Au-dessus d’un mur de caissons de basse, six lettres et quatre chiffres envoient une lumière vert fluo sur les danseurs d’un club de Rio de Janeiro. Il est écrit Furacão 2000. Pour faire futuriste, le collectif qui organise cette soirée en octobre 1995 a non seulement choisi de s’appeler « cyclone », mais aussi d’adjoindre à ce nom la promesse du nouveau millénaire à venir. L’ambiance est raccord. Seulement avec le changement d’ère, ce genre d’idées est depuis complètement passé de mode. Mais Furacão 2000 n’est pas ringard. Au contraire, c’est devenu un pilier essentiel de la scène funk brésilienne, aussi appelée funk carioca ou baile funk.
Ce style né en marge dans les années 1970 est devenu un monument de la culture populaire brésilienne, au point de s’exporter de mieux en mieux. À la mi-janvier 2021, la maison de disque Warner Music a annoncé qu’elle distribuerait bientôt Furacão 2000 sur le marché mondial.
Ambassadeur du genre depuis 45 ans, ce collectif devenu label est responsable de la diffusion du funk carioca à l’étranger et de la popularisation du genre dans tout le pays. Pour les médias brésiliens, ce rachat est une réussite et une fierté. Cela prouve que le funk carioca fait son trou à l’international et a encore de beaux jours devant lui, porté par des artistes de renommée mondiale comme MC Niack, Anitta ou Ludmilla. Évidemment, son destin est étroitement lié à l’histoire du collectif Furacão 2000 qui fait office de témoin de l’évolution du baile funk.
Le grand mix
Les membres de Furacão 2000 voient l’intérêt de Warner comme un adoubement. « C’est une audacieuse révolution dans le monde du funk. Il n’y aura pas un endroit sur cette planète qui ne connaisse le son du Furacão ! » s’enthousiasme Leonardo Cezareth, ancien MC du collectif et entrepreneur du funk depuis plus de 20 ans. Le quinquagénaire bedonnant est passé de la composition à la production. Il est bien placé pour savoir que cette ascension n’avait rien d’évident. « Le funk a pris des proportions que nous ne pouvions pas imaginer nous-mêmes », abonde MC Niack, qui vient de devenir une star avant d’avoir 18 ans. « C’est devenu la musique populaire brésilienne et maintenant ça s’écoute à l’étranger. » Difficile à l’époque d’imaginer le sacrement d’une musique censée représenter les favelas et les bas fonds.
Baptisé baile funk à l’étranger d’après le nom des soirées qui ont fait sa renommée, ce genre est souvent résumé par le terme funk au Brésil. S’il renvoie à un son assez différent de celui des Isley Brothers ou de Parliament, c’est pourtant bien en remixant des classiques funk que des DJ brésiliens lui ont donné naissance. Le baile funk est inspiré par la Miami bass, un hip-hop électronique né à Miami fait de nombreux breaks, ces instants où seul le beat subsiste, provoquant une irrépressible envie de bouger à son rythme.
Au milieu des années 1970, la Floride est la destination privilégiée des DJ de Rio pour faire le plein de disques américains, si bien que lorsque la Miami Bass arrive à leurs oreilles, ils se l’approprient immédiatement. À l’instar de la samba, qui s’est nourrie autant de rythmes africains que de valses et de tango, le funk brésilien réinterprète la Miami bass en y incorporant de la soul, de la samba et une multitude de styles existants. Le résultat mélange des samples de funk, de soul ou d’electro pop, le tout avec un tempo très relevé.
Trouvant un écho particulier dans les favelas de Rio au milieu des années 1970, la funk carioca reste snobée par les classes sociales supérieures. Elle reflète alors le quotidien de nombreux jeunes brésilien.ne.s et on y parle d’injustice sociale, de sexe, de la fierté d’être noir.e et de discriminations. C’est à ce moment-là, à la fin des années 1970, que se forme le collectif Furacão 2000. Des figures commencent également à émerger doucement telles que DJ Marlboro, considéré aujourd’hui comme le parrain du baile funk. Il a été un des premiers à l’exporter en Europe en signant sur le label allemand Man Recordings en 2004.
Mais la popularité du funk carioca explose véritablement dans tout le Brésil en 1982 avec la sortie du morceau « Planet Rock », du groupe new-yorkais Afrika Bambaataa. Parce que son style est proche des rythmes entendus dans les soirées de Furacão 2000, le titre provoque un engouement nouveau autour du funk au Brésil. La sortie pousse de nouveaux artistes à investir le funk carioca.
Les basses lourdes et le beat électro minimaliste inspirent les DJ partout au Brésil et le virus passe d’une fête à l’autre. Souvent criminalisées par le pouvoir en place, les bailes prennent cependant une place majeure dans la vie nocturne des favelas, place qu’elles occupent encore aujourd’hui. La répression existe d’ailleurs toujours puisque le président Jair Bolsonaro essaye encore à l’heure actuelle de fermer les clubs où se tiennent ces sulfureuses fêtes baile funk.
Des breaks et des balles
Le collectif Furacão 2000 naît de la fusion entre deux collectifs existants : Som 2000 dirigé par Romulo Costa, plutôt orienté soul, et Guarani 2000, avec Gilberto Guarani à sa tête, spécialiste du funk traditionnel. Leurs performances au début des années 1980 ne laissent personne indifférent et commencent à ameuter de plus en plus d’artistes autour d’eux. « Furacão 2000 est une usine à découvrir des talents, le funk prend les gens ordinaires et les encourage à enregistrer, à parler de la vie quotidienne de la communauté », raconte le quinquagénaire Romulo Costa, à la tête du label depuis la fusion et désormais père d’une petite fille. Certains noms se distinguent comme MC Marcinho ou le groupe Força do Rap. Le collectif se développe en même temps que le baile funk. Pour Romulo, « l’histoire de Furacão 2000 est l’histoire du funk ».
Dans les années 1990, un événement marque durablement le funk carioca. À Rio, certaines favelas côtoient les zones huppées de la ville, ce qui amène parfois à des tensions qui dégénèrent en conflits. En 1992, alors que des centaines de jeunes brésilien.ne.s en colère et désemparé.e.s de devoir supporter ces conditions de vie quittent leurs favelas et se réunissent pour une baile improvisée sur la plage d’Arpoador, la situation dégénère. Effrayée par les danses qui deviennent de plus en plus frénétiques, la police intervient brutalement et souffle sur les braises de la violence. Une émeute éclate alors et les images des jeunes déchaîné.e.s font le tour du pays.
Ces émeutes sont alors mises sur le dos de l’ensemble des funkeiros, le nom donné aux adeptes des baile funk. Le gouvernement accuse ces soirées d’encourager la violence et la dissidence et les interdit tout simplement. Désormais illégales, les bailes doivent s’organiser dans la clandestinité. Elles deviennent alors véritablement le symbole des favelas.
À la manière du gangsta rap, un sous-genre appelé proibidão célèbre le mode de vie des gangs, en parlant de trafic de drogue ou d’armes. Certaines bailes se finissent en échanges de tirs et font couler le sang, encourageant en retour une répression toujours plus forte du gouvernement. Les artistes de Furacão 2000 restent pour leur part sur la ligne des années 1980 et prônent le calme au nom de l’amour de la musique. Ils se structurent en label, qui devient peu à peu la principale maison de disque du funk brésilien.
Cette période sombre pour le funk carioca durera jusqu’en 2000, date à laquelle une loi est votée obligeant les gérant.e.s des clubs à installer des détecteurs de métaux à l’entrée de leur établissement, et à poster des membres de la police militaire à leurs portes s’ils.elles veulent pouvoir à nouveau organiser des bailes. Ils.elles doivent également obtenir une autorisation gouvernementale écrite et les artistes dont la musique est jugée « criminelle » en sont bannis. La carioca est contrainte de se lisser, de faire moins de vagues, pour survivre. Elle devient moins violente dans ses propos avec, dans les années 2000, une focalisation sur l’amour.
Ces chansons d’amour, souvent accompagnées de connotations sexuelles, mettent de côté les difficultés des favelas et installent la vision des baile funk comme d’un rassemblement social pour sortir, flirter et rencontrer des amis. Le groupe Bonde do Tigrão, du label Furacão 2000, incarne parfaitement cette tendance. Le quatuor originaire du quartier paulista de la Cité de Dieu rencontre un gros succès dans tout le pays avec son premier album. Il est disque de platine en 2001 avec 250 000 albums vendus au Brésil.
Pour Furacão, cette décennie voit également l’émergence des femmes MC telles que MC Sabrina ou Gaiola das Popozudas. Ce groupe de danseuses dont le nom signifie littéralement la cage aux folles prône une féminité libérée tant au niveau social que sexuel, avec des thèmes récurrents que l’on retrouve notamment dans les titres : « C’est moi qui paie le motel », « Je vais cocufier ton mari » ou « Les amoureux contre les fidèles ». Le succès de ces piliers du néo-féminisme dans le funk brésilien est tel qu’elles apparaissent en 2005 sur une mixtape du DJ américain Diplo.
Non seulement le genre s’exporte mais il se diversifie. Au sein du funk carioca, différents mouvements se développent. « C’est difficile à expliquer même à un Brésilien », rigole MC Niack. « Il y a le mandelão, le brega funk, le 150… Mon truc c’est plutôt le mandelão, qui a un beat plus lourd, un peu comme dans le dubstep. »
Signée chez Furacão 2000 depuis 2010, Anitta (ou MC Anitta) est l’une des ambassadrices du funk carioca dans le monde. En 2017, elle a atteint les 200 millions de vues sur Youtube pour son tube « Vai Malandra » en featuring avec l’américain Maejor Al. Elle incarne la continuité et l’héritage d’un label vieux de 45 ans et fait sans doute partie des raisons ayant poussé Warner Music à intégrer Furacão 2000 à son roster d’artistes. De quoi continuer à insuffler un renouveau à la scène funk carioca et à lui assurer un avenir radieux.
Couverture : MC Niack, par Ulyces