Mafia primitive
Au milieu de la fumée qui recouvre le ciel de Foggia, dans le sud-est de l’Italie, une dizaine de silhouettes courent de toit en toit. Ce lundi 9 mars 2020, certains prisonniers profitent du chaos entraîné par le Covid-19 pour organiser une mutinerie et s’évader. Les autorités en ont rattrapé 60, mais plus d’une dizaine d’entre eux restent introuvables. Selon un rapport publié mercredi 20 mai par le réseau Global Initiative Against Transnational Organized Crime, ces émeutes ont été initiées et coordonnées par des membres de la mafia.
Mercredi 1er avril, au moment du pic de l’épidémie de Covid-19 en Italie, un homme portant un masque de protection a fait sauter les portes d’une résidence pour personnes âgées de Foggia à l’aide d’explosifs. Aucun individu n’a été blessé, mais elle a laissé le propriétaire de l’établissement inquiet : quelques semaines plus tôt, la voiture du frère de Luca Vigilante avait été pulvérisée. Les deux hommes sont témoins dans un procès contre une organisation mafieuse que les autorités considèrent désormais comme la cinquième mafia d’Italie, avec la Cosa Nostra en Sicile, la ‘Ndrangheta en Calabre, la Camorra à Naples et la Sacra Corona Unita, déjà dans les Pouilles. Son nom, la Società foggiana.
Au début de l’année, les explosions de trois véhicules et l’assassinat d’un homme de 50 ans dans sa voiture ont poussé la ministre de l’Intérieur, Luciana Lamorgese, à envoyer une équipe anti-mafia dans le nord des Pouilles. Quatre communes de la région – Monte Sant’Angelo, Mattinata, Manfredonia et Cerignola – ont été placées sous un régime de gestion extraordinaire à cause de liens avec la mafia. « Foggia est l’endroit où les activités licites et illicites se mélangent jusqu’à la confusion », écrit la Direction anti-mafia dans un rapport.
Cela fait des années que la pègre a pris ses aises dans le coin. « Les clans qui composent cette organisation se sont fondus dans le paysage depuis au moins 30 ans », rappelle le procureur général de Foggia, Ludovico Vaccaro. « C’est une mafia caractérisée par une grande violence. C’est ce que j’appelle une mafia primitive, qui donne les cadavres à mangers aux cochons pour ne laisser aucune trace. » Et c’est justement parce qu’elle n’est pas sophistiquée que cette organisation est selon lui dangereuse.
Loin de Rome
À la fin des années 1970, Raffaele Cutolo, le fondateur de la Camorra (la mafia napolitaine), a réuni des criminels des Pouilles pour les intégrer à son organisation. Il entendait ainsi élargir son influence dans la contrebande, en contrôlant notamment avec le trafic de cigarettes avec les Balkans. Mais cette unification a échoué, ce qui a conduit à la création d’une organisation criminelle indépendante dans la région des Pouilles. « Il nous a fallu 30 ans pour nous rendre compte que nous avions affaire à un sérieux groupe mafieux », regrette Ludovico Vaccaro.
Dans un article publié en septembre 2017, Giuseppe Bommarito, journaliste spécialiste du trafic de drogue, décrit la façon dont toute une marchandise illégale venue des Balkans a traversé la mer Adriatique pour arriver sur les plages des Pouilles. Du cannabis venait d’Albanie, et l’héroïne d’Afghanistan ou du Pakistan. Cette année-là, une saisie de 2,3 tonnes de cannabis a été effectuée dans la ville de San Benedetto chez un Italien de 63 ans, candidat aux élections municipales. Dans la région des Marches, au nord des Pouilles, les autorités ont arrêté cinq Albanais en possession de deux tonnes de drogue en 2016.
Avec le confinement et la crise économique qui en découle, la mafia se retrouve à court de liquide. Ses membres « ont besoin d’argent et pour pouvoir faire ce qu’ils veulent, ils doivent faire peur aux gens », déclare Giuseppe Volpe, procureur et directeur de la lutte anti-mafia à Bari, chef-lieu des Pouilles. Cette urgence expliquerait les attentats commis en ce début d’année 2020.
Le 16 janvier dernier, l’association anti-mafia Libera a organisé une manifestation dans les rues de Foggia. Une telle ferveur contre la criminalité de la mafia italienne n’a pas été vue depuis le meurtre de hauts représentants italiens dans les années 1990. Environ 20 000 personnes étaient présentes pour protester. « L’État et les citoyens de Foggia ne baisseront pas la tête. Nous gagnerons cette bataille ensemble », a tweeté Giuseppe Conte, le président du Conseil des ministres d’Italie.
Pourtant, Ludovico Vaccaro estime que « l’État n’est pas très présent dans cette région, qui semble abandonnée et oubliée. Si nous voulons nous battre, il nous faut convaincre les gens que l’État est de leur côté. » Il a déjà fallu 30 ans pour identifier le problème, le procureur ne veut pas en perdre 30 autres.
Couverture : Libera contre le mafie