Enveloppe contre enveloppe
Un homme au costume impeccable sort du Capitole, à Washington, une enveloppe à la main. Visage épais et cheveux ras, Genaro García Luna vient de présenter une série de photos macabres aux membres du Congrès américain. On y voit des policiers mexicains qui baignent dans leur sang et des caches d’armes. En ce mois de janvier 2008, les cartels poursuivent leur œuvre funeste à Tijuana et le secrétaire de la sécurité du Mexique espère en profiter pour obtenir l’approbation de l’initiative de Merida, une aide financière d’1,4 milliard de dollars vouée à lutter contre le trafic de drogue. Autrement dit, il veut échanger son enveloppe contre une autre.
Une grosse décennie et des dizaines de milliers d’homicides plus tard, les États-Unis réclament des comptes à l’homme à la tête des opérations contre les cartels au Mexique jusqu’en 2012. Genaro García Luna a été arrêté mardi 9 décembre 2019 à Dallas. Accusé d’avoir protégé le cartel de Sinaloa contre plusieurs millions de dollars, ce quinquagénaire vivant en Floride a été transféré à New York, où son nom a été cité lors du procès de Joaquín « El Chapo » Guzmán. Un proche de ce dernier, Jesús Vicente Zambada, a raconté lui avoir remis une mallette de 3 millions de dollars en 2005 ou 2006, puis une autre de 3 ou 5 millions de dollars en 2007.
Après avoir plaidé non coupable le 3 janvier 2020, García Luna a comparu pour la deuxième fois devant des juges mardi 21 janvier. « C’était le chef de la police anti-stupéfiants du Mexique », rappelle le journaliste de la NPR John Burnett, qui a enquêté à son sujet. « Imaginez le chef de la DEA arrêté pour avoir reçu des millions de dollars des trafiquants d’opioïdes et de meth les plus riches du pays. » Si son arrestation est particulièrement retentissante, elle n’en constitue pas pour autant une surprise, nuance Samuel González, ancien procureur contre le crime organisé au Mexique, pour qui la question n’était pas de savoir s’il serait interpellé, mais quand.
Élu grâce à un programme mettant l’accent sur la lutte anti-corruption, le président Andrés Manuel López Obrador (Amlo) a affirmé que son pays aiderait les États-Unis à enquêter sur García Luna, un homme qui a acquis six propriétés en l’espace de quatre mois, sans compter de nombreuses œuvres d’art et voitures de luxe. Des données bancaires ont déjà été transmises à la justice américaine. « Quelle garantie ont les citoyens s’il n’y a pas de frontière entre les autorités et les criminels ? » s’est ému le chef d’État. « Si les autorités travaillent pour les criminels, il n’y a pas de possibilité de garantir la paix et la tranquillité. »
Dimanche 19 janvier, la justice mexicaine a annoncé l’extradition de José Sánchez Villalobos, un intermédiaire financier du cartel de Sinaloa détenu depuis 2012, connu pour avoir initié la constructions de tunnels acheminant la drogue sous la frontière avec les États-Unis. Quant à García Luna, il s’est notamment distingué en 2005 en supervisant l’interpellation de Florence Cassez, une ressortissante française maintenue en détention pendant sept ans parce qu’elle aurait été membre d’un groupe baptisé Los Zodiacos, dont l’existence est aujourd’hui remise en cause par le gouvernement.
À l’époque, les agents de son Agencia Federal de Investigación (AFI) « capturaient des membres des Zetas pour les remettre au cartel de Sinaloa », raconte le journaliste mexicain José Reveles, auteur de plusieurs livres sur les groupes criminels de son pays. Le procureur Santiago Vasconcelos s’en était d’ailleurs rendu compte avant de mourir dans un accident d’avion. García Luna était « le flic omnipotent de Vicente Fox puis de Felipe Calderón », explique Reveles pour résumer une époque qui continue d’imprimer sa marque au Mexique.
Mauvais arbitre
Alors que Genaro García Luna sort du Capitole, des photos pleines de sang sous la main, la sienne commence à se répandre sur les murs au Mexique. On l’accuse ça et là de travailler pour le cartel de Sinaloa. En 2008, 56 % de la population estime que les groupes criminels sont plus puissants que le gouvernement, quand ils sont seulement 23 % à penser l’inverse. Un des lieutenants de García Luna, le chef de la police Edgar Millán Gómez, vient d’ailleurs d’être assassiné au mois de mai par les hommes des frères Beltrán Lleyva qui, après avoir fait sécession avec le cartel de Sinaloa, lui en auraient voulu de protéger ce dernier.
Meurtri par quelque 5 500 assassinats en 2008, soit deux fois plus que l’année précédente, le Mexique adopte alors une étonnante stratégie. « Le gouvernement cherche à diviser les gros cartels en beaucoup de petits cartels », confie un expert en sécurité proche du pouvoir. « Si vous avez 50 petits cartels au lieu de quatre gros, vous aurez premièrement moins de pression internationale, et deuxièmement de la violence à court terme mais bien moins de violence à long terme. » Dans cette optique, le président Felipe Calderón mène une « guerre » à la mafia encore plus dure que celle de son prédécesseur, Vincente Fox, qui tourne au pugilat. « Nous observons une réponse à nos opérations : plus d’attaques de policiers », disait Edgar Millán Gómez deux mois avant de périr.
Non seulement les forces de police deviennent des cibles, mais la corruption « fait partie de leur vie quotidienne », témoigne alors García Luna. Gouverné par le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) pendant des décennies, le Mexique a longtemps payé cette absence de diversité par de la corruption : « Les cartels pouvaient aller voir le gouverneur ou le maire et lui demander de ne pas être dérangé en échange d’argent », se souvient l’ancien ambassadeur américain au Mexique, Jeffrey Davidow. La situation a commencé à changer dans les années 1990, lorsque le PRI a fini par être défait par Vicente Fox, un ancien responsable de Coca-Cola concourant sous la bannière du Parti action nationale.
Alors, « l’État a cessé d’être l’arbitre des disputes, cet appareil qui pouvait contrôler, contenir et simultanément protéger les cartels », analyse le chercheur Luis Astorga. « Sans arbitre, ces groupes doivent résoudre leurs différends eux-mêmes et ils ne font pas ça en organisant des réunions. » Avec sa formation d’ingénieur, Genaro García Luna était assez à l’aise avec la technologie pour être considéré comme un petit génie des services de sécurité. Il est ainsi devenu, dans les années 1990, un acteur central de la réorganisation de la police avant d’être nommé à la tête de l’Agencia Federal de Investigación (AFI) par Vicente Fox en 2001.
À travers lui, l’État a cherché à recouvrer son rôle d’arbitre, quitte à se compromettre. « Il n’y avait pas de guerre contre la drogue à proprement parler mais plutôt un guerre de cartels dans laquelle le gouvernement a choisi un camp et a protégé le cartel de Sinaloa, ce qui n’a entraîné que plus de violence pour la société et plus de pouvoir pour le cartel », juge la journaliste d’investigation Anabel Hernández. Présent sur place à l’époque, John Burnett se souvient que « tout le monde parlait du favoritisme à l’égard des habitants de Sinaloa. C’était un secret de polichinelle. » Une infime part des arrestations concernait alors les membres du cartel d’El Chapo.
D’après des sources policières citées par le journaliste José Reveles, Genaro García Luna a rencontré Arturo Beltrán Lleyva après son départ du cartel de Sinaloa. En 2012, un de ses lieutenants, le Texan Edgar Valdez Villarreal, dit La Barbie, a déclaré lors de son arrestation avoir payé le secrétaire de la sécurité du Mexique. La même année, un agent de police a tiré sur un de ses collègues à l’aéroport de Mexico, et 14 agents mexicains ont ouvert le feu sur un 4×4 où se trouvaient deux agents de la CIA. Ils ont ensuite déclaré les avoir pris pour des membres de gangs.
Pendant tout ce temps, le leader du cartel de Sinaloa, El Chapo, s’est échappé à deux reprises des geôles mexicaines et la fortune de Genaro García Luna n’a fait que grandir. Cela permet à ce dernier de louer à une maison évaluée à 3,3 millions de dollars à Miami en 2013, un an après la fin de ses fonctions. Arrêté en 2016, El Chapo est finalement extradé vers les États-Unis deux ans plus tard. Les noms des anciens présidents Felipe Calderón (2006-2012) et Enrique Peña Nieto (2012-2018) sont cités à son procès. Le second a reçu 100 millions de dollars de pots-de-vin du cartel, a raconté un de ses anciens dirigeants, Alex Cifuentes.
Aujourd’hui, c’est donc Genaro García Luna qui est accusé d’avoir « reçu des millions de dollars de pots-de-vin d’El Chapo quand il contrôlait les forces de police du Mexique et était responsable de sa sécurité », a déclaré le procureur américain Richard Donoghue. L’ancien chef de la police mexicaine a obtenu la nationalité américaine en 2018 « en mentant sur son passé criminel lié au cartel de Sinaloa », a-t-il ajouté. C’est du moins ce que le procès devrait démontrer.
Couverture : Gouvernement du Mexique