Devant le collège La Fontaine, sur les bouquets attachés aux grilles vertes, un groupe de pétale frémit sous les rafales du vent. Ceux qui passent près de cet établissement de Crépy-en-Valois, dans l’Oise, n’en mènent guère plus large ce vendredi 28 février 2020. Trois jours plus tôt, un enseignant a succombé au coronavirus (Covid-19). « Paix à votre âme monsieur Varoteaux », peut-on lire sous les corolles affolées. Dominique Varoteaux, 60 ans, est mort peu après son admission à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, alors qu’il ne s’était rendu dans aucune zone à risque.
Samedi 29 février, à l’issu d’un conseil des ministres exceptionnel, le niveau d’alerte a été relevé au niveau 2 sur 3. Selon le ministère de la Santé, le virus a infecté 130 personnes en France. Douze d’entre elles ont guéri et il en reste neuf dans un état grave sur 86 hospitalisation. Dominique Varoteaux est la deuxième victime sur le territoire, après un touristes chinois de 80 ans terrassé deux semaines plus tôt. Deuxième foyer affecté après l’Italie en Europe, la France a décidé d’interdire les rassemblements de plus de 5 000 personnes et de fermer le Louvre. Et neuf autre individus ont été testé positif dimanche dans le Morbihan, à Auray, à Crac’h et à Carnac.
Dans le monde, un bilan dressé dimanche dénombrait 87 565 cas et 3 000 décès dans 64 pays, ce qui convainc l’historien de la Santé Patrick Zylberman que nous faisons désormais face à une pandémie. La menace est « très élevée », juge l’Organisation mondiale de la santé. Pire, a estimé le 16 février l’épidémiologiste de Harvard Marc Lipsitch « 40 à 70 % de la population mondiale va être infectée ». Dépassé par l’écho de cette prédiction, le scientifique a depuis nuancé son propos : non seulement infecté ne veut pas dire malade mais « j’aurais dû dire que 40 à 70 % des adultes dans une situation sans contrôles efficaces [pourront être infectés] », a-t-il précisé Twitter. Il n’empêche, la pandémie est bien là et elle se diffuse comme une traînée de poudre, sans remède connu à ce jour.
La mort du héros
Autour de la place du Peuple, dans le centre de Shanghai, l’ombre d’une Jeep noire glisse sur les tours de verre. Elle est seule à s’arrêter au feu rouge devant un passage piéton. Personne ne traverse. Les signes de vie sont si rares sous le ciel laiteux de ce mois de février 2020 que cette ville de 24 millions d’habitants ressemble à un décor de cinéma. Ses entrailles sont à l’avenant : dans des rames de métro d’ordinaires bondées, les voyageurs aux visages masqués s’éparpillent sur les bancs vides. En sortant, ils longent une série de boutiques fermées.
Le coronavirus 2019-nCoV n’a pas encore atteint la cité la plus peuplée de Chine mais il est dans toutes les têtes. Partie de Wuhan, à 840 km de là, le 8 décembre 2019, l’infection se rapproche dangereusement : trois quartiers de Ningbo, une commune portuaire située juste en face de Shanghai sont désormais confinés. Dans sa province du Zhejiang, plus de 800 contaminations ont été rapportées. Lundi 2 mars, l’épidémie avait tué 3 000 personnes et en avait affecté 86 000 cas dans une soixantaine de pays, entraînant une pénurie d’équipements de protection selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). « Il est de plus en plus improbable que le virus soit contenu », juge le spécialiste américain des maladies infectieuses Thomas Frieden.
Jeudi 6 février, vers 22 heures, une rumeur annonçait la mort de Li Wenliang sur les réseaux sociaux. Cet ophtalmologue de Wuhan avait signalé le début d’une épidémie à des collègues sur la messagerie WeChat le 30 décembre 2019. Sept de ses patients présentaient des symptômes similaires à ceux du Sras, un coronavirus qui a fait 774 victimes en 2002 et 2003. L’information était suffisamment alarmante pour se diffuser au rythme d’une épidémie sur les réseaux et, partant, arriver aux oreilles des autorités. Dans la nuit, Wenliang avait été convoqué et sermonné.
Quatre jours plus tard, et alors que Pékin reconnaissait des cas de pneumonie visiblement contagieuse à Wuhan dans un message à l’OMS, le médecin passait devant le Bureau de sécurité publique, avec huit autres personnes. Accusé de répandre de fausses informations de nature à « troubler l’ordre public », il devait signer une lettre reconnaissait sa faute. En cas de récidive, il serait traduit en justice.
Plutôt que de passer devant un tribunal, Li Wenliang a été renvoyé au travail le 10 janvier. D’après les autorités de Wuhan, seules les personnes en contact avec des animaux infectés pouvaient attraper le virus. Aussi, une patiente atteinte de glaucome n’aurait-elle jamais pu l’inoculer au docteur. C’est pourtant ce qui s’est passé. Pire, Wenliang l’a ensuite transmis à sa femme, enceinte de leur deuxième enfant. Fin janvier, l’homme de 34 ans a décidé de partager la lettre que lui avait faite signer les autorités de Wuhan sur Weibo pour raconter cette histoire. Hospitalisé le 12 janvier, au lendemain du décès d’un premier patient, il avait dû attendre le 20 pour que la Chine admette l’urgence de la situation. Et, ce jeudi 6 février, la rumeur de sa mort a commencé à enfler sur les réseaux sociaux.
Annoncée à 22 h 40 par le tabloïd Global Times, elle a été confirmée par le Quotidien du peuple, l’organe de presse officiel du Parti communiste. Moins d’une heure plus tard, l’OMS s’est dite « attristée » de la nouvelle, pourtant aussitôt démentie par l’hôpital où il était traité. Certes Wenliang était-il « dans un état grave », mais tout était mis en œuvre pour le sauver. Les Chinois qui lui avaient massivement apporté leur soutien étaient alors plongés dans un abîme d’incertitude, comme on peut l’être face à une épidémie aux miasmes invisibles. Vendredi, à 3 h 48, l’hôpital central de Wuhan annonce finalement la mort de Li Wenliang, 50 minutes plus tôt.
Cette fois, un mélange de colère et de peur gagne les réseaux : en rendant hommage à l’ophtalmologue, beaucoup d’internautes chinois se manquent pas de critiquer l’attitude du pouvoir. Ils le font derrière leur clavier : dans les régions touchées, on ne se risque plus guère à sortir. Alors, la Chine va-t-elle se transformer en pays fantôme et après elle le monde ?
Au 9 février 2020, le coronavirus 2019-nCoV a tué 813 personnes sur 37 557 cas identifiés, d’après l’université Johns Hopkins de Baltimore. Son taux de létalité est donc de 2 %, là où celui du VIH (non traité) représente 80 %, celui d’Ebola 63 % et celui d’une grippe saisonnière 0,1 %. En revanche, il semble à peu près aussi transmissible que ces trois maladies. Une étude parue le 29 janvier dans la revue New England Journal of Medicine estimait son taux de contagion à 2,2, contre 2,5 pour Ebola et la grippe et 3,5 pour le VIH. Cela signifie que chaque malade infecte en moyenne 2,2 personnes.
Cela dit, cette valeur peut varier dans le temps. Vu la lenteur des autorités chinoises à prendre les mesures appropriées, fatale à Li Wenliang et d’autres, l’épidémie s’est diffusée à bas bruit, par simple contact direct ou voie aérienne. Il existe ainsi de nombreux cas non répertoriés. À en croire un rapport préliminaire publié le 24 janvier par des chercheurs britanniques et américains, les chiffres officiels ne représentent que 5 % des infections. Leur étude évaluait le nombre de cas à 190 000 rien qu’à Wuhan le 4 février et prévoyait une explosion de l’épidémie.
L’ère des pandémies
Sur la messagerie WeChat, le nom de Li Wenliang commence à se diffuser au compte-gouttes, puis par vagues. Ce 30 décembre 2019, l’ophtalmologue voit son message lui échapper. Il voulait « juste rappeler à [s]es collègues de faire attention », mais voilà que son message est partout en captures d’écran, comparant le coronavirus 2019-nCoV au Sras et ses 774 victimes. « Quand je les ai vues circuler en ligne, j’ai compris que ça devenait hors de contrôle et que j’allais être puni », a-t-il raconté à CNN.
Avec 813 décès recensés au 9 février, le coronavirus 2019-nCoV est déjà plus meurtrier. Là où le Sras n’a infecté que 8 098 personnes et le Mers de 2012 2 500, la nouvelle épidémie a déjà atteint 37 557 individus dans 28 pays, soit près de quatre fois plus. Certains scientifique estiment que les cas se comptent au vrai en centaines de milliers. « Elle est très très transmissible et il est presque certain qu’il s’agira d’une pandémie », juge Anthony Fauci, directeur de l’Institut national des allergies et des maladies infectieuses, basé dans l’État américain du Maryland. « Est-ce que ce sera catastrophique ? Je ne sais pas. »
Lors d’une réunion d’information organisée à Genève mardi 4 février, la directrice du département Préparation mondiale aux risques infectieux de l’OMS, Sylvie Briand, s’est voulue rassurante en affirmant que nous avions affaire à une épidémie à fronts multiples et non à une pandémie. Une vingtaine de jours plus tard, l’organisation a affirmé que le monde devait se préparer à pareil scénario. Selon l’historien de la santé Patrick Zylberman, la pandémie désigne un agent contagieux n’ayant jamais circulé ou plus depuis longtemps, grandement disséminé dans au moins deux régions du monde et présentant « un taux d’attaque élevé et de nature explosive ». Il juge aujourd’hui que le coronavirus est une pandémie.
Or, 78 % des cas de coronavirus 2019-nCoV ont été répertoriés dans la province du Hubei, où se trouve la ville de Wuhan. Ailleurs, note Sylvie Briand, les infections ont été transmises avant l’entrée en vigueur de la quarantaine, qui maintient près de 56 millions de personnes au confinement depuis le 22 janvier. Et chaque individu concerné est isolé afin d’éviter l’émergence d’une deuxième région de dissémination. Même si le spécialiste américain des maladies infectieuses Thomas Frieden en doute, l’OMS estime que l’épidémie pourrait donc être contenue.
Seulement voilà, « l’efficacité des quarantaines collectives est assez douteuse », considère Patrick Zylberman, d’abord parce qu’elles sont susceptibles de rassembler des personnes en pleine période d’incubation et ensuite car elles n’empêchent jamais complètement les fuites. Inventée au XIXe siècle par les villes italiennes de l’Adriatique, la quarantaine avait initialement pour objectif de barrer l’entrée des villes malades.
Mais son efficacité est remise en cause par la multiplication des voyages intercontinentaux au XIXe siècle. Avec eux – abstraction faite de la peste noire qui fit 25 millions de victime entre 1347 et 1351 –, l’humanité s’expose aux pandémies. À partir de 1817, les navigateurs propagent le choléra aux quatre coins du globe, et une véritable pandémie survient avec la grippe russe de 1889-1890, qui tue près de 250 000 personnes. Ce n’est rien à côté du bilan de la grippe espagnole de 1918-1919, responsable d’au moins 50 millions de décès sur plus de 600 millions d’infections.
Géographie d’une hécatombe
Derrière une colonne de soldats en treillis, une petite brune parcourt les couloirs rutilants de l’hôpital Huoshenshan. Dans cet établissement de Wuhan construit en 10 jours pour faire face à l’épidémie de coronavirus 2019-nCoV, elle porte un masque hygiénique, une doudoune The North Face et des gants noirs. Le pays est en « état de guerre », déclare Sun Chunlan. « Il n’y aura pas de déserteurs où ils seront cloués au pilori historique de la honte pour toujours. » La vice-Première ministre visite ensuite des stades remplis de lits de camp. Sur les réseaux sociaux, certains comparent ces images à celles de la grippe espagnole de 1918 et son funeste cortège de 50 millions de morts.
Si l’origine de cette hécatombe est souvent attribuée à la Chine, ses conséquences y ont été relativement faibles. Selon un article de 2007 publié par l’International Journal of Infectious Diseases le virus a peu tué dans le pays asiatique, en dépit de la faiblesse du système de santé de l’époque. Les chercheurs attribuent cette chance au système immunitaire des Chinois et, peut-être, aux médecines traditionnelles. Par contraste, l’Alaska a été décimé par l’arrivée de l’épidémie, remarque une étude de l’Agence du département de la Défense pour la réduction de la menace, rédigée en 2006.
Pour comprendre la propagation de la maladie, ses chercheurs ont observé ce qui s’était passé dans des villages américains épargnés comme Fletcher, au nord du Vermont et Gunnison, dans le Colorado. « En gros, ces communautés se sont barricadées », observe l’un des auteurs, l’épidémiologiste Howard Markel. « Personne n’entrait ni ne sortait. Les écoles étaient fermées, et il n’y avait pas de réunion publique. C’est ce que nous appelons la séquestration protectrice, où un groupe de personnes en bonne santé sont protégées du risque d’infection. » Seulement, « il n’est pas très probable que vous puissiez fermer une ville moderne ou même une université aujourd’hui », estime-t-il. « Ça coûte très cher et c’est très perturbant. »
Si plus de 25 000 vols ont été annulés, d’après le cabinet OAG Aviation Worldwide Ltd, l’autorité de l’aviation chinoise a demandé le 4 février aux compagnies nationales de poursuivre les trajets internationaux. Le jour-même, le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, expliquait que l’interdiction généralisée du trafic aérien était inutile, la Chine ayant pris des mesures draconiennes depuis l’hospitalisation de Li Wenliang. Mais pour l’épidémiologiste américain Stephen Morse, « c’est comme courir après un cheval au galop une fois qu’il est sorti de l’écurie ». Le biologiste britannique Lewis Dartnell estime que « notre façon de vivre moderne, dans des villes densément peuplées, avec des avions qui nous téléportent d’un continent à l’autre, sont les conditions idéales pour que les pathogènes se propagent très rapidement ».
En 2004, des mesures de quarantaines, de restrictions des voyages et des campagnes d’informations avaient suffi à éteindre le Sras, dont le code génétique est très proche du coronavirus 2019-nCoV. La lutte contre les virus Zika et H1N1 ont aussi permis de circonscrire leurs dommages : ils circulent toujours mais en faisant un nombre réduit de victimes. Ebola continue pour sa part de tuer sans toutefois toucher plusieurs continents : la maladie a fait 2 238 victimes en Afrique centrale depuis fin novembre. Le problème du coronavirus 2019-nCoV est sa capacité à être transmis par des personnes qui n’en portent pas encore les symptômes. C’est la raison pour laquelle beaucoup de scientifiques espèrent un vaccin.
Affairé à la tâche, l’Institut Pasteur affirme être capable d’en produire un d’ici 20 mois. En attendant, il a mis au point un test de dépistage, comme d’ailleurs l’Allemagne, la Chine, Hong Kong, la Thaïlande ou le Japon. Les zones les plus susceptibles de voir le virus arriver pourrait donc prévenir son extension par de vastes campagnes de tests. « La médecine a fait de grands progrès ces derniers siècles mais notre mobilité a permis aux maladies de se répandre plus facilement », nuance Lewis Dartnell. « Plus elles se répandent vite à beaucoup de gens, moins vous avez une chance de développer un traitement à temps ou de mettre en place une quarantaine. »
Lors de la grippe espagnole, certaines mesures de confinement n’ont pas fonctionné. Les habitants de Bristol Bay, en Alaska, ont eu beau se barricader, le virus est quand même arrivé chez eux, souligne Howard Markel. À l’époque, « ils avaient peu de connaissances sur les virus et les pandémies », explique-t-il. « Aujourd’hui nous avons des antiviraux, des hôpitaux avec des unités de soins intensifs et une bien meilleure surveillance. Mais nous voyageons plus vite que jamais, donc la propagation pourrait être trop rapide pour nous permettre d’y faire face. » Pour l’heure, l’OMS se veut toutefois rassurante. Le nombre de cas observés en Chine « se stabilise », a-t-il indiqué samedi 8 février. « C’est une bonne nouvelle et cela pourrait refléter l’impact des mesures de contrôle qui ont été mises en place », a déclaré le responsable des programmes sanitaires d’urgence, Michael Ryan, même s’il est « encore trop tôt pour prédire quoi que ce soit ».
Peut-être Li Wenliang a-t-il enfin été entendu. « Si les autorités avaient divulgué des informations sur l’épidémie plus tôt, je pense que ça irait bien mieux », écrivait-il depuis son lit d’hôpital. « Il devrait y avoir plus d’ouverture et de transparence. » Aujourd’hui, sa femme est traitée dans une unité confinée.
Couverture : Science