashi ! » réclament les jeunes. La porte où rayonnent leurs visages dans le soleil d’hiver finit par s’ouvrir. À peine dehors, le rappeur est encerclé par ses fans. Il sourit sous son bonnet, d’où partent de longs cheveux multicolores, prend la pose et serre les mains qui ne sont pas occupées à le filmer. Quand, de proche en proche, une sirène retentit, l’hystérie retombe.
« Vous devez partir », répète une femme avec un brassard. 6ix9ine (anciennement Tekashi69), de son vrai nom Daniel Hernandez, est conduit vers une voiture des forces de l’ordre. Ce 27 février 2018, la police de New York (NYPD) est venue lui signifier qu’il n’avait pas d’autorisation pour filmer le clip de « Billy » ici. « Nous savons qu’il devient populaire et nous voulons que tout le monde soit en sécurité », assure-t-elle. 6ix9ine n’est finalement pas arrêté. Mais ce n’est que partie remise. Mardi 21 novembre, l’artiste est interpellé avec cinq autres personnes et inculpé pour racket, possession d’armes et participation à une entreprise criminelle.
D’après les autorités, 6ix9ine était présent lorsqu’un gang a commis un vol sur un rival, à Times Square, dans les jours qui suivirent l’intervention de la police à Brooklyn. Il a même filmé la scène. Un de ses amis aurait aussi tiré sur un homme le 21 avril au Barclays Center, sans parvenir à le toucher. Le 16 juillet, la balle destinée à quelqu’un qui avait manqué de respect au groupe a atterri dans le pied d’un passant. Et le 16 août, alors que le rappeur enregistrait un clip avec 50 Cent pour le morceau « Get The Strap », une Porsche blanche a ouvert le feu à l’arme automatique. Dans la vidéo, entre deux fusillades mises en scène, on peut le voir suspendu à la fenêtre d’un véhicule du NYPD.
En attendant son jugement, Daniel Hernandez écrit des textes pour son prochain album, d’après des sources citées par le site TMZ. Sur une photo prise par sa compagne, Jade, qui lui a rendu visite au parloir le 8 janvier 2019, il apparaît plutôt en forme. Le suspect risque pourtant gros. En octobre 2018, il avait été condamné à quatre ans de probation pour avoir filmé une fille de 13 ans en plein acte sexuel. Désormais, une peine de 32 ans de prison pourrait être prononcée à son encontre. Les enquêteurs du NYPD ont d’autant plus d’éléments sur lui que sa vie était documentée dans les grandes largeurs sur Instagram. Mais cela faisait longtemps qu’ils avaient un œil sur lui.
Car la police de New York dispose d’agents spécialisées dans la surveillance de rappeurs. Leur travail a entraîné l’arrestation de Bobby Shmurda en décembre 2014, condamné à passer de six à sept ans de prison pour participation à une entreprise criminelle et possessions d’armes en octobre 2016. Des artistes comme Drake, Chris Brown, French Montana, Fabolous, Wiz Khalifa, Young Jeezy, Fat Joe, Jim Jones et Lil Wayne sont aussi épiés. « Le NYPD ne veut pas qu’un rappeur se fasse descendre à New York car le genre est aujourd’hui très visible », confie un ancien policier new-yorkais, Derrick Parker, qui a monté une unité dédiée au hip-hop en 1999.
Pour expliquer la violence qui entoure certains rappeurs, Parker fait remarquer que « ces artistes viennent de la rue et quand il réussissent, ils emmènent avec eux des gens qu’ils n’auraient pas dû. C’est difficile de s’en séparer, je le comprends. » Mais dans le cas de Tekashi69, l’histoire est différente.
Malin génie
Autour des mèches colorées de Daniel Hernandez, dans le quartier new-yorkais de Crown Heights, les fans éconduits par la police continuent de scander le nom de Tekashi69. Sa garde rapprochée tente de son côté de rester près de « Danny », comme l’appellent ceux qui le connaissent bien. Tous expliquent que malgré ses tatouages, qui font référence à des gangs, l’artiste n’a jamais été impliqué dans des groupes criminels avant sa rencontre avec Kifano Jordan, alias Shotti, un membre du groupe Nine Trey Gangsters Bloods. Pour son ami, Andrew Green, c’est le même Danny qui était derrière le comptoir du Stay Fresh Grill & Deli, un restaurant de Brooklyn. Et c’est le même Danny qui vivait dans un trois pièces sur Locust Avenue avec sa mère, son frère, la petite amie de son frère, la sienne et son fils.
Le père de 6ix9ine étant parti quand il était bébé, ce rôle a été pleinement joué par le nouvel ami de sa mère, née au Mexique. Apprenant plus tard que ce Portoricain n’était pas son géniteur, il a gardé une bonne relation avec lui. Malheureusement, l’homme a été tué en pleine journée devant l’appartement de la famille, alors que le garçon avait 13 ans. Danny, qui avait refusé de l’accompagner dehors ce jour-là, a commencé à avoir des problèmes en classe. Renvoyé en quatrième, il a souvent connu un sort identique en travaillant aux côtés de son frère aîné.
Avant de prendre le micro, le jeune Américain est passé maître dans l’art de la provocation sur Internet. Sitôt excédées par ses messages, ses cibles étaient désarmées par sa gentillesse quand elles le rencontraient pour en venir aux mains. Malin et croyant, Danny comptait sur Dieu afin d’exaucer son vœu de célébrité et le sortir de la pauvreté. L’un de ses premiers morceaux, « 69 », publié en 2014, a attiré l’attention sans toutefois intéresser de gros labels. Dans le clip, on le voit, une jeune femme à ses pieds, parler avec son père au téléphone tout en fumant. Début 2015, il a tourné une autre scène de fellation, réelle celle-là, avec le rappeur Taquan Anderson et une fille de 13 ans… Elle a même été publiée sur Instagram.
La réputation sulfureuse naissante de 6ix9ine suscite alors l’intérêt de le NYPD. Interrogé par l’inspectrice Maureen Sheehan, il a passé quelques mois à la prison de Rikers Island. On a obligé l’artiste de 18 ans à écrire une lettre d’excuses à la famille de l’enfant, à faire 300 heures de travaux d’intérêt général et à suivre un traitement psychologique. Il a vainement tenté de se déculpabiliser en se comparant au rappeur Meek Mill – condamné à 10 ans de probation et plusieurs peines de prison pour une simple possession de drogue – puis a mis l’affaire de côté.
La relation entre le NYPD et 6ix9ine aurait pu s’arrêter là, ce dernier ayant connu le succès grâce à son morceau « Gummo », sorti en novembre 2017. Mais le rappeur Trippie Redd, qui lui reprochait de lui avoir volé l’instru, a rendu public ses démêlés judiciaires. Et Danny s’est mis à frayer dangereusement avec Kifano Jordan, alia Shotti. Pourquoi a-t-il embrassé la violence alors même que la gloire lui tendait les bras ? Pour son ami, Andrew, c’est « Internet » qui l’a poussé à travailler jusqu’au bout cet image de gangster. Car, juge de son côté Derrick Parker, « dans le hip-hop, il y a une culture de la violence que la police veut enrayer, car elle est vue par toute la société ». Dit autrement, la NYPD ne veut pas que 6ix9ine donne le mauvais exemple.
La liste
La voix d’A.J. Calloway tremble dans le combiné. Les nouvelles sont mauvaises, se doute Derrick Parker, qui vient de décrocher son téléphone ce 30 octobre 2002 à une heure du matin. « Tu as entendu ce qui s’est passé ? » s’enquiert le présentateur d’une émission de télévision consacrée au hip-hop, 106th and Park. « Jam Master Jay s’est fait tirer dessus », souffle-t-il. Le fondateur du groupe Run-DMC vient d’être abattu dans son studio du Queens, à New York. Derrick Parker ne mène plus d’enquêtes criminelles depuis neuf mois, mais c’est lui qu’on appelle en tant que « détective du hip-hop ».
Après le meurtre de Notorious B.I.G. en 1997, Derrick Parker a été chargé de monter une unité dédiée aux crimes du milieu du rap. « J’étais prédisposé à jouer ce rôle car j’ai passé ma carrière à arpenter les quartiers chauds de New York et j’ai grandi avec le rap comme bande-son », indique-t-il. Dès les années 1980, Parker fréquentait les concerts de Heavy D et Big Daddy Kane avant qu’ils explosent. Les vendeurs de drogue qui orbitaient autour du milieu ne lui échappaient pas, mais il était ravi de rencontrer Puff Daddy, Suge Night et Snoop Dogg. Le soir de la mort de Jam Master Jay, ce n’est donc pas un hasard si Eric B., du duo Eric. B. et Rakim, l’appelle pour lui demander de protéger des témoins.
D’après une source anonyme citée par le New York Post, l’unité spéciale du NYPD est plutôt bien accueillie par les rappeurs. « Leur travail consiste à réduire la violence dans l’industrie », relate-t-elle. « Lorsqu’ils se rendent compte qu’il y a une embrouille entre rappeurs, ils tentent d’éviter qu’ils se croisent. Ils agissent en civil. » En avril 2004, après une fusillade entre les crews de Foxy Brown et Lil’ Kim, la presse se fait l’écho d’une liste dressée par la police new-yorkaise contenant les noms de 40 rappeurs. « Nous ne ciblons pas des personnes, mais nous suivons ceux qui ont déjà été arrêtés pour éviter de nouveaux délits », précise le porte-parole du département de police Brian Burke. L’année suivante, une liste fuite. Elle contient les noms de Jay Z, Busta Rhymes, Damon Dash, Ja Rule, et Fabolous.
En 2012, le NYPD se sert d’une vidéo publiée par le rappeur Na Boogz pour l’inculper, comme il fera plus tard usage des publications Instagram de 6ix9ine. La liste s’enrichit cette année-là des noms de Drake et Chris Brown, dont les entourages se bagarrent au W.I.P, un club de SoHo. Deux ans plus tard, la tentative d’assassinat du manager et producteur Suge Knight dans une discothèque d’Hollywood pousse la police à renforcer son unité spéciale. Ses membres « veulent éviter ce genre de situation », observe la source citée par le New York Post. « Si quelque chose arrive, ils veulent être déjà sur place. » Or, ajoute-t-elle, « il y a des tas de vrais gangsters qui évoluent en marge de l’industrie. »
Shotti est semble-t-il de ceux-là. Si d’après Andrew, ce membre du fameux gang des Bloods « n’est pas le manager [de Tekashi] mais son ami », d’autres proches du rappeur indiquent qu’il se voit comme le nouveau Suge Knight. Toujours est-il qu’en se rapprochant de lui, Danny a criblé sa musique et ses messages de références aux Bloods. Les embrouilles sont aussi devenues courantes lors de ses concerts. Dans le Minnesota, quelqu’un a jeté un seau à glace sur le rappeur, par ailleurs impliqué dans une bagarre à l’aéroport de Los Angeles en février 2018. Huit balles ont été tirées sur le tournage d’un clip à Beverly Hills. Sans parler des faits aujourd’hui rapportés par l’acte d’accusation.
Selon Derrick Parker, l’unité de dédiée au rap n’existe plus en tant que telle, mais certains policiers, notamment chargés des concerts, suivent toutefois ses pas. Contactée par téléphone, la police de New York refuse de se prononcer à ce sujet. Mais si elle avait un œil sur le compte Instagram de 6ix9ine, elle suit probablement avec assiduité l’activité de bien des rappeurs.
Couverture : 6ix9ine à bord d’une voiture du NYPD dans le clip « Get The Strap ».