2009, la bible narrative

« Ubisoft, société basée à Montreuil, cherche scénariste de jeu vidéo. Profil recherché : expérience en bande dessinée. » C’est au moment où je commençais à travailler sur des projets de BD que j’ai répondu à cette petite annonce dans Télérama. À l’époque, c’était un peu le Far West. Le profil qui semblait le plus coller à un boulot de scénariste de jeu vidéo était quelqu’un qui savait maîtriser un découpage, des dialogues, une organisation de la narration. J’ai posé ma candidature, et j’ai été embauché en 1996. Alors que je n’avais pas encore publié quoi que ce soit, je commençai une carrière de scénariste de jeu vidéo pour travailler sur Rayman 2. Pendant quatre ans, j’y ai appris les spécificités de l’écriture interactive. Le premier jeu sur lequel j’ai travaillé après avoir quitté Ubisoft a été Iron Storm. C’était un jeu très confidentiel, une uchronie sur la Première Guerre mondiale développée par un petit studio qui s’appelait 4X. Ces derniers avaient posé un axiome très intéressant. « On est en 1964, et la Première Guerre mondiale n’est pas finie. Trouvez la raison. » C’était ainsi qu’ils recrutaient.

J’ai pensé : « On est dans une uchronie, il faut qu’un événement historique ait dérapé. Première Guerre mondiale, quel est l’événement majeur ? La Révolution russe, l’avènement du communisme. » J’ai répondu : « La Révolution russe n’a pas eu lieu. Il n’y a que du capitalisme, les armées sont cotées en bourse, il faut que la guerre continue. » J’ai adoré travailler sur le monde de Iron Storm parce que j’avais quasiment carte blanche. Le but du scénario, c’était que le soldat, né dans les tranchées, découvre que la guerre alimentait l’économie. Tout s’effondrait si la guerre s’arrêtait. C’était la première fois que je pouvais injecter de la science-fiction, de la réflexion un peu politique dans un jeu vidéo. Depuis, j’ai toujours été freelance. Je travaille pour les boîtes qui m’emploient à la mission, sur du court terme. C’est très variable. Un mois, deux mois, trois mois, un semestre… quatre ans dans le cas de Remember Me.

« L’objectif initial était qu’au terme de ces six mois, l’équipe livre une bible narrative infusée par ce paradigme technologique. »

Remember Me a été une sacrée aventure. C’est Alain Damasio, l’un des cofondateurs de Dontnod Entertainment – lui-même contacté par les autres fondateurs parce que c’est un auteur de SF qui a pignon sur rue –, qui m’a appelé. « Je vais créer un jeu vidéo, tu ne voudrais pas qu’on bosse ensemble ? » Avec mes dix ans de jeu vidéo derrière moi, je lui ai répondu : « Tu sais ce que c’est de monter un studio ? » Je voyais cela comme un doux rêve. Un jour, il m’a rappelé : « C’est bon, le studio est monté. J’ai besoin de six ou sept personnes pour bosser avec moi sur le développement d’un jeu pendant six mois. Tu en es ? » J’ai débarqué à Dontnod en juillet 2009. La boîte devait employer à l’époque une trentaine de salariés. J’ai rejoint l’équipe narrative, composée de sept personnes (Jean-Luc Cano, Léo Henry, Eline Le Fur, Amine Mestari, Jacques Mucchielli, Bruno Raymond-Damasio). Pour ne pas se scléroser dès le départ, Alain avait sélectionné exprès des gens de milieux différents, de la télévision, du cinéma, du roman, du documentaire. Il m’était arrivé de travailler sur des scénarios avec d’autres scénaristes. Mais jamais autant. Le plus souvent, un scénariste travaille seul. Le pool de narration est souvent réduit, quand il y en a un – il arrive que le scénario soit pris en main par un game designer. Sept scénaristes, cela n’existe pas, c’était une première.

Pendant six mois, cette équipe allait s’affairer à développer cet univers de science-fiction qui se déroule en 2084. Alain est un faiseur de mondes. Il aime travailler en couvrant un maximum de détails. Il a besoin de sentir les moindres aspérités dans lesquelles il va faire évoluer ses personnages. On a travaillé sur l’écologie, l’architecture, l’économie, l’alimentation, les classes sociales. Concevoir un monde complet, le plus viable et le plus réaliste possible, était indispensable en vue d’injecter cette idée force : que la mémoire humaine avait été numérisée, que tout le monde pouvait l’acheter, l’échanger, l’effacer, la voler. Il y avait une ambition narrative très forte. L’objectif initial était qu’au terme de ces six mois, l’équipe livre une bible narrative infusée par ce paradigme technologique. En décembre 2009, nous avions bouclé l’écriture d’une première trame. Notre contrat de six mois se terminait. Après quoi, Remember Me passait en phase de production.

2010, écrire un jeu

Dontnod aurait pu embaucher un scénariste extérieur à cette équipe pour faire la coordination entre le proto-scénario et la manière dont celui-ci allait se matérialiser dans le jeu. J’avais le profil-type, puisque dans l’équipe initiale, j’étais presque le seul qui avait en tête les contraintes de l’adaptation d’un tissu narratif sur un support vidéoludique. Comme j’étais déjà dans les murs, j’ai posé ma candidature, et c’est moi qui ai été pris. Notre première mouture commune restait très littéraire, très dense, un peu barrée. Elle était impossible à adapter telle quelle en jeu vidéo. C’était une ossature. Très souvent, quand on en parle entre nous a posteriori, on se dit : « Il n’y a peut-être que 5 % de ce qu’on a fabriqué au départ qui est dans le jeu. » C’est vrai en termes de volume. Mais c’est notre travail qui a permis de nourrir une certaine cohérence à chaque étape de la création. À chaque fois qu’un membre de la prod venait me demander comment il pouvait habiller telle publicité, à quoi pouvait ressembler tel magasin, sur quel type de véhicules on pouvait s’appuyer pour habiller les rues de Neo-Paris, pour tout cela, il y avait des réponses dans la bible narrative qu’on avait conçue en amont.

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Saint-Michel en 2084, dans Remember Me
Crédits : Capcom

L’expérience aidant, on sait que le scénario qui a été écrit va être pris en charge par trente personnes, et que si la moitié d’entre elles ont lu le scénario une fois pendant la production, c’est déjà bien. La culture de la lecture est effectivement très faible dans la prod de jeux. Parfois, c’est parce qu’ils n’ont tout simplement pas le temps. J’ai travaillé en télé, où c’est bien pire – il n’y a même plus de mots, c’est un powerpoint en deux images qui est supposé résumer un concept. Dans le jeu vidéo, il y a encore un peu de lecture. Même si notre bible de plus de 1 000 pages a été ramenée à un document lisible de 200 pages environ, en tant que scénariste, je devais travailler ma communication pour fournir des informations précises, didactiques.

Quand tu bosses la tête dans le guidon huit, neuf ou dix heures par jour, tu as moins le temps de lire toute la documentation fournie par le scénariste. C’est cela que voulait dire Alain quand il disait qu’il n’y avait pas la culture du lire dans cette industrie. On doit maîtriser des formats très courts qui peuvent passer par la parole. Il faut aller à la rencontre des concept artists, discuter avec eux et trouver le terme sur lequel tu sais qu’ils vont réagir favorablement. En évitant aussi les clichés. Parce que plus on réduit le champ d’explication, plus on en vient à des mots-clés synthétiques, et plus on risque de tomber dans des choses qui sont déjà balisées. C’est ce qui avait contrarié Alain, je crois : la finesse du verbe passe très mal dans la culture du développement du jeu.

Pendant l’écriture, j’ai essayé de faire passer certaines de mes inquiétudes vis-à-vis de la technologie galopante. C’est un point de vue que je partage avec Alain. Mon boulot, au moment où je reprenais la main derrière lui, était de ne pas trahir sa lecture du risque de l’intrusion technologique. J’étais garant et héritier de cette conception initiale. En tant que scénariste, je voulais alpaguer le joueur au niveau des sentiments. Qu’il y ait des moments où il se sente un peu inquiet, qu’il se demande si ce qu’il était en train de faire était bon, défendable ou non, en contrôlant un personnage capable d’altérer et manipuler la mémoire d’autrui. Je souhaitais qu’il se pose des questions sur la nature et la portée de ses actes, qu’il s’interroge sur Nilin, qui est une héroïne avec des zones d’ombre bien marquées. Je pense qu’on a réussi à tenir jusqu’au bout une narration se concluant par une scène de fin touchante. Je vois régulièrement des commentaires de gens qui disent : « La fin m’a amené de l’émotion. » C’était important, je ne voulais pas quelque chose de froid.

C’est un point de vue plus personnel, mais derrière cette thématique de société confrontée à un paradigme technologique qui risque de la détruire, je tenais à ce qu’on aborde l’intimité d’une personne, sa famille, ses fêlures, son passé, les fautes qu’elle a pu commettre, qu’elle a essayé d’oublier et qu’elle va devoir réapprendre à assumer. Être humain, c’est cela pour moi : assumer ce qu’on est et tout ce qu’on a fait. Mettre ses fautes de côté, c’est risquer de perdre son humanité. Philip K. Dick disait : « Le jour où les androïdes auront des émotions, ils seront des êtres humains. Le jour où les êtres humains n’auront plus d’émotions, ils seront des androïdes. » Dans le paradigme qu’on avait posé, à savoir la capacité à effacer des morceaux de sa mémoire, à seulement garder ce que l’on a envie de garder et si possible les moments heureux, il y avait pour moi le danger de se couper de son identité profonde. Les échecs, la douleur, la souffrance font au moins autant partie que les bons souvenirs pour se bâtir.

« Attention Alain, il y aura dans le jeu énormément de déperdition par rapport à ce qu’on a écrit. Et si tu n’es pas habitué à cela, cela risque de faire un peu mal ! »

Après la dissolution du pool narratif initial, Alain est resté le directeur narratif de la boîte. Depuis Marseille, il a suivi le projet avec moi en binôme pendant un an à peu près. L’écriture de son prochain roman, l’adaptation en film de La Horde du Contrevent, sont autant d’éléments qui l’ont amené à partir. Il a pris de la distance aussi parce que je crois – je ne suis pas dans sa tête – qu’il commençait à percevoir ce que je lui avais dit en amont : « Attention Alain, il y aura dans le jeu énormément de déperdition par rapport à ce qu’on a écrit. Et si tu n’es pas habitué à cela, cela risque de faire un peu mal ! » Il en a beaucoup souffert. Il s’est agacé, il a piqué des colères, il a regretté une déperdition marquée de ce qu’on avait mis en place au départ. Moi je lui disais : « C’est le processus normal. »

L’expérience de la profession de scénariste protège un peu de la frustration liée à cet effet entonnoir, qui élague largement dans la matière initialement proposée jusqu’au tissu narratif final livré aux joueurs. Il faut avoir un petit peu de bouteille pour prendre sur soi. Un jeu vidéo évolue en permanence dans sa production. Surtout si elle dure quatre ans. Il y a des impacts économiques très réguliers faisant que nous n’aurons pas toujours le temps de développer tel aspect du jeu. Cela va altérer le personnage, son aventure, son rapport au monde. Le scénariste de jeu vidéo doit tout le temps s’adapter. C’est pour cela qu’il fallait qu’un scénariste reste sur le pont jusqu’à la conclusion du projet pour garder une ligne narrative claire. Notamment en cas de coup dur.

2011, Sony s’en va

Je n’étais pas dans le secret des dieux, mais la réponse officielle qu’on avait eue à l’époque était que Sony n’allait pas forcément très bien. Ils avaient des décisions à prendre, parmi lesquelles la mise sous boisseau d’une dizaine de projets financés en Europe. Je crois que cela avait aussi à voir avec des bisbilles entre Sony Europe et Sony Asie. Toujours est-il que nous avons appris que Sony lâchait Remember Me. Ce qui a fait mal en interne, c’est que la nouvelle est tombée à quelques jours du bouclage d’une grosse échéance. On avait instauré entre nous un décompte des jours : 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3… On savait qu’à 0, on aurait fini la maquette qu’on devait livrer à Sony pour la validation du projet. Deux ou trois jours avant la fin du décompte, Sony nous a dit : « Finalement on arrête l’aventure avec vous. »

Cela a été un coup au moral bien sûr… et en même temps pas tant que ça. Dans notre équipe, pas mal de salariés, même juniors, avaient vécu des expériences difficiles. Certains game designers, issus de chez Darworks, avaient souffert de la délocalisation de I Am Alive. Pour eux, qu’un projet soit arrêté, reparte dans une autre direction, qu’il y ait du chaos et des heurts au sein d’une prod, constituait une étape classique du développement d’un jeu vidéo. Il y avait néanmoins eu une inquiétude parce que le calendrier de développement était tout d’un coup stoppé.

Nous sommes entrés dans une phase d’adaptation : « Il nous reste combien en caisse ? Que peut-on faire, dans quel délai, avec quel budget ? » La première grosse coupure a correspondu à une remise à plat de l’ambition et des objectifs. Il y avait à l’origine une quinzaine de niveaux. On avait prévu de sortir de la ville, d’aller voir au-delà du périphérique comment vivaient et souffraient les gens qui n’étaient pas des privilégiés. La trame tournerait toujours autour de Neo-Paris, mais un pan éco-politique qui avait structuré une bonne partie de la conception du monde passait à la trappe. Un des combats que j’ai tenté de mener, pas toujours avec succès à ce moment-là, était de dire : « Attention, je ne peux pas raconter la même histoire avec une amplitude et un spectre de jeu à ce point réduits. »

Raconter autrement, ce n’est pas toujours facile. Les gens te disent : « Garde la même histoire, tu n’as qu’à enlever des morceaux… » Je répondais que je ne pouvais pas. Qu’on allait se retrouver avec des trous. Avec des rythmes, des courbes d’évolution de personnages incohérentes – ça, c’est la petite cuisine du scénariste qui a en tête le rythme de son histoire. Je savais que j’allais devoir non pas repriser, mais amener autre chose. J’ai fini par dire : « Okay, je prends un mois, je fais table rase, je reprends tous les éléments qu’on a en stock, vous me dites ce dont je dispose – temps, nombre de personnages –, et sans trahir l’ambition initiale je vais reconstruire quelque chose. »

Évidemment il y a des bases sur lesquelles je n’allais pas revenir : le personnage principal, la thématique majeure de la mémoire. Ce n’était pas faire table rase dans la mesure où le monde existe déjà. C’était plutôt redistribuer les éléments, revenir à quelque chose de plus condensé en retirant certains personnages ou certaines péripéties. En redéployant des lignes de force narratives différentes à partir d’un même cocon. Comme je suis un vieux briscard et que je sais faire avec les moyens dont je dispose, je savais que j’allais devoir me servir de certaines phases de jeu pour y instiller de la narration. Je me suis donc servi des memory remixes – ces flash-backs au cours desquels l’héroïne retrouve des pans de sa mémoire – comme autant d’espaces narratifs, des sortes de cinématiques interactives. C’est là que j’allais raconter les moments-clés de l’évolution de Nilin.

J’étais parti pour retricoter seul une histoire, éliminant parfois de manière un peu drastique des choses qui avaient été posées quand on avait un peu plus de budget et d’espace narratif. Au-delà de la contrainte, c’était aussi un parti-pris plus personnel. Je reste persuadé que prendre quelque chose d’existant et retirer des morceaux en essayant de sauver les meubles, cela ne donne pas grand-chose. Cela se voit. J’ai suffisamment d’expérience pour dire, lorsque je joue à certains jeux, « c’est tellement évident qu’il manque un bout, là ! »

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Place de la Bastille
Crédits : Capcom

Avec le retrait de Sony, nous avons passé six mois sans éditeur. C’était très intéressant, parce que c’était une phase où nous avons constamment gardé en tête toutes les contraintes. J’utilise souvent ce parallèle : quand on demandait aux Monthy Python comment ils avaient eu dans Sacré Graal cette idée géniale de l’écuyer imitant le galop avec des noix de coco, la réponse était : « Parce qu’on n’avait pas les moyens de louer des chevaux. » L’idée était sublime, le gag à se rouler par terre. C’est la contrainte qui les forçait à trouver des solutions brillantes. Je crois à la contrainte comme un révélateur. C’est parfois dangereux d’avoir trop de temps, trop de budget. C’était une période très instable, on ne savait pas trop où on allait. Mais au moins on avait un cadre très précis qui nous forçait à trouver des solutions rapides. Il fallait faire avec ce qu’on avait.

Nous avions en caisse de quoi produire pendant encore un an. Des personnes dont c’est le métier nous disaient : « En termes d’ambition, on peut faire un jeu qui ressemble à Arkham Asylum, le premier Batman. » Parce que tout est une question de coûts et de temps de fabrication, on devait se débrouiller avec des données a minima pour construire un scénario qui tienne debout. Combien de personnages pouvait-on créer, modeler et animer ? Combien de décors était-on capable de construire et habiller ? Combien de gameplay features serait-on capable de mettre en place ? Autant de questions et de réponses qui détermineraient la vision envisageable du jeu, et l’histoire que je pouvais y déployer.

Le même questionnement s’appliquait pour la toile de fond. Parmi les enjeux de base figurait la notion de résistance. C’était quelque chose auquel tenait Alain. Cette résistance était incarnée par les Erroristes, un mouvement d’opposition clandestin imaginé en amont du projet. La sanction est tombée : nous n’aurions pas le temps de les développer ni de les mettre en scène. Et pourtant, il était hors de question de les éliminer de notre monde et de notre histoire. Dans l’écriture, il fallait donc que je fasse comprendre que Nilin appartenait à ce mouvement sans jamais croiser aucun de ces individus. C’est passé par des petites astuces comme des bulletins d’information, des tags matérialisant une activité résistante dans Neo-Paris, une cinématique montrant des Erroristes libérés de la prison de la Bastille, reprenant le flambeau de la Révolution dans la cité. Sauf qu’on ne les voit pas en réalité. Il fallait raconter cet allumage de mèche, même si, visuellement, nous n’avions pas la possibilité de montrer ces personnages. Il fallait maintenir cet élément narratif coûte que coûte parce que cela faisait partie des fondations du projet.

« Je me suis mis à travailler à rebours. Comme un scénariste de série télévisée ou de cinéma à qui on dirait : “Finalement le budget est coupé en deux, il n’y aura que 13 épisodes au lieu de 26.” »

Autre exemple : au départ, Neo-Paris était supposé être devenue une cité lacustre. La technologie devait permettre à l’héroïne à se déplacer sur l’eau. Mais cela s’est avéré trop coûteux et compliqué à développer, alors on l’a abandonnée. Plus le niveau symbolique de l’eau baissait, plus le caractère aquatique de la ville perdait son sens. L’allié batelier qui amenait Nilin d’un point à l’autre de la ville n’avait plus aucun intérêt ? Cela me libérait une case pour placer autre chose à la place. En définitive, je me suis mis à travailler à rebours. Comme un scénariste de série télévisée ou de cinéma à qui on dirait : « Finalement le budget est coupé en deux, il n’y aura que 13 épisodes au lieu de 26, à toi de te débrouiller pour qu’avec deux fois moins de décors et deux fois moins de personnages, tu finisses quand même par raconter la même chose. »

Le côté très linéaire de l’aventure ne faisait pas partie non plus des ambitions initiales. Nous avions prévu des espaces semi-ouverts dans lequel le joueur pouvait se déplacer librement et mener ses recherches comme il l’entendait. Il y avait une dimension jeu de rôle, des factions, des alliances, des quêtes facultatives. Leur disparition a ramené Remember Me dans le giron de l’action-aventure. La question étant : comment faire de quelque chose de linéaire une force ? Pour moi, la réponse en termes de narration était assez simple. Nous allions raconter au joueur le destin d’un personnage. Au début, on envisageait plusieurs fins possibles. Que Nilin, et donc le joueur, en position de démiurge, puissent décider : « Je veux poursuivre l’aventure du Sensen », « je veux mettre un terme à cette civilisation », ou « je vais faire ma vie ailleurs ». Mais à partir du moment où le projet devenait plus linéaire, à quoi bon ? Si on est dans une succession d’espaces qu’on traverse une seule fois, autant coller à cette linéarité intrinsèque et raconter une histoire sans arborescence, dans laquelle il y aura au contraire des étapes fortes obligatoires avec des révélations marquées à des moments précis – toujours les memory remixes.

J’ai aussi mis en garde contre une notion que j’avais formulée depuis quelques années et que j’ai baptisée avec humour l’erreur de la fourchette nucléaire. En science-fiction, on a souvent tendance à vouloir tout passer à la moulinette futuriste. Or, un verre suffit pour boire, et une simple fourchette suffit pour manger. La fourchette ne sera pas nucléaire. Le verre ne sera pas en positron. Il y a des règles qui doivent être assez basiques et immuables. Ce sont elles qui permettent de prendre le novice par la main, l’amener dans un univers de science-fiction où il ne va pas être complètement largué. Il peut y avoir des améliorations en termes de progrès ou de confort. Mais il y a des façons de faire qui sont quasiment inhérentes à l’humain et qui n’ont pas besoin de passer par un développement technologique majeur. D’où mon cri du cœur, « Attention, évitez absolument la fourchette nucléaire ! »

Au nom de ce principe, la direction artistique a fait un super boulot pour qu’on soit en présence d’un mobilier, d’éléments qui n’étaient pas trop éloignés de notre quotidien. Cela permettait, je crois, d’amener une vision de Paris futuriste qui avait du sens et qui était possible : commencer par du haussmannien, s’éloigner peu à peu du Paris qu’on connaît pour visiter des zones qui n’existent pas comme Mnemopolis, la tour du futur dans laquelle tout le monde vit en se partageant la mémoire. Il s’agissait de se rapprocher du paradigme mémoriel au fur et à mesure que le joueur avançait dans l’histoire. C’est l’un des directeurs artistiques, Aleksi Briclot, qui dit cela avec beaucoup de justesse : il faut commencer par accompagner gentiment le joueur sans trop l’effrayer, et ensuite lui amener les événements novateurs. Le dépaysement total, cela peut être un autre type d’effet, mais ce n’était pas celui que nous visions. Tout ce travail a été très contraignant. On est sortis de là très, très fatigués mais cela a été enrichissant dans le cadre du développement final du projet.

2012, Capcom arrive

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Nilin
Crédits : Capcom

Encore une fois ce sont des négociations auxquelles je n’ai pas eu accès. Il faut souligner le talent et la compétence des fondateurs de Dontnod qui, après avoir perdu Sony, ont su réactiver des liens avec Capcom – ceux-ci s’étaient montrés intéressés aux prémices du projet. Mais contrairement à Sony qui nous avait plus cornaqués dans la phase de développement (l’aspect jeu de rôle était un de leur souhait majeur), le projet était déjà bien balisé et structuré quand Capcom est entré dans la danse. On devait en être à un quart ou un tiers de la forme finale. De mon point de vue, j’ai moins eu l’impression que Capcom venait amener son grain de sel. Ils étaient là pour accompagner, financer, permettre au jeu d’aller jusqu’au bout. Le prix à payer a été la vente de la propriété intellctuelle. En échange de leur investissement, on cédait la propriété intellectuelle du monde de Remember Me à Capcom. Ce n’était pas le cas avec Sony, où Dontnod gardait un contrôle sur le produit.

Jusqu’ici, le nom de code du jeu était Adrift. Adrift, pour la dérive, c’est-à-dire la dérive d’une société devenue accro à la technologie de la numérisation mémorielle. Puis le marketing de Capcom a commencé à réfléchir à la manière de vendre le jeu. Remember Me, le nom officiel, c’est eux qui l’ont proposé – imposé j’imagine –, même si encore une fois ce ne sont pas des réunions auxquelles je participais. Toutefois, quand quelqu’un met des millions dans la balance et dit : « Le jeu va s’appeler ainsi », en général, on dit oui. C’est un peu inhérent au modèle financier des third parties : il y a des jalons à respecter, et si cela ne convient pas, le robinet d’argent cesse de couler. On se rend vite compte qu’on doit marcher dans la direction qu’ils indiquent. C’est une menace récurrente pour les projets développés selon ce modèle, même si cela s’est passé très cordialement.

L’arrivée de Capcom n’a pas modifié le fond du jeu. Il y a bien eu quelques interrogations : « Un héros féminin, vous êtes sûrs ? » Sur cette question, il y avait eu plus de crispations avec Sony. « Il faudrait de plus gros nichons pour Nilin », ce genre de bêtises – on se dit qu’en 2012 ce n’est pas possible d’entendre cela, et pourtant si. Avec Capcom, la pertinence d’une héroïne a été réglée assez vite. La question a été levée une fois ou deux en réunion, mais ce n’est pas devenu un obstacle – peut-être aussi parce qu’on n’avait matériellement plus le temps de passer à autre chose.

2013, une suite ?

J’ai arrêté d’écrire à plein temps pour le projet vers décembre 2012. On était à six mois du lancement de juin 2013. J’allais encore procéder à des relectures, des corrections ou ajustements, des écoutes de dialogues enregistrés pour vérifier que tout était bien en place. Mais mon rôle de scénariste prenait fin. J’avais passé beaucoup de temps dans les locaux. Tout d’un coup je ne devais plus y passer qu’un jour par semaine, un week-end par-ci par-là, quand il fallait boucler quelque chose de toute urgence. Mais c’est devenu de plus en plus rare. J’ai alors commencé à imaginer la possibilité d’une suite. C’est une déformation professionnelle. Forcément, quand on termine une histoire, on réfléchit à la suite. Il y a des parties de ce monde qu’on a développées et qu’on n’a pas pu mettre en lumière. En équipe réduite, on a commencé à développer un concept avec des gens de Dontnod. Juste parce que gouverner, c’est prévoir, on s’est dit qu’il fallait être prêt à fournir au moins une accroche rapidement si la possibilité d’une suite était envisagée. La suite de l’histoire de Nilin, cela pourrait être quoi ? On a travaillé dessus de façon précise, bien qu’un peu sous-marine. Il existe chez Dontnod un dossier qui contient un Remember Me 2. Si un jour une suite se faisait, cela pourrait constituer une base de travail.

Par contrat, si Capcom faisait une suite, ils devraient d’abord nous la proposer. Mais Remember Me étant la propriété intellectuelle de Capcom, on ne pourrait de toute façon pas développer quelque chose qui se passe dans le même univers sans leur accord. Contractuellement, la bible ne nous appartient pas. Alain avait envisagé à un moment d’insérer la bible en bonus dans Remember Me. Finalement, on s’est dit que ce serait une mauvaise idée. Cela aurait révélé beaucoup de pans du jeu qu’il fallait garder sous le coude en cas de suite. Et parce que le jeu ne dévoilait qu’une partie minime de l’univers que nous avions développé, on encourait le risque d’un effet « tout ça pour ça ? » en révélant l’intégralité du background. Il ne fallait pas ouvrir tous nos tiroirs. Depuis, la bible est restée cachée. La version initiale compilée par les scénaristes n’existe que sous forme de fichiers. Mais il existe bel et bien une version reliée de la version courte. Par rapport à la réception publique et au succès moyen du jeu, une suite n’est pour l’instant absolument pas envisageable. Et puis, avec la nouvelle génération de consoles, on sent bien une vraie frilosité parmi les décideurs depuis plusieurs mois.

« Je pense que le sentiment global est qu’on a produit quelque chose dont on peut être fier. »

Le développement d’un jeu est loin d’être un long fleuve tranquille. Le mode de fabrication du jeu en interne était particulier. Plusieurs équipes avançaient sur différents éléments en parallèle. Bien qu’ayant structuré en amont le scénario en 8 grands épisodes, nous avons d’abord développé le 3, le 4, le 5 et le 7. L’objectif étant que tous les épisodes finissent par bien s’imbriquer dans une narration globale. Toutes les pièces se sont mises en place au dernier moment. C’est l’une des raisons qui m’ont amené à surveiller le développement du projet jusqu’à son terme. Ce n’est qu’à la fin qu’on a vraiment pu juger de la cohérence du projet. C’est un exercice d’équilibriste. On sait qu’il y a des phases de crunch. On se met à bosser sept jours sur sept, quatorze heures par jour, c’est parfois épuisant pour les organismes. En interne, personne ne se le cachait, cela a été très dur. Surtout la fin. On ne peut pas être satisfait d’une succession de heurts violents amenant à revoir notre copie à chaque fois. Mais cela fait partie du métier. Un développement de jeu vidéo sans mauvaises surprise, cela n’existe presque pas. Chaque projet devient une cicatrice dans un parcours. Il y en a eu, il y en aura d’autres.

Quand le jeu sort, malgré une phase d’inquiétude et de tension due à la fatigue, je pense que le sentiment global est qu’on a produit quelque chose dont on peut être fier. Il y a aussi le soulagement d’être allé jusqu’au bout. Il y a tellement de projets qui crèvent avant la fin. On ne s’est pas vendus, on a tenu bon. Il y a une vraie satisfaction à avoir produit un jeu de science-fiction ambitieux avec beaucoup de contenu narratif, dans un studio français et qui se passe à Paris. Au cours d’une interview commune avec Alain, un journaliste nous a demandé : « Êtes-vous satisfaits ? » On n’a même pas réfléchi, tous les deux ensemble, nous avons répondu : « Oui, nous sommes contents de ce que nous avons fait. »

Je ne pense pas que quelqu’un chez nous se soit dit qu’on allait casser la baraque. Mais nous avons fait quelque chose qui tient la route. C’est à peu près dans cet esprit-là que nous avons rencontré la presse pour parler du jeu et faire la promo. Remember Me n’a pas fait un carton au lancement. Il a été accueilli moyennement. Je n’ai pas les chiffres exacts, parce que je ne travaille plus à Dontnod, mais je crois savoir que le jeu a atteint le million de joueurs toutes plateformes confondues. Il me semble qu’on est dans cette fourchette. Sur Metacritic, Remember Me a obtenu à l’époque quelque chose comme 74, ou 75. Cela me semble honnête, c’est à peu près ce qu’il méritait. Je crois qu’on a pas mal payé le fait que The Last of Us soit sorti la semaine suivante. Surtout en période de crise économique, quand un jeu est annoncé avec une moyenne de 95 % sur une trentaine de notes, on se dit que les gens vont garder leur argent pour ce jeu-là. Ce qui est de bonne guerre. Sur la durée, Remember Me semble avoir trouvé un public. Des gens en disent du bien. Son souvenir va se bonifier. Je ne serais pas étonné de le voir apparaître d’ici quelques années comme une référence en matière d’expérience vidéoludique ambitieuse.

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Remember Me
  Crédits : Capcom


Couverture : Remember Me, Capcom