Le coup du siècle
Des feuilles de palmier gris se découpent dans un ciel gris. Cette curiosité tropicale a poussé à un jet de pierre de l’ancien mur de Berlin il y a un an. Insensible au vent, elle décrit une arborescence unique sous pareille l’attitude. On dirait un feu d’artifice figé dans l’acier, comme si l’inauguration des bâtiments qui se trouvent derrière n’en finissait pas. En février 2019, l’Allemagne a officiellement ouvert son nouveau centre d’espionnage. Situé au cœur de la capitale, il est composé de blocs de calcaire et d’aluminium aux fenêtres longilignes, entourés par quelques palmiers en métal.
Douze ans et un milliard d’euros après le début du chantier, le Bundesnachrichtendienst (BND) a quitté ses vieux locaux de campagne pour investir le centre-ville. Près de 4 000 agents ont emménagé sur une surface grande comme 36 terrains de football. « Dans un monde très souvent troublé, l’Allemagne a plus besoin que jamais d’un service de renseignement fort et efficace », a déclaré Angela Merkel en visitant les installations. Ses citoyens ne sont pas tous convaincus. En janvier 2019, la chambre basse du Parlement a dû dissiper des rumeurs selon lesquelles des appareils d’espionnage étaient cachés dans les palmiers en acier : il ne s’agit que d’œuvres d’art.
Cette méfiance a des raisons historiques. « Les services secrets sont traditionnellement critiqués en Allemagne car ils évoquent le souvenir de la Gestapo et de la Stasi », écrit la Deutsche Welle en références aux polices politiques des nazis et de la RDA. Mais il n’est pas nécessaire de convoquer ces spectres pour craindre la duplicité du BND. Un an après l’inauguration de ses locaux, le 11 février 2020, une enquête du Washington Post et de la ZDF explique comment, pendant des décennies, les agences de renseignement américaines et allemandes ont collaboré pour écouter plus de 120 pays à travers le monde, y compris des alliés. « C’était le coup du siècle », conclut un rapport de la CIA.
En 1970, cette dernière a signé un accord secret avec le BND afin d’exploiter conjointement les informations récoltées par Crypto AG. Fondée au sortir de la Seconde Guerre mondiale, cette société suisse avait accepté, à la demande américaine, de placer du matériel d’espionnage dans ses appareils de chiffrement. Au lieu de garder les communications de leurs diplomates, de leurs soldats et de leur espions secrètes, les États qui s’en dotaient les livraient en réalité à la CIA et au BND. Si l’Union soviétique et la Chine étaient trop méfiants pour mordre à l’hameçon, cela n’a pas été le cas de l’Iran, des juntes militaires d’Amérique latine, des rivaux nucléaires indien et pakistanais ou encore du Vatican.
À en croire le Washington Post, « les Allemands étaient étonnés de la volonté américaine d’espionner de proches alliés comme l’Espagne, la Grèce, la Turquie et l’Italie, tous membres de l’Otan. » Cela ne veut pas dire qu’ils n’en ont pas profité. Lorsque le système de Crypto AG est devenu obsolète, Berlin a continué de collaborer avec Washington. Dans un entretien donné au Spiegel en 2013, l’ancien informaticien de la CIA Edward Snowden affirmait que la NSA « travaille main dans la main avec les Allemands » à qui elle a fourni « des outils d’analyse ».
Après s’être offusquée d’avoir été espionnée par les États-Unis, l’Allemagne s’est retrouvée dans l’œil du cyclone. Le BND « a aidé la NSA à faire de l’espionnage politique », écrivait le Süddeutsche Zeitung en 2015. Depuis la station d’écoutes de Bad Aibling, en Bavière, des communications de « hauts fonctionnaires du ministère français des Affaires étrangères, du palais de l’Élysée et de la Commission européenne » ont été interceptées. En janvier 2020, un tribunal constitutionnel de Karlsruhe a d’ailleurs commencé à étudier les requêtes de plusieurs associations contre une loi de 2017, permettant au BND de collecter et d’analyser tout type de communications étrangères. Pendant l’audience, ses dirigeants ont affirmé amasser 154 000 échanges par jour, dont 260 utilisables.
En attendant le jugement, l’enquête du Washington Post et de la ZDF révèle les conditions qui ont amené les services allemands, au cœur de la guerre froide, à s’associer avec les Américains pour espionner le monde.
L’échec français
Pendant plus de 50 ans, le matériel de Crypto AG a été acheté à bon prix par quelque 120 gouvernements. Ils « payaient cher les États-Unis et l’Allemagne de l’Ouest pour avoir le privilège d’avoir leurs communications lues par au moins deux (et potentiellement cinq ou six) pays étrangers », ironise une note de la CIA. Mais sans connaître ce programme secret ni faire partie du bloc de l’Est, un État a été épargné. La Suède a échappé à Crypto AG car c’est le pays d’origine de son fondateur, Boris Hagelin.
Boris Hagelin est né le 2 juillet 1892 à Adschikent, en république russe d’Azerbaïdjan. D’ascendance suédoise, son père a grandi à Saint-Pétersbourg avant de gérer des champs pétrolifères et des raffineries en Asie centrale pour le compte de la famille d’un ami, le chimiste Alfred Nobel. Quand la révolution bolchevique a éclaté, en 1917, les Hagelin sont retournés en Suède. Grâce aux Nobel, Boris a été engagé par une entreprise de chiffrement, AB Cryptograph, bientôt renommée AB Cryptoteknik.
Au moment d’entrer aux États-Unis pour fuir les nazis, le jeune homme a emmené dans ses bagages une machine permettant de coder des messages. Elle n’était pas aussi élaborée que l’Enigma dont se servaient Adolf Hitler et ses hommes, mais la M-209 avait l’avantage d’être portable. Hagelin a donc signé un contrat de 8,6 millions de dollars avec l’armée américaine. À la fin de la guerre, il est retourné en Suède, sans couper les liens avec le Pentagone. Inquiet à l’idée que sa technologie tombe entre de mauvaises mains, Washington lui a demandé de ne pas la vendre à certains États, moyennant 700 000 dollars. Entre-temps, Hagelin s’est installé en Suisse.
En 1967, Crypto AG a lancé une machine électronique de chiffrement, la H-460. Cette fois, la NSA est intervenue en amont, truffant ses rouages de capteurs. Très vite, certaines agences de renseignement européennes ont eu vent de la combine. Aussi, les services français ont-ils approché Hagelin pour lui proposer d’acheter Crypto AG en partenariat avec l’Allemagne. Après les avoir éconduit, le Suédois a rapporté l’offre à Washington. Deux ans plus tard, les Allemands revenaient sans les Français, mais avec l’aval des Américains. En juin 1970, la CIA et le BND se sont entendus pour racheter à parts égales la société, sans que personne ne le sache. Paris était hors course.
Pour collecter de l’information et être en contact régulier avec le BND, la CIA s’est installée dans une base secrète à Munich, puis au dernier étage d’un immeuble jouxtant le consulat américain. Une aide technique a été fournie par Motorola outre-Atlantique et par Siemens outre-Rhin. À la faveur de cette collaboration, Bonn aurait aimé signer le pacte des Five Eyes, qui engage les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada à partager des informations issues du renseignement. Mais « à sa grande frustration », ça n’a pas été le cas, écrit le Washington Post.
À en croire l’ancien directeur du BND, Wolbert Smidt, les États-Unis « voulaient traiter avec les alliés comme avec des pays du tiers monde ». Un autre responsable de l’agence estime que, du point de vue américain, « il n’y a pas d’ami dans le monde du renseignement ». Après la chute du mur de Berlin, les dirigeants allemand ont commencé à craindre un scandale de nature à hypothéquer leurs relations avec l’Union européenne en germe. Après l’arrestation de l’ingénieur de Crypto AG Hans Bühler en Iran, en 1992, le chef du BND, Konrad Porzner, a confié à son homologue de la CIA, James Woolsey, que le gouvernement allemand ne soutenait plus le projet. Alors la CIA a racheté les parts allemandes dans l’entreprise. Elle a finalement été revendue et scindée en 2018.
Au BND, certains ont regretté cette décision. Comment pouvait-on liquider un programme auquel l’Allemagne avait tant contribué ? Il s’en est trouvé pour vanter les mérites de la collaboration avec les services américains. En 2013, Edward Snowden a prouvé que le téléphone d’Angela Merkel avait été mis sur écoute par la NSA mais aussi que cette même NSA se servait des Allemands pour espionner en Europe. C’était la confirmation que, du point de vue de Washington, « il n’y a pas d’ami dans le monde du renseignement ». On sait maintenant que Berlin partage cette philosophie.
Couverture : mw38