Au bord d’une patinoire de Minsk, en Biélorussie, Alexandre Loukachenko sourit sous sa petit moustache grise. « Il n’y a pas de virus ici », bombe-t-il le torse dans un long maillot de hockey rouge. « Vous en avez vu ? Moi non plus. » Ce samedi 28 mars 2020, le pays n’a pas encore recensé de mort du coronavirus (Covid-19) et, contre les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, les compétitions sportives continuent. « Les gens ne devraient pas seulement se laver les mains avec de la vodka mais aussi tuer le virus avec », fanfaronne Loukachenko devant un micro. « Vous devriez en boire de 40 à 50 millilitres de spiritueux par jour. »

Mardi 31 mars, les autorités biélorusses ont annoncé 152 cas d’infections et la première mort liée à la pandémie. L’alcool ne protège pas contre le Covid-19. Mais il peut servir d’antidote à l’ennui. En justifiant l’ouverture des boutiques de cannabis, le Premier ministre québécois François Legault a ajouté que « parfois, un verre de vin peut aider » à réduire le stress.  D’ailleurs, le gouverneur de New York Andrew Cuomo a placé les magasins de vins et spiritueux sur la liste des commerces jugés « essentiels ».

Ce n’est donc pas un hasard si, en cette période de confinement, les apéros en ligne fleurissent. Les Japonais appellent ça l’On-nomi, les Français parlent de coronapéro. Dans la contrainte, toutes les cultures ont inventé de nouvelles façons de cultiver cet art ancestral, prenant ainsi le relais de siècles d’innovations.

Le grand partage

À l’angle de deux rues pavées du Vieux-Lille, dans le dédale de maisons en brique qui enserre la cathédrale Notre-Dame de la Treille, des caisses de bouteilles attendent sur le trottoir. En décembre, la Fédération française de l’apéritif a repeint le 20 rue des Trois Mollettes avec le bleu roi de ses deux boutiques parisiennes pour en ouvrir une troisième dans la capitale des Flandres. Elle propose aux amateurs de boissons et de saucissons de payer de 35 à 39 euros pour recevoir une boîte de mises en bouche différente chaque mois. Et elle n’est pas la seule.

Depuis juin 2016, La Boit’Apéro livre des colis composés de vin, de biscuits, de tartinade de de charcuterie à 39 euros pour « créer l’apéro parfait », dixit le cofondateur Anthony Bel. À l’époque où a été lancée cette société basée à Saint-Sernin-sur-Rance, « ça n’existait pas », assure-t-il. Or « ce moment épicurien parle à tout le monde ». N’était-il pas déjà respecté à l’époque d’Épicure, lorsque les Athéniens s’enivraient dans de fastueux symposia ? La pratique a traversé les âges au point que le professeur de communication Pascal Lardellier en parlait en 2013 comme d’une « coutume sociale enracinée » dans son livre Risques, rites et plaisirs alimentaires.

La même année, l’Institut de sondage Ifop soulignait que « l’apéritif est une activité largement partagée au sein de la société française ». Seuls 2 % des 988 personnes interrogées déclaraient ne jamais s’y adonner. Au contraire, près d’une personne sur deux prend un verre avant de passer à table au moins une fois par semaine, et une personne sur cinq s’ouvre l’appétit deux fois par semaine. Ouvrir l’appétit, voilà d’ailleurs l’objectif assigné aux « vins liquoreux, aromatisés avec des herbes » qui étaient servis au Moyen-Âge, rappelle le sociologue Jean-Pierre Poulain dans l’étude Nouveaux regards sur les Français et l’apéritif.

Désormais, l’apéritif a une fonction hautement sociale. Sa place se trouve « à la frontière du sacré où il est toujours chargé d’une puissance magique renforcée par la ritualisation dont il fait l’objet », observait le sociologue René Clarisse en 1986. Aussi ne s’agit-il « pas tant de boire que de trinquer. On peut même dire qu’aujourd’hui l’apéritif reste l’élément de commensalité alors que le repas, la nourriture des repas sont, de plus en plus, consommés individuellement. » Dans une étude parue l’an dernier, la société d’étude de marché Iri remarque une croissance deux fois plus importante pour les aliments liés à l’apéritif que le reste des produits de grande consommation. Une hausse de 26,2 % a été observée pour les bières de spécialité (26,2 %), alors que les rhums progressaient de 5,6 %, les graines salées de 5,4 %, les chips et les saucissons de 4,5 %.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’une initiative comme celle de La Boit’Apéro ait été « copiée et recopiée », selon les mots d’Anthony Bel. La culture de l’apéritif serait même « de retour » si l’on en croit un article de Forbes paru en mai 2019. « Si vous n’avez jamais essayé, l’apéritif est cette liqueur élégante (souvent française) prise pour stimuler l’appétit avant un repas », croit savoir l’auteure, NJ Goldstone. Elle est d’ailleurs si enracinée dans la culture française que trois commerciaux de Pernod-Ricard se sont plaints, le 18 novembre 2019, d’avoir subi une « pression permanente » pour boire au travail, ce qui les aurait fait tomber dans l’alcoolisme.

Dans le livre Ceux qui restent, faire sa vie dans les campagnes en déclin, publié en octobre 2019, le sociologue Benoît Coquard rapporte une scène observée en milieu rural : « Émilien dispose d’un placard rempli de gâteaux apéritifs pour « manger en même temps », c’est-à-dire retarder jusqu’à l’annuler, le moment de passer à table ; à l’inverse, manger vraiment sifflerait la fin de l’apéritif improvisé et le temps pour tout le monde de rentrer dîner chez soi, en couple. » Pour bien des Français, l’apéritif est ainsi un moment primordial. C’est même leur « prière du soir », insiste l’écrivain Gabriel Oberlé dans Émilie, une aventure épistolaire, en citant le romancier Paul Morland.

L’esprit du spiritueux

Il y a quelques années, Gérard Oberlé est sorti d’un collège avec une impression inédite. Il n’avait rien bu mais, lors d’une présentation de ses livres, le romancier s’est trouvé ébranlé, ému même, par les questions d’une élève. Une correspondance sur les plaisirs de la vie s’en est suivie, qui a fini par donner un livre, Émilie, une aventure épistolaire, car, « après tout spirituel et spiritueux partagent – au moins – la même racine ». L’apéro se retrouve donc au menu, dans le chapitre 62.

« Étymologiquement, n’en déplaise à Monsieur Morland, l’apéritif ne procède point de la spiritualité chrétienne », écrit Oberlé. « Il s’est échappé de l’infirmerie du dieu Esculape sous forme d’adjectif bas-latin : aperitivus (du verbe latin aperire, ouvrir), un terme médical du XIIIe siècle pour qualifier les médicaments qui “ouvrent” les voies d’élimination, les sudorifiques, diurétiques et purgatifs. »

Au Moyen-Âge, l’eau des rivières se mélange parfois avec celles des cloaques en arrivant en ville. Aussi, « assainir l’eau par de l’alcool était parfois utile », rappelle Matthieu Lecoutre dans le livre Le Goût de l’ivresse. Des vignobles sont développés dans le Brivardois (actuelle Auvergne) sur les bords de la Vézère et de la Corrèze dès le VIe siècle. Ils prennent aussi racine en Val de Loire, dans le Maine, autour de Paris et à Lyon. Même la Gaule mérovingienne, à l’ouest et au nord, est concernée.

« La consommation de vin est particulièrement recommandée pour des raisons hygiéniques », note Matthieu Lecoutre. « De nature chaude et sèche, le vin est un médicament qui favorise la digestion d’aliments réputés froids et humides. » Au XIIIe siècle, alors qu’apparaît le terme aperitivus, un traité médical comme le Secret des Secrets vante les bienfaits du vin, « car il nourrit le corps, rend la santé aux malades et la conserve aux bien-portants ». La distillation est décrite pour la première fois au même moment.

Pierre Ordinaire, le créateur de l’absinthe

Trois siècles plus tard, le médecin français Ambroise Paré affirme que, « pour les fièvres lentes symptomatiques qui viennent de l’obstruction du foi ou de la ratte […] la boisson ordinaire doit être préparée avec orge, chiendent, racine d’oseille et de chicorée sauvage, de dent de lion, mêlant quelque fois un peu de vin blanc qui est apéritif et diurétique. » Après Furetière, qui conseille dans son Dictionnaire de « ne boire que deux ou trois coups à son repas », en 1690, Diderot et D’Alembert profitent de leur Encyclopédie pour signaler que « les apéritifs conviennent dans tous les cas où l’obstruction est la cause ou l’effet de la maladie ».

Ces mélanges d’herbes et d’alcool sont ainsi en plein essor pour des raisons médicales. Tandis que l’Italien Antonio Benedetto Carpano donne naissance au vermouth en Italie, en 1786, le Français Pierre Ordinaire met en bouteille l’absinthe six ans plus tard. La recette est rachetée par la famille Pernod en 1797. Suit le Dubonnet en 1818, composé par un chimiste pour soigner les malades du paludisme en Afrique du Nord puis le Picon, élaboré dans le même but.

Alors que la Suze est sur le point de voir le jour, le vitrier Jacques-Louis Ménétra raconte dans Le Journal de ma vie comment il enchaîne les verres au gré de ses visites à des clients. « Vivre chez soi, mourir chez soi, boire et manger chez soi, nous trouvons cela ennuyeux et incommode. Il nous faut la publicité, le grand jour, la rue, le cabaret, le café, le restaurant », écrit Alfred Delvau dans Les Plaisirs de Paris, en 1867. À cette période, « le monde paysan, comme celui des élites, pratique cette manière de boire qui invite à l’accord social, démontré par un geste, celui du buveur qui lève son verre », observe l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe.

Santé et plaisir

Les excès de certains entraînent un grand basculement à la fin du XIXe siècle : les alcools forts, naguère loués pour leurs vertus médicales, sont considérés comme dangereux. En contre-point, le vin, la bière ou le cidre gagnent la réputation de boissons « hygiéniques ». Elles sont abondamment consommées par les ouvriers qui s’amassent dans les villes au cours de la révolution industrielle et l’apéritif devient, par extension, le moment où ils se rejoignent pour boire un verre.

Au conseil municipal de Dijon, une certaine sobriété accompagne l’arrivée d’un maire socialiste, Henri Barabant, en 1904. Le champagne est remplacé par du bourgogne aligoté. Lequel, trop amer au goût de l’édile, est mélangé avec du cassis. Un demi-siècle plus tard, son successeur à l’hôtel de ville, Félix Kir, aime tant ce cocktail qu’il lui donne son nom : le kir. Entre-temps, la France a échappé à la prohibition qui sévissait outre-Atlantique. Même si l’absinthe a été interdite en 1915, la consommation de vin a augmenté, atteignant 172 litres par habitant et par an au sortir de la Première Guerre mondiale.

Après l’autorisation des boissons anisées de plus de 40 degrés, en 1922, un Comité national de propagande en faveur du bon vin est créé en 1931. Il a portes ouvertes dans les écoles et veille à ce que « dans les cafés, la consommation de vin [soit] comprise à tous les repas ». Pendant ce temps, Paul Ricard fait une promotion échevelée de son pastis. Les apéritifs sont alors « souvent devenus incontournables avant les repas », pointe Didier Nourrisson dans Crus et cuites, histoire du buveur. On trouve des « substance amères » provenant « de substances végétales diverses », mais aussi des « essences aromatiques » dans les absinthes et les vermouths.

Chaque Français boit 15 litres d’alcool pur sur l’année en 1945 et 19 litres en 1956. Le volume de vin avalé baisse peu à peu lors des décennies suivantes, tombant à 100 litres par habitant en 1975 et à 50 en 2012, alors que les ventes de bières doublent de 1950 à 1968. Selon les publicités de l’époque, elle « renferme 11 acides aminés, des minéraux et des vitamines » et est « bonne pour la santé ». Ses méfaits étant peu à peu découverts par la science, ce genre de promotion ne dure guère. Alors les boissons apéritives sont présentées comme source de plaisir dans la société de consommation des Trente glorieuses. Elles se diversifient avec la popularisation du whisky, du rhum et de la vodka venus d’ailleurs. 

Dans une publicité de 1985, Ricard présente des personnes élégantes qui, à une grande table, refusent un verre de champagne pour lui préférer « un Ricard sinon rien ! ». Ce n’est pourtant pas tout à fait le luxe qui plaît aux Français avant de passer à table : ils apprécient le cadre peu contraignant de l’apéritif, dans lequel les convives peuvent se délasser, se déplacer et boire à loisir. « L’apéritif est un moment convivial, de détente, de partage, de tissage de liens sociaux. Il est une manière de créer de “l’être ensemble” », analyse Jean-Pierre Poulain. Anthony Bel, de La Boit’Apéro, vante aussi sa « convivialité » à plusieurs reprises.

Cela dit, ce rituel se déplace, le nombre de cafés passant de 79 000 en 1983 à 50 740 en 2000. « Désormais, les apéritifs quasi quotidiens disparaissent des lieux publics et se déroulent en effet “chez les uns les autres”, réunissant des groupes d’amis et non plus simplement les gens du coin », résume Benoit Coquard.

C’est la raison pour laquelle la livraison de colis pour l’apéro a le vent en poupe. « Dans nos boîtes, il y a forcément du vin plutôt léger et fruité, du snacking avec des gâteaux artisanaux, des tartines et une charcuterie », détaille Anthony Bel. En plusieurs siècles d’histoire, l’apéritif a peut-être perdu son apparente vertu médicale, mais il s’est diversifié. La Boit’Apéro propose « des saveurs originales » avec « plein d’échantillons comprenant des insectes ou des algues ». Et le vin reste un pilier irremplaçable.


Couverture : Camille Brodard